Mirabeau Bridge, querelle orthographique à propos de Guillaume Apollinaire

The Birds is coming !


La Seine sous le pont Mirabeau, c’est cool. Remarque sur une critique peu judicieuse d’un accord verbal dans deux vers célèbres d’Apollinaire.


Guillaume Apollinaire n’a pas de chance avec les fins lettrés. Il y a une ou deux décennies, un manuel scolaire — dont on peut espérer qu’il a été retiré depuis de la circulation, mais rien n’est moins sûr — invitait les élèves à s’interroger sur l’effet produit par le complément d’objet direct « la Seine » dans le vers Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Évidemment, une telle suggestion impliquait une remise en question globale de la phrase, car si « la Seine » était COD, il fallait trouver au verbe un autre sujet, et ce ne pouvait être que Mirabeau. Donc, sous le pont (lequel ?), le citoyen Mirabeau coulait la Seine comme on coule une bielle ou comme on coule le Bismarck. Sans doute est-il très difficile de couler un élément déjà liquide, mais sans doute aussi convenait-il de voir dans ce paradoxe l’illustration du génie poétique d’Apollinaire.


Le même Pont Mirabeau est aujourd’hui de nouveau under attack. Dans un ouvrage intitulé les Plus jolies fautes de français de nos grands écrivains [1], deux professeurs de Lettres se sont amusés à relever les bourdes de Balzac, Hugo & Co., non pas pour rabaisser le mérite de ces messieurs, assurent-ils, mais pour prouver que même les génies restent humains. Certes, il n’est pas mauvais de déboulonner de temps en temps les idoles ; encore faut-il avoir dans sa boîte à outils les bonnes clés pour dévisser les boulons.


Apollinaire, nous explique-t-on, a commis une énorme faute d’accord en écrivant « coule » et non « coulent » puisque le sujet de ce verbe n’est pas seulement « la Seine », mais également, dans le second vers, « nos amours » : Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours. Remarque digne d’un élève de cinquième voulant faire son intéressant, mais pour le moins surprenante de la part d’enseignants.


Reprenons :


Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine


A-t-il échappé à nos censeurs (lesquels entendent prouver leur magnanimité nonpareille en reconnaissant que la faute est « belle » !) que, la caractéristique d’Apollinaire étant de ne pas ponctuer, il n’est pas interdit de ponctuer « mentalement » de la façon suivante :


« Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

Et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne ? »


De fait, ce découpage et cette présentation en deux vers (et non trois) étaient ceux d’une première version du poème [2].


Soit. Mais quid de la version officielle et définitive ? Eh bien, même si nous admettons que « nos amours » est sur le même plan que « la Seine » et que le verbe « coule » a deux sujets, nous avons ici une figure qui s’apparente à l’hyperbate, autrement dit — et en particulier avec ce passage à la ligne qui contribue à isoler « Et nos amours » — à une construction dans laquelle on ajoute in extremis un élément qu’on avait oublié, ou qu’on avait feint d’oublier. Ainsi Corneille n’écrit-il pas dans Horace : « Albe et Rome le veulent », mais « Albe le veut, et Rome ; il leur faut obéir. » Figure pratiquement pascalienne : il faut parier ; vous êtes embarqué. Nul ne contestera que la Seine coule sous le pont Mirabeau. Malheureusement, admettre que la Seine coule, c’est, même si l’on refuse l’évidence, admettre que nos amours aussi coulent.


Pour être parfaitement honnête, il convient de préciser que certains linguistes refusent de considérer l’hyperbate comme une figure de style, puisque cette tournure serait souvent le signe d’une mauvaise organisation de la pensée, une espèce de note de bas de page introduite dans le corps du texte, une acrobatie — pour employer un mot de la même famille — de mauvais aloi. Mais nous préférons nous rallier au panache blanc de ce linguiste qui lui accorde pleinement le droit de cité dès lors qu’elle est employée pour exprimer une ambiguïté. Et c’est bien ce qui se passe ici, comme le prouve l’absurdité soulignée par le vers 3, dérisoire désir de contrôler le processus réflexe de la mémoire. Dans les remous du fleuve, qui peut distinguer ceux de l’eau proprement dite et ceux des souvenirs ?


Bien sûr, il peut être agaçant pour un élève de bonne volonté de devoir saluer comme figures de style chez Chateaubriand les anacoluthes qui seront sanctionnées dans sa copie comme fautes de français (c’est pas juste, m’sieur !), mais le devoir de l’élève est précisément de comprendre que certaines licences sont admises et bienvenues lorsqu’elles apportent quelque chose. Va-t-on protester quand une ambulance ou un camion de pompiers brûle un feu rouge ?


Sur amazon.fr, un client boude : « Bonjour — J'ai acheté cet article deux fois et les pages sont mal collées sur les deux exemplaires... elles tombent quand on ouvre le livre. » Si, parmi les pages qui tombent, il y a celle qui prétend faire son affaire au Pont Mirabeau, il devrait tout au contraire se réjouir.


FAL


[1] Nous n’avons ni acheté, ni lu cet ouvrage, car nous sommes a priori assez peu enthousiasmés par les chercheurs de poux, mais un site en propose un compte rendu (d’ailleurs signalé il y a quelque temps dans ce Salon) si élogieux et si détaillé qu’il ne saurait être inexact (même s’il ajoute une très fâcheuse virgule aux vers d’Apollinaire dont il est ici question).


[2] Et c'est cette construction que semble indiquer la lecture du poème faite par Apollinaire lui-même et qu'on peut entendre ici 

http://french.chass.utoronto.ca/fcs195/music/Apollinaire_recite_le_pont_Mirabeau.mp3

   

1 commentaire

Boquel et Kern, touchés, coulés !

Bravo, monsieur FAL, pour cet article qui coule de source.