Antoinette Sachs, une "fidèle d'entre les fidèles"

                   

Antoinette Sachs (1897-1986)  aurait-elle été « l’ultime mystère » de Jean Moulin (1899-1943)? Pierre Péan et Laurent Ducastel éclairent la face cachée du héros de la Résistance et rendent sa vie à une femme de l’ombre, fort flamboyante entre les deux guerres…



Longtemps, la mémoire de Jean Moulin a été  pour le moins malmenée - voire trahie... Si elle nous est parvenue non sans brouillages, c’est grâce à la détermination d’une femme qui  a voué sa vie à rétablir "l'image" du héros de la Résistance et perpétuer le souvenir de celui qu'elle estimait  l'homme de sa vie...

 Antoinette est née Kohn le 17 juin 1897 dans le XVIe arrondissement de Paris au sein d’une famille juive fort aisée. Elle fréquente très tôt «  le gotha, les bonnes écoles et les villégiatures privilégiés ». Se destinant à la « carrière » ( ?) d’artiste peintre, elle suit les cours de Chaïm Soutine (1890-1940) et de Fernand Léger (1881-1955) qui incarnent alors « la modernité en vogue ».

Devenue une invitée fort recherchée dans les dîners mondains, elle lie sa destinée en 1920  au négociant Raymond Sachs. Gardant son patronyme (ils se séparent en 1933), elle expose ses œuvres au Salon d’automne ou à celui des Tuileries, fréquente le Tout-Paris artistique – et les hommes de pouvoir, dont Albert Sarraut (1872-1962) et Joseph Paul-Boncour (1873-1972), tous deux plusieurs fois ministres et président du Conseil.

Elle fréquente assidument Paul Géraldy (1885-1983), considéré comme « le poète de l’amour » depuis le succès (un million d’exemplaires vendus) de son recueil de poèmes Toi et Moi (1912)  qui la décrit ainsi en relatant le déjeuner de leur rencontre : « Ainsi fut assise à ma droite une émouvante jeune femme, l’intelligence, la beauté, la fraîcheur et le charme mêmes : une tête bouclée de petit pâtre grec, un corps insexué d’Artémis amazone ou de Diane chasseresse, à la fois si noble et si pur que j’avais dû, pour l’aborder, vaincre une épaisse modestie. Un sourire qui faisait penser à celui de l’Ange de Reims, à ceux des Madones de Vinci. La voix avait un timbre chaud, comme doré. ».

 

Jean, Antoinette… et les autres…


Un beau soir de novembre 1936, l’amie du « poète de l’amour » se trouve conviée à un dîner, organisé en l’honneur de la délégation aéronautique de l’URSS,  chez l’avionneur Michel Wibault (1897-1963) et son épouse Marie-Rose au 5 de la rue Guy-de-Maupassant. Elle se retrouve juste à côté de Jean Moulin, le chef de cabinet du ministre de l’Air Pierre Cot (1895-1977). De deux ans son cadet, le jeune haut fonctionnaire met alors en œuvre le soutien clandestin du gouvernement du Front populaire aux républicains espagnols. Passionné de peinture et de poésie, celui qui signe ses œuvres picturales « Romanin » se trouve des affinités électives avec cette égérie qui a sa carte du parti radical-socialiste...

Vers 23h, Jean s’offre à raccompagner Antoinette chez elle, au 133 rue de l’Université – mais ne franchit pas la porte… Ils n’en nouent pas moins, par la suite, une relation quelque peu ambiguë : « Antoinette était devenue son amie, sa sœur, sa maîtresse et sa confidente ! ». Mais chacun « fréquente » ailleurs – Jean Moulin mène également une relation avec Marie-Gilberte Riedlinger (1897-1993), « née allemande à Mulhouse », conformément à son habitude de cloisonner ses vies multiples, tandis qu’Antoinette, demeurée « fidèle » à Géraldy, épouse la clandestinité, sous toutes ses formes...

 

Rendez-vous avec le destin…

 

Nommé préfet d’Eure-et-Loir en janvier 1939, Jean Moulin y prend rendez-vous avec son destin. Enrageant de rester « à l’arrière », après le déclenchement de la guerre, il tente de se faire incorporer – en vain. Accueillant les troupes d’occupation à Chartres, il refuse de signer un « protocole » imputant le massacre de femmes et d’enfants à des soldats « nègres » et tente le 17 juin de se trancher la gorge dans la cellule où les Allemands l’avaient enfermé avec un prisonnier sénégalais … Révoqué le 2 novembre 1940, le préfet dandy plonge en clandestinité sous le nom de Joseph Mercier, allant jusqu’à se vieillir sous des frusques élimées …

 Le 25 octobre 1941, reçu par le Général de Gaulle dans ses bureaux de Carlton Gardens à Londres, Moulin se voit assigner une triple mission : « rallier les principaux mouvements à la France libre, coordonner leur propagande ainsi que leur action (…) et dégager une organisation paramilitaire à rattacher à l’état-major de Londres ».

Antoinette prend en charge son intendance – elle devient même experte en codage/décodage des messages envoyés de Londres. Dans le collimateur du Commissariat général aux Questions juives, elle échappe de peu à la Gestapo pendant que le « délégué personnel du général de Gaulle » tombe à Caluire en juin 1943.

Réfugiée à Genève jusqu’à la fin des hostilités, cette « fidèle d’entre les fidèles » consacre le reste de sa vie à rétablir la vérité bafouée du héros de la Résistance. Le 30 mars 1983, elle fait de la Ville de Paris sa légataire universelle, à charge pour elle d’installer au 133, rue de l’Université, un musée Jean-Moulin.


Première version parue dans les Affiches-Moniteur


Pierre Pean et Laurent Ducastel, Jean Moulin, l’ultime mystère, Albin Michel, 472 p., 22 €

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