"L'Anjou en toutes lettres, un abécédaire amoureux" de Raphaël Bodin et Bruno Deniel-Laurent

De la science des lieux à la science des hommes, petit précis de géographie angevine.

Si, ce qu'à Dieu ne plaise, je devenais un jour Ministre de l'instruction publique, pardon de l'enseignement, je mettrai L'Anjou en toutes lettres, un dictionnaire amoureux, de Messieurs Bruno Deniel-Laurent et Raphaël Bodin1 au programme des classes de 3e afin que les élèves, sans effort, y découvrent la sensualité de la géographie, sa puissance orgasmique. Outre l'art du géographe-voyageur, érudit, antiquaire selon l'acception du XIXe siècle, les élèves y goûteraient, malgré eux, le plaisir oublié de la rhétorique. Si dictionnaire amoureux mérita jamais son nom ce fut celui-ci. Mille manières de dire  je t'aime  en langue française, de chanter les armes et les hommes, les femmes et les mets, les vins et les fleuves, les coteaux et les pierres, la terre et les ciels, la mémoire et ses arts. Vertige du paysage, scénographe et dramaturge. L'élève y trouverait cent façons d'arracher au réel l'atroce voile du tourisme de masse et de la géographie consumériste, pseudo-humaine, statistique ou générale. En cet esquisse paysagiste, nul fatum et de hasard pas davantage : un simple jeu de piste sur les traces des pères qui, avant eux, avaient vécu, guerroyé. Loin, très loin, du je t'aime bravache, possessif, surmâle, identitaire, national, un je t'aime virgilien, qui se plaît à la litote et au lyrisme tempéré d'ironie. Du trivial au sublime, la louange va à pas ferme. Dans ce très rare ouvrage, les collégiens de France apprendraient le plaisir du texte, tellement frère de celui de la chère, gouleyant, coruscant, frère encore de ce plaisir qu'on dit charnel, imprévu qui parfois découvre l'âme du monde. À l'école du regard et de la sensation, l'élève sera convié et comme dans Bonne Biche et Beau Minou, conte de Madame de Ségur, adviendrait le prodige rêvé par tous les cancres depuis le commencement du monde :


"– Votre sommeil, ma chère Blondine, dure depuis sept ans. Mon fils Beau-Minon et moi, nous avons voulu vous épargner les ennuis des premières études ; quand vous êtes venue chez moi, vous ne saviez rien, pas même lire. Je vous ai endormie pour sept ans, et nous avons passé ces sept années, vous à apprendre en dormant, Beau-Minon et moi à vous instruire. Je vois dans vos yeux que vous doutez de votre savoir ; venez avec moi dans votre salle d’étude, et assurez-vous par vous-même de tout ce que vous savez."


Comme Blondine apprit en dormant ses lettres, sa grammaires et ses sciences, notre collégien apprendrait en rêvant le bon usage du passé.


Je ne sais pas de meilleur moyen de lutter activement contre le village-monde que ce pèlerinage aux sources. Le moyen de dire avec plus de grâce l'aventure géologique ?

"Le legs géologique sur lequel s'épanouissent les paysages de l'Anjou nous aura gratifiés de deux cadavres splendides. À l'ouest les vestiges d'une montagne moribonde : c'est l'Anjou noir. À l'est le bassin d'une mer disparu : l'Anjou blanc."


Toute contrée ici redevient ossuaire. Les os des contrebandiers et des contrebandières du sel, ceux des "brigands" derrière Larochejaquelein se mêlent aux cadavres des montagnes et des mers, inscrivent en lettres de cendres et d'or, un minuscule coin de terre, le résumé du monde


Par le particulier atteindre l'universel.


À chaque lopin de planète, ses clochards mystique, Cabernet d'Anjou ou goût du saké, il est de par le monde d’innombrables «  bistrots » où un patron omet de s'enrichir, préférant le partage de la dive bouteille et l'immodérée pratique de l'art de la conversation à l'aigre son du tiroir-caisse. À chaque pays, son unité d'élite, Cadre noir de Saumur ou escadrons de nuit de Tsahal, ses récits publics et secrets, ses souvenirs glorieux et ses hontes. À chaque religion, "ses lieux discrets où le monde résiste à la pression des modes et demeure enchanté", à chaque duché, comté, province, son château et le souvenir mordant de ses luttes, ses destructions, ses reconstructions, fiché en cœur. Bien malin qui saura le nom du propriétaire du domaine.


Enchanté. Le mot est lâché. Cet abécédaire, comme Demy le fit, caméra à l'épaule, ré-enchante l'ordinaire, le quotidien : la maison de la vieille ville, jadis avait été un bordel à l'usage des ecclésiastiques, une autre demeure bourgeoise aujourd'hui, hier vit des maris y fuir leurs bourgeoises... Du cocasse au tragique...Mention spéciale à l'article Maine-et-Loire, à celui "boule de fort" (le nom de la pétanque locale).

Mention encore à l'article "vitraux vendéens", qui dit "la géographie du souvenir, lumineuse et muette."


A sauts et à gambades, va notre esprit, du concret à l'abstrait, de la géographie à l'histoire et de la vie quotidienne au mémorial des temps. De la lecture de ce livre nous sortons plus savants : déboucher une bouteille se dit en angevin :


"déshabiller une fillette et la boire, la baiser"  ;


nous savons des Angevins aimés, Philippe Muray, baptisé en l'an de grâce 1945, en la cathédrale Saint-Maurice du vieil Angers, Patrick Dewaere, éternel gisant d' "un petit cimetière cerclé de coteaux, caressé par la lumière emmiellée du Layon".


Nous retrouvons aussi les fameux : David d'Angers ou Joachim du Bellay, et toujours en filigrane, l'incandescent souvenir du "populicide" vendéen, le grand absent de nos livres d'histoire, conté ici sans esprit de revanche, dans la seule visée hégélienne de la réconciliation, qui n'est d'autre que « la profondeur de la pensée. »

Ce beau et riche labeur, nos auteurs l'accomplissent à l'ombre des apocalypses, celle des vitraux de la cathédrale d'Angers, revisitée par l'effort tapissier de Lurçat déposé au Château. En ce livre inspiré, se rejoue l'incessant dialogue de l'église et du château et les Regrets de l'Angevin du Bellay, à l'avance, chantaient l'antienne barrésienne de Claude Gelée, dit le Lorrain, parti vers les lumières romaines retrouver celles de la Chamagne.


L'abécédaire amoureux collecte les images, les sonorités, les mots et les choses pour composer l'exact idéal-type, le plus parfait parangon d'un exercice de psychogéographie applicable à tous les lieux, tous les continents, tous les pays, toutes les provinces, toutes les ville, à chaque quartier, immeuble ou intérieur .... L'arpentage aléatoire d'une province idéelle révèle en filigrane le grand carnage, le grand massacre du paysage, de la sociabilité et de la vie.


De la bonne cité d'Angers, où je fus ce 12 juin 2013, j'emporterai une scène métaphore, la scène centrale du filigrane : sur la place du Grand théâtre, sur le coup de huit heures du soir, avant que nuit ne tombe tout à fait, les « veilleurs » firent leur entrée, bien vite encadrés, cernés, par nos bonnes Compagnies Républicaines de Sécurité, à l'instant où surgirent, braillant, hurlant, sifflets en bouches et tambourins à la main leurs ennemis gauchistes ! Sur ce parvis dénaturé par ces stupides dalles que l'on voit en toutes régions, hideuses, remplacer les pierres locales, écoutant l'infâme bruit des fontaines à jets multiples livrées en série par je ne sais quel consortium à but très lucratif dont le cahier des charges stipule, je le sais, l'enlaidissement systématique des cités, la dénaturation du cadre de vie, se jouait une des nombreuses saynètes du grand théâtre parodique et absurde où toute mémoire, toute inscription s'abolit dans la déraison du jeu spectaculaire.


Cet ouvrage donc à lire et à relire sans modération, à emporter, précieux vade me cum, en tout endroit du globe où il vous plaira d'aller, du ponant jusques à l'orient.


Sarah Vajda


Raphaël Bodin et Bruno Deniel-Laurent, L'Anjou en toutes lettres, un abécédaire amoureux, Siloë, décembre 2011, 208 pages, 25 €


1Paru en 2011 aux éditions Siloë.   

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