Hubert Monteilhet, Charles Zorgbibe : Deux visions de l’Histoire

La muse Clio offre plusieurs visages. L’un souvent grave, voire tragique. L’autre plus souriant. Le premier s’attache aux faits indubitables, à la chronologie, à l’analyse raisonnée des causes et des conséquences. Avec de grandes tendances, parfois antagonistes, la primauté donnée aux événements ou aux grands courants d’idées. Le second s’intéresse aux anecdotes, aux conjectures plus ou moins hasardeuses. Aux secrets, grands ou petits. Au nez de Cléopâtre.

 

Chacune de ces tendances a, de tout temps, inspiré les écrivains férus d’histoire pour des motifs différents. Ainsi Jacques Bainville, que François Mauriac créditait d’avoir fait « d’une science conjecturale, une science exacte ». Éloge qui, pour être un tantinet excessif, ne range pas moins l’écrivain dans la première catégorie, celle des auteurs capables de définir une vérité historique tenue ensuite pour indubitable. Alors qu’un Lenotre, par exemple, auteur aussi prolifique que populaire, s’attache à La Petite histoire et préfère gambader dans les entours de la Grande pour en tirer des récits anecdotiques. Pas question d’établir une hiérarchie entre les genres. Chacun a son intérêt, ses mérites et ses limites.

 

Hubert Monteilhet, lui, demeure inclassable. Il procède des deux écoles. Il les fusionne, les réconcilie. De l’historien formé aux méthodes les plus sérieuses, les plus éprouvées, il a la rigueur et l’érudition. Le goût des grandes fresques et celui du détail révélateur. Nous ne dirons pas l’objectivité, dont chacun sait qu’elle n’existe pas. Ce pourquoi, lorsqu’il parlait de « science exacte », Mauriac se moquait de ses lecteurs.

 

Mais l’auteur des Derniers feux connaît aussi, mieux que quiconque, l’importance de fouiller, pour saisir la spécificité d’une époque, dans le quotidien le plus banal en apparence. De se soucier de ce que mangeaient les gens du peuple, de leur habillement, de leurs coutumes. Il n’est que de lire des monuments tels que Néropolis, ou encore La Pucelle, l’un et l’autre riches en anecdotes, en menus faits voire en digressions, pour saisir ce que l’on pourrait nommer « la méthode Monteilhet ». Les sujets auxquels il l’applique n’en sortent pas toujours indemnes. Ainsi de Jeanne d’Arc, dont il se plaît, non sans malice, à écorner la réputation. Au grand dam des thuriféraires de la sainte qui ont bien du mal à lui pardonner son irrévérence.

 

C’est qu’il n’existe pas pour lui de tabou, en quelque domaine que ce soit. Le goût pour la satire, l’attrait pour le pamphlet, l’usage conscient de la provocation font partie de sa panoplie. Avec l’humour et une certaine misogynie, larvée, certes, mais bien réelle. Quel que soit le genre abordé, roman policier ou historique, voire fantastique, essai, biographie, ces ingrédients apparaissent, dans des proportions variables. Ils constituent, avec le style, riche, d’une pureté toute classique, sa marque de fabrique.

 

Sa dernière production en date n’échappe pas à la règle. Elle s’intitule Intox 1870-1914. La presse française en délire et ce titre générique dit tout. Pour comprendre et expliquer l’état d’esprit qui régnait en France après le désastre de 70 et le désir de revanche qui en était résulté, l’auteur a choisi d’éplucher les journaux de l’époque. Il en sélectionne les textes les plus caractéristiques – autant dire les plus délirants. Propagande anti-boche, exagérations, patriotisme exacerbé, lyrisme des plus suspects, surenchère, mensonges purs et simples, tout est bon aux journalistes, écrivains et intellectuels de toute nature pour conditionner les esprits. Les préparer à la grande revanche qui permettra non seulement à l’Alsace et à la Lorraine de regagner le giron de la France, mais à celle-ci de laver l’humiliation de la défaite. Fût-ce au prix d’un carnage épouvantable, le plus meurtrier que l’Europe ait jamais connu.

 

Devant cette provende aussi abondante que riche en surprises, Monteilhet s’en donne à cœur joie. Il s’appuie sur le témoignage direct de son père, l’historien Joseph Monteilhet, se délecte à reproduire les morceaux les plus croustillants, les plus excessifs, comme celui-ci, tiré de l’Écho d’Oran du 25 décembre 1910 et qui ferait aujourd’hui s’étrangler d’horreur tous les gardiens de la moralité publique : « Le tirailleur sénégalais est un merveilleux mercenaire puisqu’il a la vraie qualité du soldat, celle qui prime tout : l’aptitude à se faire tuer. » Dans ses commentaires, ironie et indignation – quitte à verser parfois, à son tour, dans l’outrance. Ainsi, réglant leur compte aux maurrassiens et singulièrement au Maréchal Pétain, il laisse parler son indignation : « On a été trop indulgent avec ce salopard. »

 

De cette compilation parfois hilarante, cocasse, souvent révoltante par ce qu’elle révèle d’inconscience ou de cynisme, il appert que la responsabilité de l’Allemagne dans la grande boucherie de 14-18 n’était pas seule engagée, comme on l’a souvent répété à l’envi. En pointant du doigt notre propre responsabilité, Monteilhet entend, une fois de plus, rétablir la vérité. Quitte à aller à contre-courant. À bousculer les vérités officielles. Un sport qu’il affectionne. Si le terme n’était désormais entaché d’une connotation des plus péjoratives, on pourrait le taxer de révisionnisme. En rendant à cette notion, il va sans dire, un sens positif qui la rend parfaitement salubre. Et sans omettre, bien entendu, son talent de visionnaire. Celui qui lui permet de suivre avec attention les derniers avatars du couple franco-allemand, tel que l’incarnent à l’heure actuelle la chancelière Merkel et le président Hollande.

 

Chez le même éditeur, Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne, a publié ces dernières années quelques biographies remarquables, dont un Mirabeau, un Metternich, un Kipling, un Talleyrand et un Guillaume II. Tous ces ouvrages se caractérisent par l’érudition et la profondeur de l’analyse. Rien de commun avec le ton volontiers irrévérencieux d’Hubert Monteilhet. Ce qui ne signifie nullement que le sérieux soit synonyme de pesanteur. Au contraire. Chacun de ces essais se lit comme un roman.

 

Son Kissinger (2) est de la même veine. Il plonge son lecteur dans le monde de celui que l’on a pu considérer comme le Talleyrand des États-Unis, avant que son étoile ne palisse quelque peu aux yeux de l’opinion publique, en même temps que celle de Richard Nixon auquel son nom demeure associé. L’auteur suit pas à pas l’itinéraire de ce jeune juif allemand réfugié à New York, envoyé, ironie de l’Histoire, comme occupant dans sa terre natale après le second conflit mondial avant de s’affirmer vingt ans plus tard comme un stratège hors du commun de la diplomatie. À la tradition idéaliste américaine, il fut en effet le premier à opposer un réalisme fondé sur les vertus des négociations au long cours, sans que soit jamais perdu de vue l’intérêt national. Ainsi introduisit-il une vraie révolution dans les relations internationales en substituant à l’axe Washington-Moscou un système tripolaire incluant la Chine.

 

Un parcours dont on suit de bout en bout, avec semblable intérêt, les méandres et les étapes, de l’enfance à l’affaire du Watergate en passant par les années de formation à Harvard et l’exercice du pouvoir. La dernière partie, Le monde après Henry, dresse un bilan particulièrement instructif, souligne les paradoxes de l’actuel système mondial, ouvre des perspectives inattendues. Une plongée passionnante dans l’Histoire, avec une majuscule. Celle qui s’écrit, n’en déplaise à certains théoriciens, à partir de destins individuels aussi exceptionnels que celui qui nous est narré ici.

 

Jacques Aboucaya

 

Hubert Monteilhet, Intox 1870-1914. La presse française en délire, de Fallois, avril 2015, 132 p., 16 €

Charles Zorgbibe, Kissinger, de Fallois, février 2015, 512 p., 25 €

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