L’Image infigurable de la science sacro-sainte

Longtemps resté dans l’ombre, la Sacro-sanctae scientiae indepingibilis imago est un traité philosophique du XVIIe siècle qui renaît ici accompagné d’une édition critique et scientifique, en version française avec le texte latin en regard. Cet écrit, dû au Prince philosophe roumain Démètre Cantemir (1675-1723), se lit comme une réaction aux formes variées de l’aristotélisme de Padoue, se construit comme une philosophie chrétienne orthodoxe, mettant à profit de nombreuses sources de l’apophatisme chrétien oriental, en particulier la théologie du Pseudo-Denys l’Aréopagite… Connu pour sa familiarité avec les Ottomans (otage pendant que son père règne en Moldavie, puis ambassadeur de son frère ou simple particulier), il devint par la suite, en exil forcé, conseiller privé de Pierre le Grand après sa tentative ratée de briser la suzeraineté de la Porte sur la Principauté de Moldavie. Ne pouvant donc régner, il se consacra aux Lettres, et plus particulièrement à la philosophie.

La longue familiarité du prince Cantemir avec les Ottomans recouvre une formation intellectuelle privée, dans une communauté de foi et d’idées avec les chefs de file de la pensée chrétienne orthodoxe d’Istanbul. Les vecteurs de cette communauté, ce sont quelques moines grecs, ayant différents statuts sociaux, qui sillonnent le monde balkanique, politiquement occupé ou, du moins, fidélisé par l’Empire Ottoman. N’oublions pas qu’à cette époque l’Eglise orthodoxe est plus concentrée sur les questions de légitimité politique et les tentatives de rapprochement à l’intérieur de la « tunique déchirée du Christ » ne cessent de se multiplier. Il est d’ailleurs pertinent de noter la fascination du protestantisme de l’époque à l’intérieur de la réflexion orthodoxe ; attirance qui s’explique en partie  par la notion d’adversaire commun – le catholicisme – mais surtout par des liens qui se sont tissés entre les cercles orthodoxes et les pays de la Réforme. Sans parler de l’avènement de Loukaris au Patriarcat de Constantinople et de ses tentatives pour rapprocher la foi orthodoxe du calvinisme…

Le manuscrit original se trouve conservé à la Bibliothèque Russe d’État, dans la collection fondamentale de livres manuscrits de l’Académie théologique de Moscou. Il se compose de 168 feuillets qui en font, aussi, une œuvre d’art, dans la tradition calligraphique de l’Orient : écriture belle et soignée, mise en page rigoureuse, polychromie des titres, lettrines en or, dessin en frontispice de la première page du texte, etc.
Sacro-sanctae scientiae indepingibilis imago a une structure hétéroclite, sous laquelle on peut reconstruire, en gros, le projet d’une physique anti-aristotélicienne. Une partie traite des conditions dans lesquelles on peut arriver à la connaissance des principes du monde et figure une belle allégorie de la connaissance par les sens, vouée à l’échec. Une seconde partie, sous la forme d’une explication de la Création en six jours, est en fait une cosmogonie selon le modèle des physiques mosaïques, dont le premier auteur fut Jean Philopon, à Alexandrie, au VIe siècle.

Le Livre I s’ouvre sur le tourment intérieur d’un jeune philosophe qui se débat en proie à une crise du savoir, d’où il en découle que l’homme ne peut obtenir la connaissance par soi. Réflexions qui ouvrent le Livre II qui explicitera que la connaissance par les sens est vouée à l’échec car elle opère sur la substance et l’accident. Or, pour Cantemir, c’est l’existence du vide dans la nature qui rend possible le mouvement : en effet, « s’il n’y avait pas de vide répandu par la matière, le mouvement d’un seul corps provoquerait le mouvement solidaire et uniforme de tous les autres, puisqu’on ne peut rien ajouter au plein. »
Le Livre III aborde Satan et le Livre IV apporte un recentrage de la perspective philosophique, à partir du changement thématique annoncé à la fin du livre précédent, et voit Cantemir entrer en guerre ouverte contre Aristote.
Le Livre V traite de la vie, avec en ouverture une invocation de la grâce de Dieu, sans le concours de laquelle l’intellect ne saurait s’élever au-dessus des choses sensibles vers leur universalité.
Dans le Livre VI, Cantemir qui, dans les précédents, avait levé le voile sur quelques indices allégoriques de la Science sacrée, s’emploie maintenant à en expliquer et éclairer davantage tout le système en montrant les « harmonies contingentes » de la Providence divine, mais aussi le libre arbitre de l’homme. C’est cette double approche qui justifie le titre de Théologoéthique, annoncé à la fin du livre précédent.

Alors, la Prescience divine serait pure de tous les excès du libre arbitre. Armé de cet enseignement, disciple, te voilà désormais capable de philosopher, de combattre pour la cause de Dieu, de vivre vertueusement, de distinguer entre mort et mort, entre vie et vie, de parvenir à la béatitude et d’en jouir – voire de célébrer Dieu (ch. 24).
Mais d’en jouir, surtout…

François Xavier

Démètre Cantemir, L’Image infigurable de la science sacro-sainte, édition critique de Dan Slusanschi & Liviu Storia, traduction du latin de Vlad Alexandrescu, Honoré Champion, coll. "Sources classiques", février 2016, 740 p. – 110,00 €

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