La Picardie et l’Europe

 

Comme cet édifice de pierre s’ancre en terre picarde, s’enracine ici l’histoire de l’Europe d’aujourd’hui. Pourquoi Saint-Riquier figure au rang des lieux fondateurs de l’empire carolingien ? Parce que cette abbaye, dont le vaisseau domine par son ampleur tous les environs, possédait entre autres biens une riche bibliothèque. C’est par l’art du savoir, en parallèle à l’art de la guerre, que Charlemagne conquiert ce vaste espace qui s’étend vers 750 de la Neustrie à l’Austrasie puis jusqu’à la Bohème et la Pannonie en 814, date de la mort de Charlemagne.

 

 

Après la période mérovingienne, le besoin d’un nouvel ordre politique, social et économique se fait sentir. Charlemagne centralise les pouvoirs, le royaume prospère. A Corbie, où se trouve également une imposante abbaye construite par l’épouse de Clovis, les moines inventent une autre manière d’écrire, plus ronde, plus facile à lire, qui prend le nom de caroline et sera un facteur essentiel d’unité et d’échanges entre les vastes régions de l’empire, devenues les nations actuelles frontalières de la France : Belgique, Allemagne, Suisse, Italie. Quelques hommes jouent un rôle majeur dans cette progression. Alcuin d’abord, théologien, philosophe, professeur et passionné de musique, brillamment intelligent, bibliothécaire hautement érudit. C’est en Italie, à Parme, en 781, qu’il rencontre Charlemagne. Il intègre l’année suivante la cour franque. « Conseiller culturel et politique très écouté, il participait à la rédaction de nombreux capitulaires, de décrets, organisait l'enseignement des enfants de la cour, dirigeait la réforme de l'école palatine, où il instaura l'étude des sept arts libéraux ». Alcuin en plus créa ce qu’on appellerait de nos jours des réseaux.

 

 

Autre acteur fondamental, Angilbert. Il « sera les yeux et les oreilles du roi. Intelligent et inspiré, il a le sens du contact, l’habitude des langues. Il est chargé de sécuriser le littoral, de contrôler le port, et surtout de faire de l’abbaye un des lieux de diffusion des réformes liturgiques et administratives décidées par Charlemagne» précise l’auteur du catalogue qui accompagne l’exposition. Formé par Alcuin, Angilbert est lui aussi lettré et diplomate, poète, très proche de Charlemagne - dont il épouse la fille Berthe - qui lui confie des missions importantes, notamment auprès du pape Léon III. Car les liens avec Rome sont étroits, et la religion soutient la conquête militaire tout comme celle-ci permet la diffusion de celle-là. Angilbert fait de Saint-Riquier non seulement un joyau d’architecture mais aussi un foyer de connaissances. Charlemagne y est reçu avec les honneurs. Saint-Riquier rayonne. Trésor incomparable et symbole de la renaissance carolingienne, écrit en lettres d’or sur parchemin pourpré dans un scriptorium à Aix-la-Chapelle, un ouvrage témoigne de la puissance intellectuelle de l’abbaye et de sa reconnaissance en tant que centre de culture. Offert par l’empereur à Angilbert, il s’agit des Evangiles de Saint-Riquier. Ce somptueux livre qui date de la fin du VIIIème siècle est exposé dans le cadre de l’exposition organisée à l’abbaye.

 

 

Entre la Picardie et les Carolingiens, les liens tissés sont multiples, spirituels, marchands, savants, patrimoniaux et esthétiques. Ici on est en Europe d’« avant l’Europe ».  L’héritage commun est mis en perspective par de nombreux objets, que ce soit des boucles de ceinture, des armes, des parchemins, des sculptures. La devise de l’Union européenne « Unie dans la diversité» (In varietate concordia) a été d’une certaine manière celle de ces lointains ancêtres qui ont ouvert le chemin en alliant entre elles les différences afin d’en faire une seule richesse. Sans doute cela ne fut pas plus facile à faire hier que maintenant. Selon les sujets qu’ils traitent dans cet ouvrage très illustré et qui aborde les principaux domaines de la construction européenne - écriture, rôle des élites, place de l’édition - c’est dans cette « improbable matrice » que s’est élaborée l’Europe où nous vivons.

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Ariane Kveld Jaks, L’Europe avant l’Europe, les Carolingiens, Abbaye royale de Saint Riquier, 112 pages, 30x24 cm, juin 2014, 20 euros (texte également traduit en anglais et en allemand).  

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