Hokusai, maître des dualités

Qui ignore désormais que cette vague géante et écumante qui se recourbe sur deux frêles esquifs chargées de rameurs qui tentent de la fendre, avec au fond le cône parfait du Mont Fuji, est d’Hokusai ? La célèbre estampe a en quelque sorte parcouru le monde, témoignant de l’extraordinaire talent de l’artiste japonais. C’est ce genre de vue qui lui a assuré en dehors de son pays une réputation internationale extraordinaire. Debussy la choisit pour orner la partition originale de son poème symphonique La Mer, en 1905. Elle appartient à la série des Trente-six vues du Mont Fuji. Son titre exact est : Sous la vague au large de Kanagawa. Quand il réalise ce chef d’œuvre, Hokusai a 70 ans. On est à la fois devant l’énergie incontrôlée de la nature et face à la brièveté des mouvements de l’eau, d’un bleu sombre en opposition à la clarté de l’horizon. Hokusai est le maître incontesté de la mise en œuvre esthétique de la dualité, si ancrée dans l’esprit japonais et extrême-oriental. Il est expert dans la confrontation des forces qui se rencontrent, rivalisent et s’équilibrent, comme ce soudain coup de vent au milieu d’un jour calme qui balaie la campagne et emporte tout sur son passage, ces petits bateaux qui enserrent une énorme baleine capable de les briser, ces oies qui passent en flottille au-dessus de montagnes immuables.

 

Ailleurs, c’est un fin croissant de lune qui éclaire le paysage alors que les activités sociales débutent. L’astre nocturne est souvent présent dans l’œuvre d’Hokusai, il est ornement, parure, témoin de l’événement, complice, caution d’une action. La lune participe à cet embellissement des sentiments et à l’amplification des sortilèges de la nature. On la voit par exemple sur ce rouleau suspendu, ronde et blanche ; tête redressée, un tigre la regarde. Hokusai a utilisé l’encre et le lavis pour donner du volume à l’animal. Lune encore sur l’estampe polychrome qui illustre le passage d’un poème. Lune à nouveau, d’automne cette fois, sur l’étang de Shinobazu, comme l’indique le titre de cette estampe, toute en dissimilitude de valeurs, de tons - bleus, ivoires et ocres - et de formes, des toits pentus et raides en contrepoint à des nuages arrondis et des rives courbées.

 

Séquences d’une longue existence, étapes marquantes dans l’élaboration de son travail, Hokusai change de noms comme de style. On compte une centaine de pseudonymes. De même, entre les premiers dessins d’acteurs, datés des années 1780, répondant encore aux canons en vigueur et les puissantes encres de la fin de la vie, exécutées autour de 1845-1847, s’étend une immense gamme d’œuvres obéissant à des manières radicalement différentes, tant par le choix des sujets que par les compositions, les mises en place et les traitements. Le fait de retenir l’ordre chronologique dans ce livre permet de suivre ces phases comme des stations proposées au cours d’un voyage entraînant le lecteur dans une double surprise, celle du Japon et de son peuple, celle selon laquelle Hokusai les présente. Il est d’une part l’un des meilleurs témoins de l’ukiyo-e, dont le cycle couvre plus de trois siècles, soit deux ères essentielles du Japon, de 1600 jusqu’à 1870 environ pour la période d’Edo, de cette date à 1912 pour l’ère Meiji, plus courte et moins déterminante à cet égard mais ouverte sur la modernité. D’autre part il prouve qu’il sait rompre avec cette tradition en alliant les règles ancestrales et les apports occidentaux que le Japon vient de découvrir et assimile à son rythme. En somme, la fusion réussie des cultures sans qu’elles perdent leur identité. Un lien subtil mais évident guide le regard et la pensée, à savoir comment Hokusai arrive par divers moyens - depuis le discours économe et au demeurant vif et réaliste de la manga jusqu’à la narration appuyée mais cependant très enlevée que le pinceau donne aux ultimes rouleaux - à saisir et formuler l’essence des choses, leur vérité et ce qu’elles dissimulent, leur brièveté et leur répétition qui ferait croire à leur permanence.

 

Avec lui, ce qui se cache derrière l’apparence est une certitude, cette certitude est évolution, ce qui s’affirme se dissout aussitôt. C’est appliqué à l’art le principe de la dualité qui se compense par l’unité, du vide qui se corrige par la plénitude, comme la fraîcheur matinale disparait peu à peu à mesure que le soleil monte dans le ciel. Hokusai traduit à la perfection cette impression de stabilité en situant au centre des montagnes imposantes, solides, immuables à l’aune de la durée de vision des hommes, en esquissant les gestes des pêcheurs, en estompant les toits du village, en faisant pressentir par la rougeur du soleil que la journée sera chaude (Paysage au soleil levant, 1803- 1807, encre sur soie, œuvre ayant appartenu au collectionneur Samuel Bing). L’air circule en toute liberté, comme volent les oiseaux, comme poussent les fleurs. Il y a une transmission des savoirs comme il y a dans la nature une transmission spontanée des acquis éternels.

 

Ainsi se révèle le foisonnement de l’imagination de cet artiste dont on se plaît à saluer le génie hors de nos normes habituelles. D’où la curiosité si marquée envers son abondante production. Si la série des Trente six vues du mont Fuji a suscité une admiration légitime et un engouement multiple, il est important de compléter cette connaissance par d’autres images, qui sont souvent encore plus fortes et intéressantes, comme cette série Voyage autour des cascades où l’emploi du fameux bleu de Prusse autorise Hokusai à raffiner ses contrastes. Ces instants d’observation se définissent toujours par cette dualité qui semble être une constante et comme une signature du maître et que toutes les illustrations proposées au long de ces pages mettent en lumière de façon particulièrement attrayante. Une biographie détaillée, des données sur les formats des estampes ainsi qu’un glossaire accompagne ce bel ouvrage. Au moment où on célèbre Hokusai par une remarquable exposition, ce livre écrit par un fin spécialiste du peintre trouve d’office toute sa place dans son parcours.

 

Dominique Vergnon

 

Nagata Seiji, Hokusai, Editions Prisma, 448 pages, plus de 400 illustrations, 23,5x29,5 cm, septembre 2014, 42 euros.

1 commentaire

Pouvez-vous svp me préciser si vous préférez cet ouvrage au catalogue- même de l'exposition Hokusai (Grand Palais)?  Vu le prix, je ne peux me permettre d'acheter les deux, bien que l'envie m'en empresse chaque jour.


D'avance je vous en remercie infiniment,