Gyula Krúdy, La Diligence rouge : Le spleen de Budapest
Une nouvelle traduction de Gyula Krúdy (1878-1933) est toujours une source de jubilation. Peu à peu, quelques acharnés mettent à la disposition des trop rares lecteurs du « Proust hongrois » les jalons de sa recherche du temps perdu. Rien de plus frustrant que de trouver aux étalages du quartier de Buda un mètre linéaire de romans non traduits. Circé la magicienne, heureusement, vient de nous offrir La Diligence rouge, roman publié en 1913 à Budapest. Ce fut le « best-seller » du romancier prolifique, traduit en une dizaine de langues européennes. Peut-être pas le plus abouti, mais représentatif des talents d’un conteur hongrois encore marqué par les Mille et une nuits de l’occupation ottomane. Les récits se bousculent et se frottent, sans hiérarchie apparente, livrant l’humanité confuse de l’empire austro-hongrois avant son émiettement.
Ici,
Krúdy veut capter la grande foire de
Budapest, vue à travers une fenêtre, s’adonnant à une occupation non moins triviale que de torturer les animaux.
Années 1900, Buda et Pest sont encore deux quartiers jaloux liés seulement par
quelques ponts jetés sur le Danube. Klára Horváth est tragédienne,
Szilvia Fátyol chanteuse d’opérette. Les deux amies se jettent dans la mêlée de
cette Babylone où elles espèrent trouver de vrais hommes pour s’offrir un
bonheur durable – amour romanesque compris. Mais un homme, quand il ne mérite
pas d’être épousé, on le prend pour un
jour ou une heure, après quoi on le chasse, et on prend un bain pour se
décrasser. Difficile de trier sur le volet ces mâles parfois atrophiés par les
passions littéraires : combien d’Oblomov rêveurs aux vies étranges,
combien de chasseurs à la Tourgueniev prêts à saccager vos existences de jeunes
femmes. Szilvia a les plus belles jambes
de Hongrie et entend bien le faire savoir à M. Rezeda, journaliste à la Lanterne qui se promet d’en rendre
compte. Klára, quant à elle, est la meilleure "ingénue" du théâtre européen. Toutes deux
ont entendu parler d’Eduárd Alvinczi, briseur
de cœurs, mais descendant d’un arbre généalogique à faire pâlir la « jet
set », propriétaire de La Diligence rouge et qui se prend pour le Comte de
Monte Cristo. Seigneur fin de race et fin de règne, il défend à la pointe du
fleuret ses conquêtes jusque sur l’avenue Alexandre-Nevsky. L’heure est aux
passions russes et au spleen occidental. La France distille ses poisons
romanesques : les journalistes courtisent les actrices dont ils savourent
les journaux intimes façon Marie Barkhisteff, ces "Dames aux
camélias" plus ou moins frelatées. Les noceurs proustifient. Les délurées
georgesandisent.
L’époque
est moderne, les Viennoises venues en express dévergondent la ville où l’on
sabre les passions et le champagne Pommery. Les tramways hippomobiles exhalant des odeurs de beignets frais et de
bière brinquebalent une foule d’originaux : poètes ambulants à la
manière de Rezeda – narrateur –, qui prend toutes sortes de pseudonymes pour
écrire aux femmes, se triturer l’âme et l’esprit et cherche à s’employer dans la vie ou ailleurs.
On croise Béla Bonifácz et autres représentants du courant nihiliste,
explorateurs de jupons inédits, rejouant
la vie d’Ivan Illitch, héros tolstoïen qui a renoncé à vivre sans pour autant être
malade. Ce roman moderne a le charme d’une visite de la capitale hongroise, drapée
de parures impériales mitées et d’avant-gardes soyeuses. Héros bohème à la
Mürger, Krúdy connaît les mystères de Budapest, qu’il décrypte avec les lunettes
d’un Balzac tendre qui saurait le prix de chaque chose et la valeur de rien. On
réussit, on échoue : c’est la même course en diligence. Il faut tenter de
vivre, en tout cas, même si cela exténue : il n’est aucun homme digne de ce nom qui ne se soit jamais enivré. De
vin ou d’amour.
Frédéric Chef
Gyula Krúdy, La Diligence rouge, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, postface d’András Kányádi, Circé, octobre 2014, 252 pages, 18,50 €
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