Stakhanoviste du style, vivant l’écriture comme un culte, Flaubert a cassé avec Madame Bovary la structure du roman traditionnel. Biographie de Gustave Flaubert.

Le Flaubert de Michel Winock : Monsieur Salammbovary

Après avoir écrit une biographie de Mitterrand, Michel Winock, amateur de « terres de contraste », s’est attaqué à Gustave Flaubert.


Quoi de neuf ? Flaubert.


Entre l’adaptation cinématographique franco-américaine de Madame Bovary qui sort ces jours-ci, l’adaptation théâtrale des Mémoires d’un fou interprétée par William Mesguich, et, il y a un an, la « variation » cinématographique franco-britannique Gemma Bovery (avec Fabrice Luchini et Gemma Arterton), sans parler de certaines adaptations produites par des télévisions étrangères et inconnues en France, le fantôme de l’ermite de Croisset peut sourire derrière ses moustaches et se consoler de l’échec qu’avait été l’Éducation sentimentale au moment de sa publication. Et il n’est peut-être pas mauvais pour nous de nous pencher, ou de nous repencher sur le détail de sa vie en nous plongeant dans les sept-cent cinquante pages du Flaubert de Michel Winock récemment réédité en Folio.


Cette biographie est évidemment loin d’être la première et le sujet ne nous est pas totalement inconnu. En outre, au balcon, les proustiens hurlent pour nous rappeler que l’homme et l’œuvre, cela fait deux. Flaubert a même été pour l’Oncle Marcel l’un de ses arguments majeurs pour dissocier biographie et vraie littérature : la lecture de la correspondance de Flaubert était, avait-il expliqué, très décevante pour qui connaissait celui-ci d’abord par ses fictions. Vieille rengaine, à vrai dire. Pétrarque fut très marri lorsqu’on publia la correspondance de Cicéron : elle montrait que la pratique de l’orateur romain n’avait pas été à la hauteur des nobles principes qu’il avait exposés dans ses traités philosophiques. Et Albert Thibaudet ne manqua pas de faire remarquer qu’on avait du mal à reconnaître dans certaines lettres de Proust énumérant en détail ses frais de blanchisserie l’auteur de la Recherche… Proust, bien sûr, pourrait ajouter qu’il était donc lui-même précisément l’illustration de ses théories. Mais on pourrait lui opposer le fameux « Madame Bovary, c’est moi » de Flaubert, qui ne veut pas seulement dire que Flaubert a sué sang et eau pour écrire son roman, mais qu’il est le premier bovaryste après (ou même avant ?) Emma.


C’est en tout cas ce que certains extraits de sa correspondance choisis par Winock nous conduisent à penser. Si divers comptes rendus envoyés à ses amis de son tourisme sexuel en Orient — l’expression n’existait sans doute pas encore, mais la réalité de la chose était déjà là — nous font littéralement froid dans le dos, par le mépris des femmes et du genre humain tout entier qui s’y exprime (Flaubert n’éprouve, entre autres, aucun scrupule à communiquer sa syphilis à ses partenaires, femelles ou mâles), il y a aussi ces lignes étonnantes adressées à Louis Bouilhet après des déambulations dans un quartier de « filles » dans une ville égyptienne : « Eh bien ! je n’ai pas baisé, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. »


Où l’on voit bien comment l’obsession légendaire de Flaubert pour la précision et l’exactitude dans les descriptions de la réalité se double d’une véritable haine de la réalité. C’est là assurément qu’il convient de trouver la source de cette ironie flaubertienne qui n’est jamais vraiment de l’ironie au sens traditionnel du terme. Et c’est d’ailleurs ce que Proust lui-même a magnifiquement senti et exprimé dans son article A propos du style de Flaubert [1], rejoignant malgré lui l’homme à travers l’œuvre : « Ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. » Et, après des exemples empruntés à l’Éducation sentimentale et à la Légende de saint Julien l’Hospitalier, la flèche du Parthe : « Il n’y a là-dedans rien de mauvais, aucune chose disparate, choquante ou ridicule comme dans une description de Balzac ou de Renan, seulement il semble que, même sans le secours de Flaubert, un simple Frédéric Moreau aurait presque pu trouver cela. »


A vrai dire, cette relation d’amour et de haine avec ses sujets n’est pas un secret propre à Flaubert. On trouve des contradictions du même ordre chez Baudelaire, que dégoûtait le peuple, non pas parce que le peuple est peuple, mais parce que le peuple a des idéaux de bourgeois. Mais il est peu d’auteurs chez qui les contradictions soient aussi profondément internes que chez Flaubert. Peu d’auteurs aussi acharnés, aussi condamnés à trouver l’harmonie dans la dissonance. Labiche était un bourgeois qui se moquait de la bourgeoisie. Flaubert est un bourgeois qui abhorrait la bourgeoisie. « La droite s’y prend si bien, peste-t-il, que beaucoup de bourgeois fort modérés, aux prochaines élections, voteront avec les Rouges. »


Mais l’inverse aussi existe. « Plus tu vas, plus tu aimes le monde, lui écrit Louis Bouilhet. Moi, je fais une évolution contraire. » Mêmes croisements de fer idéologiques entre Flaubert et sa bonne amie George Sand, celui-là dans le rôle d’Alceste, celle-ci dans celui de Philinte. On découvre en lisant l’ouvrage de Winock que l’ermite de Croisset était loin d’être un ermite à plein temps et que, la Normandie n’étant finalement pas si éloignée de Paris, il ne dédaignait pas de fréquenter régulièrement certains salons.


C’est cette constante partie de ping-pong intérieure qui fait qu’on a du mal à lâcher le pavé de Winock. Pour être plus précis, on se dit à chaque fois qu’on va en feuilleter deux ou trois pages, simplement pour se rafraîchir la mémoire, et on se retrouve chaque fois en train de lire cinquante pages d’affilée. Parce que, du fait de ses relations d’amour et de haine avec ses contemporains, la vie de Flaubert est indissociable de l’histoire du XIXe siècle et parce que Winock sait mettre remarquablement en lumière cet aspect des choses aussi. Contrairement à ce biographe qui, l’an dernier, fit semblant de raconter la vie du mathématicien Évariste Gallois pour raconter en fait la sienne, en signalant ses recettes de pizza favorites (ou de bœuf en daube, on ne sait plus très bien), Winock a jugé que son sujet contenait en lui-même suffisamment de contradictions pour être examiné en soi et pour soi.


FAL


Michel Winock, Flaubert, Gallimard, Folio, juin 2015, 10,20 €


[1] Reproduit dans le recueil Journées de lecture, dans la collection 10/18 (édition établie et présentée par Alain Coelho).

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