Ils ont tué l'histoire-géo

Dans un ouvrage à visée polémique, Laurent Wetzel, ancien inspecteur pédagogique régional (IPR) désormais à la retraite, dénonce la liquidation de « l’histoire-géo », depuis des années, par un personnel politique et des hauts fonctionnaires incultes ou incompétents. Sa charge est rude. Son opinion est contestable.

 

Un ouvrage qui commence plutôt bien…

 

L’ouvrage commence plutôt bien lorsqu’il déplore, à raison, la suppression de l’histoire et de la géographie en terminale scientifique annoncée le 19 novembre 2009, à la presse, par l’ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Chatel. La très grande majorité des historiens et des professeurs du secondaire s’était vivement émue et opposée à cette décision qui ne laissait à l’histoire-géo que le statut assez « dégradant » de l’option en terminale S. Elle avait été inspirée en partie par Richard Descoings (1), l’ancien directeur de l’IEP de Paris depuis peu décédé. Dans un point de vue publié le 10 décembre 2009 dans le quotidien Le Monde, le géographe Laurent Cailly critiquait le projet gouvernemental en affirmant que « la terminale correspond chez les élèves à un degré majeur de maturation intellectuelle. [L’histoire et la géographie] apportent des informations essentielles à tout citoyen qui a besoin de prendre des décisions, [aident] à formuler une opinion argumentée. Elles sont indispensables pour aider à démêler l’écheveau des logiques à l’œuvre dans les événements majeurs de notre temps, dans la construction des territoires et la mondialisation ».

 

Parmi les soutiens au projet du gouvernement, il y avait essentiellement à l’époque deux syndicats enseignants (SGEN-CFDT et SE-UNSA), une organisation influente des parents d’élèves (la FCPE) et le Conseil national de la vie lycéenne. Réagissant à la flopée de réactions majoritairement négatives, Luc Chatel prétendait que les élèves étudieraient dans le tronc commun de la première L-ES-S l’ensemble du programme enseigné auparavant sur deux années, en première S et en terminale S. Mais le compte des heures n’y était pas. Quatre heures une année ne font pas cinq années sur deux ans.

 

Autre point de tension, la vie politique française en classe de première s’achève en… 1962 comme si l’histoire récente, pour des élèves de la filière scientifique, après la Guerre d’Algérie (ou après le référendum actant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct) n’avait aucun intérêt. Comme si l’histoire sociale de la France jusqu’à nos jours pouvait se défaire d’une étude des faits politiques. Il faut d’ailleurs ajouter que cette partie manquante des cinquante dernières années de l’histoire de France ne figure pas non plus dans le programme de l’option « histoire-géographie » en terminale S.

 

Le malaise ne s’estompe pas avec la géographie. Avant la réforme de Luc Chatel, on étudiait en terminale S « l’espace mondial », en particulier  les États-Unis et l’Asie orientale. Or, dans l’actuel tronc commun de la première L-ES-S, ces deux derniers espaces ne sont plus étudiés. Leur absence porte préjudice à la compréhension géographique du monde pour les élèves de terminale S. La globalisation des échanges et le rôle joué par ces deux acteurs régionaux et mondiaux n’auront été donc « vus »… qu’en quatrième au collège, soit une éternité pour nos jeunes élèves. L’APHG (l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie) créée il y a un siècle et qui regroupe environ 8 000 professeurs de la discipline, a dénoncé une « véritable régression culturelle et civique » dans sa revue Historiens et Géographes (éditorial de Bruno Benoit publié en octobre-novembre 2011). Cette inquiétude fut relayée par de nombreux intellectuels dans un Appel publié dans le journal Le Monde le 9 février 2012 fustigeant le renoncement par la France de son influence dans le monde, consécutif selon eux de l’abandon des humanités classiques :

 

« Cette agressivité d’État rejoint les attaques de plus en plus fréquentes contre la culture dans son ensemble, considérée désormais comme trop discriminante par des bureaucrates virtuoses dans l’art de la démagogie et maquillés en partisans de l’égalité, alors qu’ils en sont les fossoyeurs. »

 

Dès leur arrivée au pouvoir, François Hollande et Vincent Peillon ont cependant pris l’engagement de rétablir l’histoire-géographie en terminale S à la rentrée 2013.

 

 

…mais qui fait ensuite la part belle à la théorie du complot.

 

Ce qui rend le livre vite agaçant, c’est le sentiment d’une politique concertée au plus haut niveau pour détruire l’enseignement de l’histoire-géo. Les inspecteurs pédagogiques régionaux (dont il a fait partie), l’inspection générale de l’éducation nationale (IGEN), corps placé sous l’autorité directe des ministres, le personnel politique ou les directeurs de cabinet, rue de Grenelle, auraient comploté ou collaboré dans la mise à mort de l’histoire-géographie. Les deux disciplines auraient été sacrifiées par des incultes incompétents sur l’autel de choix budgétaires inconséquents et d’objectifs de carrière peu reluisants.

 

Sur l’inculture des nouvelles élites, Laurent Wetzel a minutieusement traqué dans son livre les moindres erreurs et lacunes des « outils pédagogiques » et programmes. Il a mis au pilori les Aides à la mise en œuvre des nouveaux programmes accusés de « charabia extravagant ». Les très larges extraits cités (le chapitre cinq est vite expédié par ce procédé !) sont sortis de leur contexte de production scientifique et l’auteur ne précise pas qu’ils sont écrits par et pour des spécialistes. Il oublie d’écrire que ces documents de travail « traduisent la volonté de réaffirmer un lien fort entre l’histoire enseignée et l’histoire universitaire » (historiographies, C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, N. Offenstadt, Gallimard, « folio histoire », 2010, tome 1, p 136). Que n’aurait dit l’auteur s’ils avaient été rédigés dans une langue certes plus accessible, mais scientifiquement pauvre, à l’arrière-plan épistémologique et historiographique édulcoré ?

 

Sur les erreurs chronologiques dans les programmes, ils sont certes dommageables (la précision en ce domaine, quand elle est possible, surtout en contemporaine, ne doit souffrir d’aucune légèreté) mais pourquoi l’auteur qui a forcément accompagné, lors de réunions préparatoires, leur élaboration n’a-t-il pas réagi ? Le « devoir de réserve » annoncé dans l’avant-propos est bien trop commode. L’écriture des programmes en France ne s’apparente tout de même pas à l’exercice dangereux et cornaqué de l’historien sous la terreur stalinienne. Plus sérieusement, n’était-ce pas l’une de ses missions en tant qu’IPR de vérifier les textes avant leur signature par la DGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire) et leur publication officielle ?

 

« Parmi les quelques dates indiquées dans le programme d’histoire pour les élèves du CE2, du CM1 et du CM2, on peut lire : « 1945 : droit de vote des femmes. » Or, c’est en 1944 que le droit de vote a été accordé aux femmes – très exactement en vertu d’une ordonnance du 21 avril 1944, signée à Alger par le général de Gaulle et les membres du Comité français de la Libération nationale. »

 

Dans la fiche-ressource Éduscol de juin 2011, concernant « l’immigration et la société française au XXe siècle », on explique que « l’hostilité aux étrangers est liée à un antisémitisme que l’on retrouve dans les années 1930 avec le développement d’un climat de rejet de l’étranger (expulsion de Polonais, décrets Daladier en 1937, lois d’exclusion du régime de Vichy). Ces problèmes de datation sont extrêmement gênants puisque les décrets-lois du gouvernement Daladier datent de 1938 et que le régime de Vichy ne débute qu’en juillet 1940. Cependant, affirmer comme l’écrit Laurent Wetzel, qu’Édouard Daladier « n’a pas été l’auteur d’un seul décret xénophobe » est pareillement faux (les décrets-lois ont facilité les expulsions et ouvert des « camps de concentration » selon les termes de l’époque pour les étrangers dits « indésirables » que l’on ne peut renvoyer dans leur pays).

 

Est-il suffisant d’affirmer, après l’accumulation des « preuves » en hérésie des programmes et des « livrets » d’accompagnement pour les professeurs, qu’on aurait tué l’histoire-géo comme le suggère sans détour le titre choc du livre ? On peut suggérer à l’ancien inspecteur désormais à la retraite de procéder à la même opération pour les programmes du début du siècle dernier si soucieux de construire l’image idéalisée de l’histoire et de la géographie de la France. On peut parier que les pires errements ne sont pas là où il le croit.

 

Laurent Wetzel s’inscrit dans une « offensive de l’histoire réac » (expression de Christophe Naudin)

 

Il faut remettre en effet l’ouvrage de Laurent Wetzel dans le contexte récent des polémiques qui ont accompagné les deux dernières rentrées scolaires :

 

-        Le Figaro Magazine du 24 août 2012 a publié un article du journaliste et écrivain Jean Sévillia intitulé « Qui veut casser l’histoire de France ? » Il y décrivait l’abandon de la chronologie par l’École, l’abandon des héros du roman national au profit de la mondialisation et du droit à la différence.

 

-        Deux autres ouvrages ont également remis en question l’enseignement de l’histoire-géographie. Il y a celui de Vincent Badré, L’Histoire fabriquée ? Ce qu’on ne vous a pas dit à l’école » (éditions du Rocher, septembre 2012) ; et le livre-marronnier de Dimitri Casali, L’Histoire de France interdite. Pourquoi ne sommes-nous pas fiers de notre histoire ? » (éditions JC Lattès, septembre 2012).

 

Pour ces auteurs, l’histoire enseignée serait « politiquement correcte », instrumentalisée par une gauche (c’est pourtant la droite qui a gouverné la France entre 2002 et 2012 !) avide de satisfaire la demande de repentance de groupes communautaires se sentant marginalisés, opprimés et réclamant justice. Le danger de l’islamisme et de son occultation dans les programmes reviennent plusieurs fois dans l’ouvrage de Laurent Wetzel.

 

Il faut reconnaître à ces « auteurs réacs » une capacité remarquable et regrettable à envahir l’espace médiatique ou à susciter le débat autour de leurs idées : « émissions-débats » de RMC (les Grandes Gueules et Carrément Brunet entre 12h et 14h), de France-info ou de Radio Courtoisie ; presse écrite avec Le Parisien et Le Figaro ; émissions de la télévision comme C dans l’air sur France 5 ou Ce soir ou jamais sur France 3.

 

Ces livres, qui se rejoignent sur l’essentiel, s’inscrivent dans le contexte du temps long marqué par le sentiment de malaise identitaire et du déclin français perceptibles après 1945. Et depuis la fin des années 1970, la France paraît rétrograder dans les classements de la compétition internationale. On répète à longueur de sondages le pessimisme des Français quant à l’avenir de leur pays dans la mondialisation. Lorsque la confiance s’érode, la tentation est grande de s’attacher maladivement au passé. Si l’enseignement de l’histoire et de la géographie repose sur trois piliers, intellectuel (connaissance des faits), civique (esprit critique) et identitaire (mémoire), ce dernier semble avoir pris le pas sur les deux autres dans une partie de l’opinion. Déjà, en 1979, l’historien Alain Decaux dans le Figaro magazine s’exclamait : « on n’enseigne plus l’histoire à vos enfants » ! Cette vieille antienne refait régulièrement surface depuis. Plus près de nous par exemple, l’historien Jean-Pierre Rioux dans La France perd la mémoire s’interrogeait sur la démission des élites à affermir l’histoire commune face aux divisions mémorielles (Perrin, avril, 2006).

 

On pourrait procéder à l’envers de Laurent Wetzel et affirmer que les nouveaux programmes (sauf pour la filière scientifique au lycée) ne fragilisent pas l’histoire-géographie. Bien au contraire. Il est étonnant de constater que l’ancien inspecteur pédagogique régional n’avance jamais l’hypothèse qu’ils puissent être « positifs » (même si les historiens savent que ce terme est connoté négativement… depuis 2005). Les « auteurs réacs » ne cessent de gloser sur l’enseignement envahissant des civilisations dites « extra-européennes » réapparues dans les programmes du collège en 2008 : ainsi, en sixième, la Chine des Han à son apogée ou l’Inde des Gupta (10 % du temps consacré à l’histoire) ou en cinquième l’Afrique subsaharienne avec au choix, l’Empire du Ghana, l’Empire du Mali, l’Empire Songhaï ou le Monomotapa (10 % du temps). Une étude des traites négrières avant le XVIe siècle est rapidement évoquée. En cinquième, même si on ajoute la très ancienne question des débuts de l’islam (10% du temps), c’est 80 % du temps qui est consacré à l’histoire de l’Europe et de la France, du Moyen Âge au XVIIe siècle.

 

C’est dès lors une contre-vérité démentie par les programmes que de véhiculer l’idée d’un nouvel enseignement qui ferait la part belle aux civilisations extra-européennes. Dans une époque marquée par la mondialisation, c’est plutôt leur absence dans les anciens programmes qui avait de quoi choquer, sinon surprendre. Comment comprendre aujourd’hui les « puissances émergentes » dans leurs rapports parfois conflictuels avec « l’Occident » sans une mise en perspective historique de ces grandes « aires culturelles » (sans forcément les lier à l’histoire occidentale) ? Si « d’antiques civilisations, comme celles qui sont nées à Jérusalem, Athènes et Rome, persistent à vivre dans chacun d’entre nous » (Laurent Wetzel), l’ignorance des autres mondes n’est-elle pas un handicap fâcheux à l’heure de la globalisation ? N’est-ce pas un ancien président de la République française qui avait affirmé en juillet 2007 que les Africains n’étaient pas assez entrés dans l’histoire déclenchant alors une vive réprobation au sud de la Méditerranée. S’il fallait justifier un enseignement de l’histoire africaine, les errements du « discours de Dakar » suffiraient à eux-seuls. Une « histoire globale » qui ne serait pas seulement européo-centrée n’est-elle pas une condition de la connaissance scientifique (2) ? La (timide) ouverture culturelle des programmes d’histoire-géo n’est pas synonyme de soumission aux injonctions mémorielles des lobbies communautaires qui certes existent. Elle correspond plutôt à l’idéal universaliste de la République française depuis le XIXe siècle. C’est même son mérite. À y regarder de plus près, la part de l’Europe dans les programmes scolaires depuis les années 1990 est bien plus « imposante » que celle accordée à l’Afrique,  l’Asie ou l’Amérique du sud réunies. Il y a là matière à réflexion sur le cliché tenace du poids des civilisations extra-européennes dans l’enseignement de l’histoire à l’École.

 

On peut s’étonner que Laurent Wetzel ne mette pas en avant les dernières avancées historiographiques qui sous-tendent en grande partie l’évolution des programmes. De fait, c’est la recherche universitaire, bien plus que les demandes sociales, qui bouscule les textes officiels de l’École et réinterrogent les bornes chronologiques et frontières géographiques traditionnellement admises. En géographie, les travaux scientifiques sur le développement durable ou la mondialisation ont changé l’approche des territoires enseignée au cycle central du collège.

 

Les « auteurs réacs » reprochent aux nouveaux programmes de véhiculer une « histoire sociale et culturelle » qui ne ferait plus assez de place à l’ancienne histoire politique, celle des batailles et des chefs de guerre ou d’État. En cinquième, Louis XIV ne serait plus étudié ! C’est encore faux. Dans le chapitre trois de la quatrième partie (40 % du temps) intitulé « l’émergence du ‘’roi absolu’’ », on précise que « les rois revendiquent alors un « pouvoir absolu » qui atteint son apogée avec Louis XIV et se met en scène à Versailles ». Il s’agit de problématiser la notion de l’absolutisme sur le temps long, après les guerres de religion, plutôt que privilégier l’entrée par un personnage historique important et déboucher sur des contresens historiques ou une vision téléologique de l’histoire. Insistons sur ce point : cette démarche ne signifie pas la « mise aux oubliettes » du roi Louis XIV au profit du Monomotapa ! Pourtant, dans la presse écrite ou à la télévision, Dimitri Casali et ses « amis » ont fait croire qu’on avait détruit l’histoire de France. Il convient d’ajouter que l’histoire politique et même institutionnelle domine largement l’enseignement, de l’école primaire au lycée. Par exemple, en fin de collège, la grande majorité des dates inscrites aux repères et exigées à l’examen du brevet relèvent du… champ politique, très majoritairement national !

 

Pour finir, si « on a tué l’histoire-géo », comment affirmer dès l’avant-propos que ces deux disciplines et l’éducation civique sont « en danger » ? On est mort ou on ne l’est pas ! Pour M. Wetzel si attaché au sens des mots, il y a là une contradiction que les enjeux éditoriaux ne sauraient justifier.

 

 

Mourad Haddak


Laurent Wetzel, Ils ont tué l'histoire-géoÉditions François Bourin, août 2012, 143 pages, 18 €


1)     Richard Descoings, dans une tribune publiée par le journal Le Monde le 9 décembre 2009 écrivait qu’il fallait « empêcher la série scientifique d’être une filière généraliste qui mène à tout » et que l’obsession de l’histoire-géographie en terminale S n’est qu’une « pure reproduction intellectuelle et sociale du bon vieux lycée d’avant le collège unique ».

 

2)     Voir à ce sujet L’histoire à parts égales, récit d’une rencontre, Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle) de Romain Bertrand aux Éditions du Seuil, 2011.



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