Écrivain japonais (né en 1949), traducteur (Carver, Scott Fitzgerald), enseigne la littérature japonaise à Princeton.

Haruki Murakami, 1Q84 : La chrysalide des mots

La malédiction du monde moderne, c'est notre aliénation au monde visible : une réalité froide, solitaire, mais saturée d'informations. Haruki Murakami, le plus célèbre écrivain japonais actuel, ouvre tous nos sens à l'invisible. Sa trilogie 1Q84 est un palimpseste magistral de 1984 de Georges Orwell. L'atmosphère nostalgique de ses premiers romans s'est atténuée au profit d'un humour apocalyptique, la tonalité thérapeutique de ses récits prend des dimensions épiques : comment survivre collectivement et trouver un chemin juste dans le chaos moderne ? Les actes des héros sont tour à tour dérangeants, touchants, troubles et édifiants. Il n'existe aucune solution limpide, si ce n'est peut-être devenir vigilant.

 

Dès les premières pages, le réel ordinaire vacille. Nous sommes en 1984. Une jeune femme de 29 ans, Aomamé, est coincée dans un embouteillage à bord d'un taxi. Le dérèglement naît soudain d'une musique envoûtante, diffusée par le lecteur CD, c'est la Sinfonietta de Janáček, avec son quelque chose de « tordu ». Aomamé est pressée par un rendez-vous professionnel. Sur la suggestion du chauffeur, elle sort du taxi, descend un escalier d'urgence pour rejoindre rapidement une gare, et plus elle descend, plus des souvenirs oubliés remontent en surface. Elle s'aperçoit vite qu'elle franchit le seuil d'un autre monde où l'ordinaire se détraque détail après détail. Mais elle reste concentrée sur sa mission : tuer sur commande un homme coupable de violences conjugales pour le compte d'une vieille femme riche éprise de justice.

 

En alternance se déroule le récit de Tengo, 29 ans également, un professeur de Mathématiques surdoué et un apprenti-écrivain. Avide de faire un "coup" littéraire, son éditeur charge Tengo de réécrire le roman d'une jeune fille récemment échappée d'une secte, afin d'en faire un best-seller. Ce roman s'intitule La Chrysalide de l'air. Et cette image de chrysalide ne cessera plus de hanter l'imaginaire du héros comme du lecteur. Dès que Tengo accepte cette contrefaçon, la réalité subit une torsion et l'entraîne à la découverte de sa propre histoire et de l'Histoire collective. Comme Aomamé, il se retrouve non plus en 1984, mais dans 1Q84, où le passé historique a été modifié, produisant un présent différent. 

 

Nous sommes prévenus dès le départ : « Il ne faut pas se laisser abuser par les apparences. Il n'y a toujours qu'une réalité. » Aussi Murakami invente-t-il une parfaite ubiquité narrative en maître du genre fantastique : le lecteur se demande sans cesse si le récit se déroule en 1984 ou dans 1Q84. Murakami est aussi un maître de la Métaphysique : monde ordinaire et non-ordinaire sont en fait identiques. Ils existent par interpénétration si bien que certains de ses habitants ne réalisent même pas que le réel autour deux a changé, et que deux lunes brillent dans le ciel nocturne. Ce qui diffère est aussi subtil qu'un son puisque « Q » en japonais se prononce « Kyu », comme le chiffre 9. Murakami nous prévient que « Q » vaut aussi pour « Questions » : c'est ce qui distingue ses héros de la foule, ce qui les rend veilleurs éclairés, ils posent des questions et comme le romancier, ne cherchent pas à y répondre abruptement. Murakami écrit pour pointer les dérèglements invisibles de nos sociétés, mais il ne prescrit aucune règle, si ce n'est celle que murmure une chanson de Jazz "sans ton amour, tout serait une parade de bastringue". L'amour pur comme centre humain inébranlable, celui d'Aomamé et de Tengo, destinés à se rencontrer, et que pourtant l'intrigue ne cesse de séparer jusqu'à la fin du tome 3.

 

Tout grand roman ne peut pas faire l'économie d'une vision du mal. Au coeur de leur double aventure, ils affrontent un ennemi commun : la secte des Précurseurs, mi-écologiste, mi-bouddhiste, sous l'influence de personnages surnaturels nommés Little People. La référence au 1984 de Georges Orwell est explicite : plus de Big Brother ultra-visible avec son idéologie destructrice. Désormais, le mal de notre modernité est une force invisible, dont chacun de nous peut devenir un canal, sans même que nous nous en apercevions. Cette force nous dédouble dans une chrysalide d'air, anesthésiant de l'intérieur nos pensées. Alors : « Plus personne ne sait qui est l'ennemi, qui est l'allié ». L'image de la chrysalide que tissent les Little People pour nuire, c'est peut-être un signe de ces réseaux virtuels d'ondes dans l'air, de la télécommunication au web, où nous créons des avatars de nous-mêmes au risque d'un appauvrissement de notre identité. Mais l'image garde toute sa puissance énigmatique : comme le précise le mythologue Joseph Campbell, les artistes ont pour mission de réinventer les mythes de l'humanité. C'est ce que fait Murakami, en connaisseur avisé de Jung et du Rameau d'or de Frazer. Ce qui naît dans nos chrysalides individuelles peut mettre en danger la collectivité entière. Faudrait-il pour autant les détruire ?

 

Précisons que cette trilogie prend sa source dans une réalité historique marquante pour le romancier : l'attaque au gaz dans le métro de Tokyo orchestrée par la secte Aum en 1995. Dans Underground, Murakami avait réalisé des interviews des membres de la secte. Il réalisa alors combien « leur quête religieuse et le processus de l'écriture romanesque se ressemblent même s'ils ne sont pas similaires », car les personnages de Murakami éprouvent aussi une confusion entre le réel et leurs visions oniriques, mais jamais au point d'abandonner leur égo à un maître. Pour les héros de 1Q84, passer par l'irréel est plutôt une façon de faire face au réel, d'en reconnaître les aspects les plus insidieux pour ne pas disparaître.

 

Cette attaque au gaz a converti Murakami en un romancier plus engagé au Japon comme à l'échelle planétaire. Il rappelle que le bien et le mal sont des perceptions relatives selon l'époque, la culture, la religion dans lesquelles nous sommes élevés. Si ses personnages sont des héros, c'est par leur volonté de contre-attaquer le mal, sans chercher la victoire d'un bien péremptoire. Ils rétablissent une force d'équilibre. On pourrait parler d'une eschatologie murakamienne : « l'équilibre est en soi le bien » écrit-il dans 1Q84. Ses héros ont une capacité à déceler quand ça cloche, y compris en eux-mêmes. Peu à peu, Aomamé prend conscience qu'elle n'agit pas autant qu'elle le croyait pour la justice ; elle a aussi l'inquiétant appétit sexuel de Catherine Tramell dans Basic instinct et nomme son aiguille à tuer un pic à glace. Murakami interroge à notre époque les valeurs, le sexe, l'amour et le sacré pour affûter notre vigilance, car il croit dans le pouvoir de la fiction.

 

Je me souviens d'un violoncelliste qui jouait du Janáček en concert et disait de nos expériences humaines : « ce qui compte, c'est quand ça sonne juste. On le sent physiquement, tout est en harmonie, le corps, l'instant, l'esprit, l'espace ». C'est ce qu'on peut dire de plus vrai au sujet du style fluide de Murakami, souvent décrit comme un écrivain jazzman capable d'improviser page après page et de faire revenir à intervalles réguliers l'accord d'une même phrase : ça sonne juste. Et si vous avez le désir de devenir écrivain, Murakami, à travers Tengo, soulève le voile sur les coulisses de ses romans. Il invite à « dépenser une énergie démentielle pour s'améliorer, jusqu'à en crever », à trouver « une histoire cachée au fond de » vous pour la faire « apparaître avec les mots justes ».

 

Dans le désordre, après votre lecture, vous prendrez comme les héros un verre de vin blanc frais, vous mettrez à fond dans vos écouteurs la Sinfonietta de Janáček, et vous écouterez ses signaux concentrés qui viendront tordre vos pensées. Le monde autour de vous sera plus ténébreux, et le monde au fond de vous sera plus silencieux, vous ne chercherez plus à tout comprendre. Ce qu'offre la Littérature de Murakami, c'est un temps de suspension. Celui dans lequel les vérités se fendillent, mais aussi celui où tout peut renaître grâce à la chrysalide des mots.

 

Laureline Amanieux.

  • Haruki Murakami, 1Q84, Livre 1 : Avril-Juin, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18, septembre 2012, 550 pages, 9,60
  • Haruki Murakami, 1Q84, Livre 2 : Juillet-Septembre, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18, septembre 2012, 495 pages, 9,60
  • Haruki Murakami, 1Q84, Livre 3 : Octobre-Décembre, traduction d’Hélène Morita et Yôko Miyamoto, 10/18, février 2013, 620 pages, 9,60

 

4 commentaires

anonymous

Cette critique éclairante - à la hauteur de l'œuvre - c'est rare et précieux merci

Merci pour cette critique intelligente et bien construite.



Je découvre Murakami et apprécie la profondeur psychologique  des personnages. 1q87 me fait penser à millenium avec ce combat pour les femmes  dans un contexte plus de fiction que de réalité politique. Après K afka sur le rivage, je suis accroché à 1q87 qui est très prenant.

justin972

Trés bonne critique d'un livre que j'ai beaucoup aimé.