Kafka sur le rivage
« Le silence, ça s’écoute. Je le sais maintenant. »
L’intrigue
est une pelote que Murakami déroule devant nos yeux, et la construction
un rien compliquée trouve tout naturellement sa justification par le
lecteur : aussi inattendu que cela lui paraisse, il ne pourra
qu’admirer, applaudir et, s’il est curieux de nature, se demander
comment il pouvait en être autrement car la magie qui se dégage de ce
roman ne pouvait apparaître que par l'intrication de récits multiples,
par l'enchâssement des vies pour atteindre à une résolution finale
éclairante et, finalement, d'une grande simplicité. Tout ça pour ça ?
Oui, justement, mais quel voyage !
Un événement mystérieux, deux
parcours différents mais fait chacun d’errance et de quêtes, une réunion
mystique sur un île éloignée, plusieurs personnages autour d’une même
réalité : la transformation, et puisque le titre lui rend hommage et que l’œuvre de Franz Kafka est un pilier référentiel (mais pas le seul,
loin de là) de ce conte mythologique moderne, la métamorphose.
La
métamorphose, c'est la naissance à un état supérieur de son propre être.
Il y a, comme dans les rites (ou les voyages) initiatiques, abandon de
ce qui fut soi et création d'un être nouveau, soi. C'est de cela qu'il
va s'agir, d'un voyage vers soi.
Reprenons.
À l’automne 1944, un groupe d’enfants d’une petite école calme sort en classe verte dans les collines environnantes. Un passage d’avions rappelle que la guerre est en cours, Hiroshima non loin. Soudain, la maîtresse voit les enfants tomber un par un dans une sorte de coma dont ils sortiront tous parfaitement indemnes, oublieux de tout ce qui a pu le provoquer, et sans aucune séquelle. Une manière de sommeil lourd et spontané, l’enquête ne révèlera rien, ni produit toxique ni événement déclencheur. Un trou, tempus fugit dirait-on, et puis retour. Tous les enfants, sauf un, qui restera plus longtemps que les autres dans les limbes, et qui devient idiot, ne sait plus ni lire ni écrire, mais reçoit en contrepartie un don fameux : il comprend le langage des chats. Ce petit récit fait l’accroche du roman, c’est le moment mythologique fondateur dont on comprendra à la fin toute la portée mais qui pose l’histoire dans une nébuleuse où se croise sans se heurter la philosophie et le fantastique…
Autre temps, autre lieu. Kafka Tamura, jeune homme en colère et qui vit une relation fantasmatique avec son « ami imaginaire », le garçon nommé Corbeau, manière d’ange d’épaule ténébreux mais qui le pousse à entrer en action, décide qu’il n’en peux plus et fugue. Il quitte le confort bourgeois d’une grande maison où il est toujours seul et, avec le strict minimum, prend un bus. La destination ? Rien de précis, la mer peut-être, tant qu’il part et que le voyage soit un peu la formation d’homme qu’il n’a pas reçu jusqu’à présent. Il est fort, décidé, fait plus que son âge mais est hanté par la prédiction de son père : tu seras Œdipe mon fils, littéralement il lui prédit le meurtre du père et le viol de la mère. Alors Kafka fuit, s'enfonce dans une vie rude faite de contrainte et d'exigences : il fera tout seul le chemin vers l'homme qu'il doit devenir. Il atteint une bibliothèque, magnifique lieu de repos et de culture, un rien mystérieuse par la présence des deux responsables — un androgyne et une superbe femme absente au monde —, s'installe et lit. Il trouve le lieu de son apaisement et de nouvelles douleurs.
« Je suis coincé entre deux néants. Je n’arrive plus à
distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas. Je ne sais même plus
ce que je veux. Je suis seul, au beau milieu d’une tempête de sable. Je
ne vois plus rien devant moi, je ne peux plus avancer. »
Pris sous
l'aile du bibliothécaire, il devient assistant, trouve refuge en ce lieu
qui deviendra sien. Quelques aléas le conduisent dans un ermitage où il
passe plusieurs jours seul avec lui, la nature étrange et ses propres
démons. Il deviendra adulte par l'amour et la suite d'épreuves qui
constituent un vrai parcours initiatique.
Dans
le même moment, le vieux Tanaka est pris de visions. Lui qui vivait de
la générosité publique et de quelques missions de recherches de chats
perdus, rencontre Jonnhy Walken, l'effigie du Whisky, en chair et en os,
qui devant lui éventre un chat, puis un autre, puis un autre, mangeant
les coeurs encore chaud, parce qu'une voix lui dit de le faire. « Tu
n’es plus toi-même […]. ça, c’est très important, Nakata. Le moment où
les gens deviennent quelqu’un d’autre. » Tanaka va alors sortir de sa
torpeur psychique, tuer Johnny Walken et s'enfuir porté à son tour par
une voix qui lui dit qu'il comprendra quand il y sera ce qu'il devra y
faire. En route, il est pris en charge, chacun étant à la fois étonné et
charmé par la gentillesse incongrue dans ce monde moderne du vieux
monsieur illétré, jusqu'à sa rencontre avec un chauffeur routier un peu
attentiste devant sa vie, Hoshino, qui devient son « assistant » et sa
force. C'est un peu la mésaventure de l'idiot pour qui le monde est un
vaste inconnu, mais Nakata n'est pas dénué de sagesse et parvient à
atteindre son but, aidé en chemin, et toujours à l'écoute de cette force
qui décide pour lui. Il a une mission, il doit refermer une porte qui a
été ouverte voilà longtemps. Une porte symbolique, passage entre les
mondes et les âges dont l'ouverture a causé des troubles. Le premier :
Tanaka, se relevant d'un idiot d'un coma prolongé...
« Les choses commencent à se précipiter, et tout converge vers le même lieu. »
Tous
les personnages sont liés, tout abouti à la même nécessité : accomplir
l'acte, répondre à la tragédie. C'est la bibliothèque qui est le centre
du monde, c'est de là que la porte a été ouverte. Et c'est une histoire
d'amour d'une grande pureté entre deux enfants promis à un bel avenir
qui est à l'origine du drame. Lui, devenu étudiant, est pris dans une
révolte et assassiné comme espion. Son amoureuse ne s'en remettra
jamais, errera de part le monde et décidera que ce n'est pas possible,
qu'il faut retourner auprès de son amant et ouvre comme Pandore sa
boite. Les deux « aventuriers » que sont Kafka et Nakata ne sont que les
émissaire du destin. La porte doit être refermée pour que le monde
retrouve son équilibre, son harmonie. Kafka sur le rivage
est un roman de grande ampleur, et qui contient le tableau et la
chanson des amours malheureuses, le passé qui doit disparaître par le
feu et toutes les promesses du monde. Si tant qu'est qu'on veuille
admettre que le monde est le vaste champ où s'ébat follement
l'imagination créatrice de Murakami.
Nourri de culture
occidentale, de philosophie (Hegel et Bergson), de littérature et de
cinéma mêlés — cette prégnance des images dans le style est
caractéristique —, Murakami foisonne de petites histoires latérales,
toutes utiles parce qu'elles parlent de l'homme, et dresse par cette
fable philosophique sur l'identité un roman d'apprentissage magnifique. Kafka sur le rivage est une leçon donnée en souriant et sans vouloir en imposer, magistrale.
Loïc Di Stefano
Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Belfond, janvier 2006, 618 pages, 23 euros
(1) Deux représentants emblématiques de la culture occidentale, Johnny Walken et le Colonnel Sanders (de Kentucky Fried Chiken), apparaissent dans le roman comme des entités « réelles », non pas uniquement comme représentant de l’envahisseur américain, même si au Japon cette idée est encore forte, mais comme stigmate d'une culture qui ne s'associe pas à l'autre mais veut s'imposer. Et cela aurait pu être pire : « Cette fois-ci, j’ai décidé de prendre une forme facile à reconnaître, celle d’une icône du capitalisme. J’aurais bien pris Mickey, mais chez Disney ils sont assez tatillons avec les droits de reproduction. Je n’ai pas envie de me retrouver avec un procès sur le dos. »
2 commentaires
Bonjour Monsieur Di Stefano,
contactez-moi via la messagerie du site en me laissant votre courriel