La Chambre bleue, Georges Simenon

L’Aire du soupçon


A l’occasion de la sortie du film de Mathieu Amalric, réédition, dans le Livre de Poche, du roman de Simenon la Chambre bleue. Paru initialement en 1963, ce « policier » était à sa manière un nouveau roman.




« Ce que nous entendons, ce sont des mots et des sons. Pour leur malheur, les gens s’imaginent que ces mots, que ces sons leur font saisir la réalité des choses — ce qui est une erreur. Mais ils ne s’en rendent pas compte car, quand on perçoit, on ne parle pas et, quand on parle, on ne perçoit pas. »


 


Tchouang-Tseu


(Trad. Jean François Billeter)




L’intelligence de Maigret confine, comme on sait, à la bêtise crasse, qui est peut-être d’ailleurs la forme supérieure de l’intelligence. Lorsqu’il a à résoudre une énigme, le commissaire s’interdit toute hypothèse, toute idée préconçue. Il ne cherche pas à comprendre. Son action consiste paradoxalement à se mettre dans la position la plus passive qui soit. Il s’installe au café du village où le crime a été commis, il se laisse envahir par l’air qui l’entoure, même si celui-ci renferme quelques miasmes, jusqu’à ce que la vérité lui apparaisse dans toute son évidence. Ce n’est pas lui qui la trouve, c’est elle qui vient à sa rencontre. Maigret n’est pas tant un flic qu’un artiste. Sa méthode n’est pas sans rappeler la devise d’un vieux peintre chinois : « Si tu veux peindre un bambou, commence par devenir toi-même ce bambou. » Évidemment, une telle démarche « mystique » est parfois incompatible avec la morale bourgeoise : il peut arriver à Maigret de laisser volontairement courir le coupable lorsque la vérité s’est imposée à lui de façon tellement lumineuse qu’elle implique une espèce de fatalité du crime.


Mais c’est tout le contraire qui se passe dans le roman la Chambre bleue, que le Livre de Poche a récemment réédité à la faveur de l’adaptation cinématographique de et avec Matthieu Amalric qui vient de sortir. C’est tout le contraire, parce que cette Chambre bleue est un Simenon sans Maigret et que, à de très rares exceptions près, tous les réprésentants de l’ordre, de la justice et du peuple sont pleins d’idées préconçues. En fait, si l’on ne sentait pas, d’un bout à l’autre, planer la mort autour de cette chambre, on ne serait pas très loin du Grand blond avec une chaussure noire. A partir du moment où l’on décrète qu’un type est un espion, toutes ses actions, même les plus banales, même les plus insignifiantes, prennent une profondeur insoupçonnée. Ici, Simenon « s’amuse » à montrer comment, dès lors qu’on voit dans un accusé un coupable, tout ce qu’il a fait, tous ses gestes, toutes les coïncidences les plus anodines peuvent être lus comme autant d’éléments confirmant sa culpabilité. Oui, c’est vrai, l’accusé le reconnaît lui-même, à un moment donné il a brûlé une lettre qu’il avait reçue. Mais, alors qu’il l’a fait « comme ça », sans raison, on s’obstine à lui démontrer qu’il l’a fait parce que ceci ou parce que cela…, le moins dangereux de tous ses interrogateurs n’étant évidemment pas l’expert psychiatre. Face à tout ce pandémonium insidieux et tranquille, l’accusé n’éprouve même pas de la rage ou du dégoût. Une certaine lassitude simplement, plus pesante encore lorsqu’on en arrive au procès : « Il lui arrivait de sourire malgré lui, comme s’il n’était pas dans le coup. Le président cherchait les formules frappantes, ironiques ou cruelles, sachant que les reporters étaient à l’affût et que les journaux les reproduiraient. »


Si l’on ajoute qu’il fait une chaleur étouffante dans la salle d’audience, et qu’il va y avoir, très vite, amalgame entre deux procès qu’il conviendrait de distinguer, la référence littéraire n’est pas difficile à identifier. Certes, l’expression « dans le coup » n’est guère camusienne, mais l’accusé de la Chambre bleue est un frère jumeau de l’Étranger. Victime des mots. Mots étiquettes employés par les autres à son sujet. Mots qu’il a pu lui-même employer par politesse, en croyant bien faire, pour gagner du temps, sans imaginer une seconde que cette altruiste indifférence pourrait se retourner contre lui.


Bien évidemment, cette Chambre n’a pas la force de l’Étranger, puisqu’elle est un peu « serrée aux entournures », enfermée dans le cadre du genre policier. Il n’en reste pas moins qu’elle fait tout pour échapper à ce cadre et que, un peu comme dans Œdipe roi, l’essence de l’enquête n’est pas dans son dénouement, mais dans l’enquête elle-même. Comme d’habitude chez Simenon, l’affaire est bouclée en moins de deux cents pages, mais sur ces deux cents pages, cent cinquante au moins sont consacrées à la question de savoir, non pas si l’accusé est coupable, mais de quoi il est coupable. De quoi, même, il est accusé. L’intrigue, au fait ? Eh bien, comme d’habitude, le mari, la femme, l’amant. Il y a donc, il y a donc eu, forcément, puisque, encore une fois, c’est un « Simenon », un assassinat, mais, alors même que le lecteur est censé se trouver face à un fait accompli, il doit attendre les dernières pages pour savoir qui est censé avoir tué qui. Une grande part de la narration est occupée par des dialogues, mais ceux-ci ne sont pas loin de chanter dans chacune de leurs répliques ce que Godard appellerait sans doute « la fin du langage ». Que de choses différentes peut, par exemple, recouvrir le mot adultère ! A quel point, donc, un tel mot est dénué de sens ! « Il y avait quelque chose d’irréel et de menaçant dans ces répliques qui évoquaient des faits précis, mais qui, en réalité, se rapportaient toutes à un drame dont il n’était jamais question. »


Il n’est pas interdit de voir dans toute cette « déconstruction » une bonne dose de perversité — ce ne serait pas la première fois chez Simenon —, mais cette perversité est peut-être aussi une leçon de modestie. Si la littérature entend éclairer le monde qui nous entoure, l’une de ses fonctions est également de nous rappeler que ce monde est parfois trop compliqué pour nous.


FAL


Georges Simenon, La Chambre bleue, Le Livre de Poche, n° 14312, mars 2014, 5,60€

 

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