Stakhanoviste du style, vivant l’écriture comme un culte, Flaubert a cassé avec Madame Bovary la structure du roman traditionnel. Biographie de Gustave Flaubert.

L’Éducation sentimentale de Flaubert : Résumé


Résumé : L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert (1869)

 

Madame Bovary, en concevant L’Éducation sentimentale, semble s’être proposé trois desseins, ce qui, pour le dire tout de suite, était peut-être trop donner un pendant à Madame Bovary en peignant une honnête femme du monde bourgeois, amoureuse et très amoureuse, mais honnête femme et très honnête femme ; donner une réplique à Madame Bovary en peignant un homme qui est, en homme, à peu près, ce que Mme Bovary est en femme ; peindre Paris et un peu la société française de 1840 à 1852.

 

On peut dire qu’il a très bien réussi au premier objet, assez bien au second et au troisième, et que le résultat d’ensemble est indécis et l’effet d’ensemble peu heureux.

 

Son honnête femme, c’est Mme Arnoux. C’est à cause d’elle, ce me semble, qu’il a cru avoir dans L’Éducation sentimentale écrit un livre moitié idéaliste moitié réaliste. C’est une erreur. Pour être honnête, Mme Arnoux n’en reste pas moins dans l’art purement réaliste ; car elle est admirablement réelle. Seulement il est probable que Flaubert, soit que ce fût son idée, soit sous l’influence de la langue du temps, n’appelait réalisme que ce qui est peinture de mauvaises mœurs ; et c’est là qu’est précisément l’erreur. Le réalisme est la peinture des mœurs moyennes, de l’humanité. Mme Arnoux est tout à fait dans cette moyenne, et une des beautés de l’ouvrage, c’est la maîtrise et l’art consommé avec lesquels Flaubert l’y a constamment et fermement maintenue.

 

Mme Arnoux est une jeune fille, saine et bien née, de la bourgeoisie provinciale. Elle est d’excellente santé physique, ce qui n’est pas un détail, mais un point essentiel ; elle a été élevée en famille, simplement, doucement, correctement, jusqu’à son mariage. Elle n’a aucune imagination. Elle ne lit jamais. Après ces deux indications, il est inutile d’ajouter que le rêve lui est inconnu et qu’elle n’a jamais vécu au-delà de l’horizon. La sensibilité, qui ne dépend point du tout de l’imagination et à laquelle l’imagination ne fait que donner une forme particulière, est chez elle très vive. Elle est née pour aimer un bon mari et même un mari médiocre et ses enfants et petits-enfants. Elle épouse ce que les bourgeois de France appellent « un bon garçon », léger, vulgaire, hâbleur, sans aucune espèce de sens moral, manieur d’affaires et coureur de filles, serviable, à la fois voleur et généreux, familier, tutoyeur, distributeur de cigares, de facéties, de protestations et de lapes amicales sur le ventre. Elle l’aime ; elle l’aimera toujours ; tout en souffrant horriblement par lui, elle l’aimera toujours assez, non seulement pour le supporter, mais pour le plaindre, ce qui est une sottise touchante.

 

L’amant possible se présente. Il n’est pas repoussé, Mme Arnoux est si vertueuse, non pas tant par sentiment du devoir que par le fond même de sa nature, qu’elle n’est pas de celles qui ont besoin de repousser. Elle aime tout simplement celui qui lui plaît, avec la certitude presque tranquille qu’elle ne lui cédera jamais. Elle l’aime douloureusement et avec délices. Il est celui sur qui elle repose ses yeux fatigués de pleurer et de voir. Il est le frère qu’elle n’a pas et qui lui manque dans sa triste vie. Elle lui dirait, si elle avait lu quelque chose : « À toi seul tu es mon frère, mon père, ma mère, toutes tes affections pures qui sont nécessaires à un être aimant. »

 

Trait admirable de vérité, fort simple, du reste, mais qu’encore il fallait trouver : elle est si pure qu’elle le rend pur lui-même du moins auprès d’elle. Ceci est marqué très précisément tout le long du volume ; mais plus délicieusement dans cette page qui à elle seule devrait suffire pour rendre un auteur immortel : « Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait “Frédéric”. Il l’appelait Marie”, adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens et des jonchées de rosés. Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, vêtement large convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs elle touchait au mois d’août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence colore le regard d’une flamme plus profonde. Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faiblir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui paraissait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau… Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise. Le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un tel enivrement qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitises furieuses le dévoraient. Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient. Plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides ; ils souffraient du vent d’est ; ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; et quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même : “Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! ne venez donc plus.” Alors il répétait les mêmes serments qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir. »

 

Frédéric la trompe, a des maîtresses. Elle pardonne toujours, souffre, plutôt, en continuant d’aimer, avec cette désignation non sans charme des êtres qui se savent aimés et surtout qui aiment; car « le plaisir de l’amour est d’aimer ». Ils s’aiment vingt-cinq ans ainsi, avec une progression continue dans l’affection, dans l’intimité, dans l’union des âmes et dans la certitude qu’ils ne seront jamais l’un à l’autre. Chacun pourrait dire à très peu près les vers ravissants de Maynard.

 

« Ce m’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête,

Six lustres ont fasse depuis que tu m’as pris,

Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête

Sous des cheveux châtain et sous des cheveux gris. »

 

Les années passent, en effet ; la vieillesse arrive. Seulement quand elle est arrivée, et comme défendue par elle, Mme Arnoux vient, sans être appelée, voir Frédéric, pour lien lui montrer que, de loin, de près, toujours, jusqu’au tombeau, qui n’est pas loin, Frédéric est toute son âme. Elle habite maintenant loin, très loin, en Bretagne, près de son mari devenu un vieillard malade. Son bonheur c’est de s’asseoir sur un banc qu’elle a appelé « banc de Frédéric ». Car maintenant elle rêve. Elle est de celles qui n’ont jamais rêvé dans l’avenir et qui, sur le déclin, rêvent dans le passé. Ainsi font les cœurs profonds et purs. Elle regarde les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Elle l’assemble les souvenirs de leur amour lointain. Quand s’est-elle aperçue qu’il l’aimait ? « C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit “Mais il m’aime !” et j’avais peur de m’en assurer. » Comme il est homme, il croit, un instant, sans montrer qu’il le croit, qu’elle est venue pour s’offrir. Marie, sans songer à le détromper, le détrompe par le geste d’abdication féminine le plus douloureux et le plus sublime que puisse inventer une femme. Elle se décoiffe ; ses cheveux blancs glissent sur ses épaules, elle en coupe une longue mèche. « Gardez-les ! Adieu. » « Et ce fut tout. »

 

Dernière page admirable d’un portrait merveilleux, et, comme je l’ai dit tout d’abord, d’une réalité absolue. Pas un trait qui donne à Mme Arnoux le moindre faux air romanesque, romantique, « lyrique », comme dit Flaubert. Mme Arnoux n’est pas éloquente, elle n’est pas spirituelle, elle n’a pas d’attitude, elle ne parle jamais du devoir, elle parle à peine de son amour. Elle est bonne petite bourgeoise de la tête aux pieds. Elle est la simplicité même. Nous l’avons tous rencontrée, tous vue passer près de nous, et probablement jugée insignifiante. Seulement elle est de nature droite, d’imagination calme, respectueuse de soi sans admiration pour elle-même ; profondément aimante, et tout cela fait, en toute simplicité, un personnage charmant et presque héroïque. Pour mesurer la différence et des conceptions et des procédés, songez à la femme honnête du Lis dans la vallée, de Balzac, Mme de Mortsauf, et voyez comme le romantisme et le mauvais goût de Balzac ont gâté un beau portrait. Jamais Flaubert n’a eu le sens du vrai plus vif et le goût plus sûr que dans le portrait de Mme Arnoux.

 

Frédéric Moreau est le type du petit bourgeois assez bien doué, assez intelligent, de quelque distinction naturelle, de bonne éducation, et absolument dénué de toute force de caractère. Il est « l’homme de toutes les faiblesses », comme dit Flaubert, un peu trop tard peut-être, au cours du roman. Il est l’homme qui « se promet tous les soirs d’être hardi » et qui se promet tous les matins d’être quelque chose. Il est doué d’une merveilleuse inaptitude à l’action. Être mou et veule, il aurait quelque trait de ressemblance avec Bovary. Seulement, ayant un peu d’intelligence et l’imagination, c’est un inactif agité, et il est inactif dans l’agitation, comme Bovary est inactif dans les torpeurs de l’habitude. Du reste être passif, lui aussi, et qui dépend de ses amis, de ses maîtresses, de ses relations, des circonstances, et de tout, excepté de lui-même. C’est merveille comme il fait le propos d’être philosophe sous l’influence d’un ami, journaliste à l’instigation d’un autre, homme politique sous l’impulsion des événements de 48 ; comme il prête à l’un, promet à l’autre, donne à celui-ci la somme qu’il a mise en réserve pour celui-là, et s’aperçoit seulement à cinquante ans qu’il a vécu en zigzag et qu’il était né avec la vocation impérieuse de ne rien faire.



De tels hommes sont amoureux toute leur vie, sans violence, du reste ; mais avec une manière d’obstination naturelle. Le propre de la paresse étant de faire de vous un être qui ne vit que de sensations, un paresseux ne peut guère être qu’un dilettante ou un amoureux. Les plus distingués de cette famille humaine sont dilettantes, les autres sont amoureux perpétuels. Frédéric est un peu dilettante et amoureux indéfiniment. Cela est tout simplement la recherche des sensations faciles mêlée d’un peu de désir d’être dominé. C’est par ce trait de ce caractère que Frédéric se rapproche de Mme Bovary. Même paresse foncière et rêvasserie constitutionnelle. Même désordre dans la vie domestique et prodigalité facile. Même romantisme (plus superficiel chez Frédéric) et vision de voyages lointains, d’Orient pittoresque, etc. Même ardeur sensuelle et impossibilité de songer longtemps à autre chose qu’à l’amour. « Il conservait ses projets littéraires par une sorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut, écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drame la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et de Hussonnet. Au milieu de son travail le visage de l’une ou l’autre [de ses maîtresses] passait devant lui ; il luttait contre l’envie de l’avoir et ne tardait pas à y céder. » Tout le personnage est très bien résumé dans ces quelques lignes.

 

Un trait essentiel qui est admirablement observé, et, du reste, rendu avec une virtuosité étonnante. La seule force de Frédéric est dans son imagination, comme c’est le cas de tous les êtres faible. Aussi la « cristallisation », pour employer le mot de Stendhal, c’est-à-dire le travail de l’imagination sur l’amour et l’amour décuplé par cette collaboration de l’imagination créatrice, est, chez Frédéric, d’une puissance extraordinaire. Dans l’être impuissant pour l’action, l’imagination prend comme la place et comme l’office des autres facultés, pétrit la matière, parcourt le monde, bâtit des palais, plante des parcs, ouvre des avenues, crée l’univers souhaité et demandé à grands cris par le désir. Si elle s’applique à l’amour, étant mise en mouvement, et fouettée et éperonnée par lui, autour de l’objet aimé, elle brode, tisse, drape, déploie et fait ondoyer les tentures, bâtit, édifie, peint, sculpte, dresse un musée et un temple. Elle puise à pleines mains dans la nature et rapporte à l’objet aimé tout ce que la nature lui donne. C’est la parure splendide que l’imagination jette sur l’objet aimé et autour de lui. C’est la « cristallisation ». Et voyez comme Frédéric « cristallise » : « La contemplation de cette femme l’énervait comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister. Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leurs fenêtres, toutes les femmes lui rappelaient celle-là par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait au long des boutiques les cachemires, les dentelles ou les pendeloques de pierreries en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des marchands, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures stationnaient sur les places pour y mener plus vite. Paris se rapportait à sa personne et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait comme un immense concert autour d’elle. » C’est le développement, sans que Flaubert s’en soit douté, du vers célèbre de l’abbé Cotin :

« Tout m’en fait souvenir et rien ne lui ressemble. »

 

Et c’est la cristallisation de Stendhal dans toute sa précision. Mais remarquez que c’est la cristallisation d’un homme qui a de l’imagination et qui n’est pas poète. Le poète crée lui-même les cristaux éblouissants qui viennent se poser comme d’eux-mêmes sur la brindille frêle qui est son amour. Chaque mica que Frédéric, à chaque instant, ajoute au sien, c’est à la réalité qu’il l’emprunte, ayant assez d’imagination pour ramener le monde entier à sa maîtresse, non pas assez pour créer autour d’elle un univers. C’est la cristallisation d’un demi-imaginatif.

 

Frédéric est aimé, du reste, comme le sont toujours ces gens-là. Les femmes sont attirées par les hommes forts ; mais c’est aux hommes faibles qu’elles cèdent. Elles, n’en ont pas peur. Elles les aiment comme les étoffes moelleuses et souples et les fourrures douces. Frédéric est aimé d’une bourgeoise, d’une femme de la haute finance, d’une femme galante et d’une fillette fantasque et précoce. Il les aime toutes, là première avec respect, la seconde par vanité, la troisième par avidité sensuelle et la quatrième par curiosité, toutes avec une timidité qui est ce qui les ravit et les attache. Il est extraordinairement empêtré des unes et des autres, sans pouvoir prendre un parti, l’indécision étant le fond même de sa nature. Toutes finissent par lui échapper, les unes après lui avoir appartenu, les autres après avoir été désirées et désireuses, et il se trouve, au déclin de l’âge, seul à seul avec lui-même, devant une vie aussi manquée que possible et qui n’a jamais été heureuse. C’est « l’éducation sentimentale » de Frédéric, c’est-à-dire, car le titre n’est pas autre chose qu’une expression impropre, la série d’expériences sentimentales qui apprend à Frédéric que la vie est une grande trompeuse et surtout qu’il est un imbécile.

 

Au fond et tout compte fait, Frédéric est le fils de Bovary et de Mme Bovary. De l’un, il a la mollesse, la passivité, la timidité, l’indécision ; de l’autre, il tient un peu d’intelligence, un peu d’imagination, des goûts romanesques, un sens moral très faible. L’imprévoyance, le désordre et une sensualité exigeante. Ce jeune bourgeois résume sa race. Sa fin parait moins triste que celle de ses parents spirituels. Elle ne l’est pas moins en réalité. Elle est le néant, beaucoup plus que celle de Bovary et d’Emma. Bovary meurt d’un chagrin complexe où entre, pour très grande part, un désespoir d’amour, ce qui est noble encore. Emma meurt pour ne pas aller jusqu’au fond de la dégradation où elle est tombée, ce qui a encore quelque noblesse. Emma et Bovary ont encore quelque ressort. Qu’un ressort se brise, c’est preuve qu’il y en avait un. Frédéric ne se brise pas ; il glisse et coule dans le néant. Sa vieillesse sera littéralement végétative. Il finira en tout petit bourgeois de province, comptant comme événements de sa vie ses petites rentes touchées tel jour, ses cheveux coupés tel autre jour et l’achat d’un vêtement neuf. Le souvenir même de Mme Arnoux disparaitra de son esprit, ou n’y sera qu’importun. C’est le sens de sa dernière conversation avec Deslauriers, où, ne comptant comme bon souvenir que le premier éveil de ses sens, très antérieur a sa première rencontre avec Mme Arnoux, il indique que la pensée de sa vie tout entière lui est plutôt pénible. Les hommes comme Frédéric ont en eux comme le moyen de trouver le néant avant la tombe.

 

Ce portrait est bien dessiné, non point largement, par petits traits successifs trop menus et secs, mais il est net, solide, consistant au moins, et même, quelquefois, n’est pas sans vigueur. Inutile de dire qu’il est véritable, et qu’il ne l’est que trop.

 

Les personnages secondaires, sauf Arnoux, dont j’ai parlé plus haut, qui est excellent, sont tous très pâles, presque indistincts et sans intérêt. Le livre fermé, on ne les démêle plus bien nettement les uns des autres ; on est très exposé à confondre Sénécal avec Régimbard et à attribuer à Hussonnet un propos de Deslauriers. Ils forment dans notre mémoire comme une masse confuse. M. Dambreuse, Mme Dambreuse sont mollement et maigrement dessinés. Celle-ci surtout, et son caractère et son tour d’esprit, et pourquoi précisément elle aime Frédéric, et tout en elle enfin est énigmatique, sans du reste piquer la curiosité comme une énigme. La petite, Roque est pendant quelque temps une figure assez vivante et assez originale ; mais elle s’efface assez vite et rentre dans la pénombre. Et l’on ne voit pas assez, ce qu’on sait de son caractère n’explique pas assez, vraiment, pourquoi elle a épousé Deslauriers et pourquoi ensuite elle s’est enfuie avec un chanteur. Tout cela est trouble, a dû l’être même dans la pensée de Flaubert.

 

Après Arnoux le meilleur des personnages secondaires est encore Deslauriers. Il est sur le point d’être un personnage vivant, complet, qui déplace une certaine quantité d’atmosphère et qui a ses trois dimensions. Dans le dessein de Flaubert il est l’antithèse de Frédéric. Il est une volonté ardente, avec les défauts de cette qualité, obstination, entêtement et coups d’audace mal mesurés, du reste peu intelligent. C’est un peu le Julien Sorel de 1840. Ambitieux, envieux sans scrupule, croyant à Rastignac, républicain et socialiste, partie à cause de ses lectures et réflexions, partie, et beaucoup plus, par ambition, capable de beaucoup de choses et à peu près de tout pour arriver à quelque chose. Il a reçu les leçons de la misère, dans son enfance, comme Frédéric a reçu celles de l’aisance et de la faiblesse maternelle. Il est celui qui dit sans cesse à Frédéric « Ah ! si j’avais ta fortune ! Avec ce levier-là… ! » À quoi Frédéric pourrait répondre : « Si tu avais ma fortune, tu n’aurais pas ton caractère. » Il y avait un personnage de premier ordre à faire avec Deslauriers. Il semble que Flaubert ait comme hésité sur lui. Il ne lui donne pas toute son ampleur, et ne lui donne même pas toute la suite rigoureuse qu’il devrait avoir. Il met ou laisse dans le personnage des contradictions dont on ne voit pas la raison suffisante. Là aussi il y a, sinon du trouble, du moins de l’indistinct et du flottant. En somme le relief étonnant avec lequel les personnages même secondaires, même de troisième ordre, se présentaient à nous dans Madame Bovary, Flaubert en a comme perdu le secret dans L’Éducation sentimentale.

 

Enfin un des desseins de l’auteur était de nous présenter un « tableau de Paris » et un peu un tableau de la société française de 1840 à 1858. Il n’y a pas très bien réussi. La plupart des contemporains que vous interrogerez sur ce point vous répondront, je dois le confesser : « C’est très exact » ; et moi-même j’ai pu reconnaître dans les survivants de cette époque quelques-unes des manies intellectuelles qui sont signalées dans L’Éducation sentimentale. Il est vrai ; mais ici Flaubert a été un peu desservi par son tour d’esprit, qui l’obligeait à ne voir presque jamais dans les choses que le côté non seulement ridicule, mais grotesque. Son 1848 est certainement exact, mais par trop incomplet. Il est exclusivement le résumé assez vif de toutes les sottises qui ont été dites et pensées à cette époque. Cela est souvent piquant, ou plutôt d’une forte verve satirique assez entraînante ; mais le champ est prodigieusement rétréci, et il semble qu’il le soit volontairement. Cela gêne pour admirer et même pour sourire. On a la sensation de lire un pamphlet, alors qu’on voudrait lire de l’histoire, et qu’il était naturel de nous donner, quoique dans le ton du roman, quelques pages d’histoire. Ici encore, comme il est arrivé si souvent à Flaubert, il s’est trompé sur le « réalisme ». Il l’a pris pour le satirique, parce que personnellement il avait le tour d’esprit satirique. Il y a le lyrisme, il y a le satirique ; et le réalisme n’est pas ce dernier, il est précisément entre les deux. Un véritable tableau des opinions de la bourgeoisie moyenne en 1840-1848, véritable, et où par conséquent il y aurait eu du généreux, un peu naïf, du lyrisme, un peu creux, de l’ignorance candide et sincère, du ridicule, un peu de grotesque enfin et un peu d’odieux, c’était ce qu’un beau roman de mœurs comme L’Éducation sentimentale devait présenter à tels et tels moments bien choisis ; et de ce tableau Flaubert n’a su donner, peut-être voir, qu’une faible partie. Et ces réserves faites, que je crois nécessaires, il me sera permis de donner mon impression personnelle, non de critique, mais de lecteur, et de confesser que toute la partie historique de L’Éducation m’amuse infiniment, et qu’à parler franc c’est de tout le livre ce que je préfère. Mais ma remarque de critique doit subsister.

 

Avec tant de mérites, mêlés de défauts qui jusqu’ici paraissent légers, L’Éducation sentimentale est un livre asses ennuyeux, et jamais il n’a conquis le public. Flaubert en a dit lui-même : « Je me suis trompé. » Il faut en chercher les causes. Scherer a dit : « C’est que c’est mal composé. » Au fond, je lui donne bien un peu raison. Je reconnais que les incidents ne te commandent pas les uns les autres, ne se nécessitent pas les uns les autres, que beaucoup paraissent plaqués, introduits ici sans qu’il y ait de raison pour qu’ils soient ici plutôt que là, et qu’on a la sensation d’un volume fait un peu de morceaux reliés après coup avec adresse, mais avec une adresse qui se voit. Sans doute, et la preuve en est, ou plutôt le signe, que l’intérêt ne croit pas. Marque sûre. L’intérêt se soutient, mais il ne croit pas. Dans tout livre, non seulement habilement fait, mais organisé, dans tout livre qui est un organisme, dans tout livre où le dénouement est si bien la conséquence de tous les incidents qu’il en est la cause finale et que par conséquent le livre est comme engendré par sa conclusion, dans tout livre ainsi fait, non seulement l’intérêt se soutient, mais il croit sans cesse ; et ce n’est pas le cas de L’Éducation sentimentale. Je reconnais tout cela ; et cependant je ne crois pas qu’on puisse dire que L’Éducation, à proprement parler, manque de composition.

 

La composition générale, au moins, en est bonne. L’auteur suit pas à pas la marche de son principal personnage vers l’anéantissement, et il ne quitte pas ou il ne quitte guère ce dessein, et c’est cela qui est la composition générale de l’ouvrage. C’est l’histoire d’une illusion et d’une déception, ou plutôt l’histoire de toutes les illusions aboutissant à une déception générale. Montrer les illusions de jeunesse tomber une à une, se réduire à une seule, qui est celle de l’amour ; cette dernière, plus persistante, tomber à son tour, et le personnage, parce qu’il n’était qu’illusions, se trouver réduit à un pur rien, voilà le plan, et, remettez-vous dans l’esprit le livre dans toute sa suite, vous verrez que le plan est fort bien suivi. Non, la composition de L’Éducation sentimentale est un peu lâche, mais elle existe, et sans être assez diligente, elle ne laisse pas d’être habile.

 

La véritable raison de l’ennui incontestable que nous communique ce roman, c’est que le personnage principal est ennuyeux par lui-même, c’est que l’auteur a fait du plus ennuyeux de ses personnages le personnage principal. C’est Frédéric qui est le personnage central, celui qu’on ne quitte pas. Or il n’est pas seulement antipathique, ce ne serait rien, il nous ennuie, il nous endort. Il est insignifiant, par définition même, par complexion. Dès qu’on le connaît, on sait « de certaine science » qu’il ne fera jamais rien qui ait le moindre intérêt, que cela lui est impossible, qu’il y a fatalité à ce qu’il soit nul, ou très peu près, dans toutes les circonstances de sa vie. Or c’est à lui que nous nous sentons comme attachés, c’est lui que nous ne devons pas quitter pendant six cents pages. Il n’y a rien à faire et il n’y a talent qui tienne contre cette impression-là. Un immense ennui nous saisit, fait de lui-même d’abord, et de l’appréhension de tout l’ennui qui nous attend avec un pareil compagnon de voyage.

 

Ne disons pas : « Il aurait fallu… » ; ne songeons pas à Mme Arnoux comme personnage principal, ou à Deslauriers, ou à Arnoux. Le roman conçu comme il l’était, il fallait bien que Frédéric en fût le centre. Le roman est bien en son fond, en son âme, une étude d’une maladie de la volonté dans les classes bourgeoises de France, et par ainsi il fallait bien que Frédéric en fût le centre. Mais cela aussi constituait un vice intime du livre qui le condamnait à être ennuyeux. Il le sera toujours.

L’esprit général, l’intention en sont moins nets que dans Madame Bovary. Ceux qui tiennent essentiellement à ce qu’il n’y ait aucune idée même à l’état de suggestion, dans un roman, mais seulement une peinture doivent être absolument satisfaits de L’Éducation. Ceux qui, tout en ayant horreur de la thèse et de l’intervention évidente de l’auteur dans son œuvre à dessein d’y plaider, ne sont nullement fâchés qu’un roman inspire et suggère une idée générale, sont moins satisfaits de L’Éducation que de Bovary. Prise à ce point de vue, L’Éducation n’est tout au plus qu’un réquisitoire. La pensée générale qui s’en démêle est quelque chose comme ceci : « Les bourgeois, quand ils ne sont pas des gredins, sont des imbéciles, et ceux qui sont imbéciles manquent du reste de tout sens moral. Il en est de même des bourgeoises, sauf quelques exceptions, dont j’ai recueilli une, très agréable. » Voilà le réquisitoire. À la vérité, tous les ouvrages réalistes de Flaubert ont ce caractère ; mais quelquefois, comme dans Bovary, il va plus loin que le réquisitoire et tout en le faisant, très âpre, il inspire aussi une idée, qui peut être directrice, qui peut être salutaire, et, au moins, qui est une idée. On peut considérer L’Éducation comme relativement plus morale que Bovary, mais encore Bovary me semble plus intellectuel.

 

Une dernière remarque que je m’en voudrais de ne pas faire. Le propre des bons livres c’est que plus on les relit plus on les trouve excellents. Je n’ai pas besoin de dire que c’est le cas de Madame Bovary. Mais j’avertis que c’est, quoique à un moindre degré, le cas aussi de L’Éducation, preuve qu’en définitive celui-ci aussi n’est pas mauvais. Je ne relis pas L’Éducation sans la juger un peu meilleure. J’en viens à trouver presque qu’elle ne m’ennuie plus. Cela tient à ce que les êtres créés par Flaubert, même quand ils ne sont pas assez vivants, sont toujours pleins, ont en eux beaucoup de choses, plus ou moins bien liées, plus ou moins animées, mais beaucoup de choses. Ils supportent le contrôle, ils supportent la méditation, ils supportent qu’on mette en eux ce qui n’est peut-être pas ; mais ceci même n’est possible qu’avec des créations déjà assez solides, et en choses littéraires on ne peut rien mettre qu’en ce qui déjà contient beaucoup. Je tenais à cette observation parce qu’elle peut faire qu’on relise L’Éducation sentimentale, qui a ce défaut qu’elle n’invite pas à la relire. Elle est comme ces personnes qui gagnent à être connues, mais qui ont ce malheur qu’elles n’inspirent pas assez le désir de les connaître. Je ne parle point pour les fanatiques de L’Éducation, car elle en a ; je parle pour les autres, qui sont nombreux. Je voudrais qu’ils se disent le mot de Sévère : « Et peut-être qu’un jour je la connaîtrai mieux », et je préviens que c’est le commencement de la goûter davantage. Somme toute, si Flaubert n’avait pis écrit Madame Bovary, il aurait cependant son chef-d’œuvre. Il faut bien qu’un auteur en ait un. Et je ne crois pas que ce fût Salammbô, et je crois que ce serait L’Éducation.

 

 

[Source : Émile Faguet, Flaubert, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1899]

 

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