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"La fin d’Alice" ou redéfinir la pédophilie

Là où se situe de la gêne il n’y a pas de plaisir, disait mon grand-père, né en 1899. Ce qui en dit long sur la notion de morale étirée depuis des décennies, désormais matière (re)découverte par le corps politique qui veut l’imposer dans le cursus du collégien… Voire dans la compréhension de ce que l’on entend par être civilisé, au point que l’éditeur s’est cru obligé de le signaler dans son communiqué de presse : une manière de déminer le terrain ? Mais quoi ? Le stupre ne serait donc que fange dans laquelle se vautreraient les pervers ? Il y aurait un code du bon coït et un nombre radical conduisant la fréquence des rapports qui nous rendrait plus heureux ? Balivernes ! Le désir sexuel est commandé par un agrégat de stimuli (olfactifs, visuels, tactiles, ludiques, etc.) qui participe à la naissance de fantasmes. Et de ces jeux sexuels, de ces mises en situation, de ces rencontres parfois hautement improbables entre deux partenaires, jaillit une explosion chimique qui n’est pas que physique, comme l’a si bien démontré Jean-Didier Vincent dans La biologie des passions. La chimie du cerveau joue un jeu bien particulier dans l’émergence d’un amour, lequel ne connaît pas le nombre des années…

 

Et c’est bien là que le bât blesse : elle a dix-neuf ans révolus et semble sombrer dans une déprime post-adolescente alors qu’elle devrait rayonner et profiter. Famille aisée, fille unique, les grandes vacances qui s’annoncent, projet de voyage en Europe… Mais une libido particulière vrille ses intestins si bien qu’elle ne peut s’en ouvrir à personne. Sauf à trouver comme confident un monstre embastillé pour avoir massacrée une fillette de douze ans. Une correspondance s’installe étant donné que l’administration ferme les yeux : après deux décennies derrière les barreaux, le quinquagénaire est laissé libre de ses caprices épistolaires. Une relation se construit, les confidences nourrissent la confiance, des liens se nouent…

 

La jeune fille ne parvient pas à contrôler son attirance pour un jeune garçon de douze ans, et quémande conseils auprès de son mentor. Voilà déjà un an que ce petit voisin est en ligne de mire et les seuls cours de tennis qu’elle lui prodigue ne suffisent plus à brûler toute cette sève qui la ravage de l’intérieur. Elle sait que bientôt le jeune Matt se métamorphosera en jeune homme arrogant, musclé, prétentieux. C’est l’innocence aux portes des enfers qu’elle veut cueillir, c’est l’apprentissage des variations sur le thème du plaisir total qu’elle souhaite lui offrir… et s’embraser à son contact. Mais est-ce le bon moment ?

 

"Une femme veut se sentir femme. Elle veut être possédée, pénétrée, violée. Mais, plus que tout, elle veut envelopper l’homme." (Thomas Pynchon, V., Seuil, 2012)

 

Habilement tressée, la trame narrative reprend des extraits des lettres et leur interprétation par celui qui nous fera aussi partager son quotidien carcéral sans omettre le moindre détail, ponctuée de digressions sur son passé. Ainsi, l’on suit deux récits enchâssés pour basculer de plus en plus sur son histoire avec Alice, cette enfant délurée qui ira vers l’adulte au prix de son corps offert, sans la moindre pudeur, sachant qu’elle marche sur le tapis de feu des affranchis et qu’elle risque bien de se brûler. Mais déjà on sent poindre derrière l’espièglerie toute la bile rancunière de la femme outragée, hystérique, qui provoquera sa chute en défiant celui qu’elle prenait pour un fat alors qu’il était un monstre endormi…

 

"Apprivoiser une enfant, la prendre et la former, c’est charmer un serpent. Le pipeau dont on use, c’est la mélodie d’un manège, le rebondissement d’une histoire, tout est dans la croyance."

 

Ne lorgnons-nous pas sur les détails des pratiques de ces pervers qui nous répugnent tant ? Ne tirons-nous pas un louche plaisir de ces comptes-rendus de leurs exploits pour mieux rejeter leurs auteurs dans la classification de l’inhumain ? Or, la perversion n’est présente que chez l’être humain, elle est donc bien l’un des critères de l’humanité. D’ailleurs, qui n’a jamais participé à un jeu de rôles, pratiqué le bondage ou toute autre activité, de la masturbation (hier encore interdite par certains "bon penseurs") à la sodomie (prohibée dans certains états des États-Unis d’Amérique : le puritanisme aussi est une forme de perversion), pour pimenter ses étreintes charnelles qui sombrent bien vite dans la monotonie sans le goût de l’interdit ? Et que dire des couguars et autres couples dont l’un à vingt ans, voire vingt-cinq ou trente, de moins : n’est-ce pas une variance pédophile ou incestueuse tant Œdipe plane dans les interstices ? En amour, et plus encore dans le monde interlope de la sexualité, c’est bien dans la marge, dans le gris, ce flou merveilleux des possibles infinis, que se joue la grande tragédie humaine.

 

Comme le rappellent Sergé André et Guidino Gosselin (Qu’est-ce que la pédophilie ?, coll. "Que", Bruxelles, éditions Luc Pire, 2008), il y a des nuances qu’il ne faut pas balayer d’un revers de la main. L’amour sans contrainte entre un adulte et un jeune – qui plus est, qui serait demandeur – pose bien plus de questions que celle de la moralité ou de la légalité de la relation. "Il ne faut pas confondre le registre du crime sexuel avec celui de l’attrait sexuel" (Guidino Gosselin), mais bien repenser l’éthique au-delà de nos traditions de bonnes mœurs pour répondre aux questions que l’existence des perversions nous pose. Et non faire l’autruche, car notre morale et nos valeurs ne peuvent s’admettre dans le seul refoulement !

Il faut tenter de comprendre le mécanisme de la jouissance et non en avoir peur, comme toutes les religions l’avouent implicitement en l’interdisant, pour aborder de front ce refoulé… Car il s’agit bien d’une énigme, un phénomène non naturel ni orienté par un sens mais régit par une pulsion dont l’essence apparaît à travers une série de représentations (de signifiants dira Lacan) qui se développe en un fantasme.


Une sexualité de l’aberration, donc pathologique (que cela soit dans les actes ou les désirs privés) qui se noue dès l’enfance. Comprendre les perversions c’est en expliciter le mécanisme, non l’excuser. La pédophilie découle de la logique de la parole pour édifier le père authentique, celui qui démasquera l’hypocrisie fondatrice de l’amour paternel pour libérer une réelle passion sexuelle. La pédophilie est donc une théorie (et une pratique) de la paternité qui s’oppose à la fonction symbolique du père pour lui préférer un père qui s’érige comme tel au nom de la jouissance plutôt qu’au nom de son interdit. Et derrière cette apologie de la passion du père transparait en filigrane la théorie du désir qui est propre à toutes les formes de perversions. Quand le névrosé désir par la mise en suspens de la jouissance, le pervers à obligation de jouir. Une obligation dictée par la Nature, dont le pervers est le servant, se justifiant par l’argument de la naturalité du plaisir sexuel donné à l’enfant.

 

La littérature donne parfois des objets qui arrêtent le temps, pulvérise les idéaux et repositionne le décor en mettant en lumière l’exacte épicentre de nos Moi déniés par deux mille ans de culture judéo-chrétienne, berceau de l’hypocrisie absolue. Ainsi, tout comme Lautréamont ou Artaud, Homes traite de l’insupportable et pousse le lecteur au trouble. À lui de savoir repousser ses limites, oublier ses jugements à l’emporte-pièce et ses carcans moraux pour se libérer de toute pesanteur et dépasser le stade primaire de la révulsion. Des plaisirs sadomasochistes entre détenus aux jeux sexuels des enfants, cette expérience n’a rien de perfide, bien au contraire. Elle révèlera ce qui dort derrière les verrous de nos contingences. Elle fera valser les barrières car après la répugnance il y a la douceur suave d’une transmission, la découverte d’un territoire inconnu... De la compréhension (qui n’est pas l’acceptation stricto sensu) des traumatismes originels naît l’appétence des extrêmes qui peuvent aussi, dans le consentement mutuel, donner lieu à des extases infinies…

 

"Peut-être qu’il faut être dingue pour aimer quelqu’un." (Thomas Pynchon, V., Seuil, 2012)

 

Alors ? Est-ce réellement la fin d’Alice ou possédons-nous, tous, à quelque degré que ce soit, une parcelle d’incendie qui fait de nous un pédophile en puissance ?


François Xavier

 

A. M. Homes, La fin d’Alice, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel-Guedj et Yoann Gentric, Actes Sud, coll. "Lettres anglo-américaines", avril 2013, 318 p.- 22,50 €

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15 commentaires

Redéfinir la pédophilie... cela peut prêter à confusion comme titre, non?

C'est le but, mon cher Sylvain, d'où mon renvoi vers Serge André et Guidino Gosselin, lesquels, par exemple, ne considèrent pas Marc Dutroux comme un pédophile mais un criminel sexuel, un psychopathe et un pervers. Le pédophile ne tue pas, ne violente pas, il y a eu un glissement sémantique qui, comme dans bien d'autres cas, fait que l'on emploie trop souvent à tort le terme de pédophile pour violeur, criminel sexuel, etc.

Le pédophile cherche une relation consentie et accepte le refus en contournant l'interdit, le psychopathe viole, tue... 
Quant au roman, c'est un pur délice de lecture tant il fait souffler une tempête sous nos yeux, et (dé)montre l'essentiel...  

Alors j'ai besoin de comprendre un petit peu l'utilisation des termes chez François. Mettons de côté Marc Dutroux et les violeurs pervers. La pédophilie, c'est littéralement l'amour des enfants, qu'on traduit dans nos sociétés occidentales comme une attirance sexuelle pour les enfants. Il y a des pédophiles (ou des gens qui ont des tendances en ce sens) qui ne passent pas à l'acte et bien des fois ça ne les intéresse pas: ces gens là ne posent pas de problèmes même s'ils sont parfois malheureux.  Là où votre propos me dérange (mais c'est très bien, allons au fond, discutons), c'est de parler de "relation libre et consentie": parle-t-on ici de relations sexuelles? Un enfant (on pourrait parler des âges mais 15 ans me paraît une bonne frontière entre l'enfance et l'adolescence) n'est pas un adulte psychologiquement et physiquement et la loi estime, je le rappelle, que  dans le cas de relations sexuelles entre un professeur et un élève adolescent (plus de 15 ans), l'enseignant abuse alors de sa position pour séduire l'élève...  Pour moi, un enfant n'est pas du tout en mesure d'avoir ce type de relations. Mon trouble persiste donc...

Ouf ! Sylvain vous êtes là pour limiter la dérive de notre poète ? essayiste ? brouilleur de pistes ? car le pédophile cherche surtout à assouvir sa pulsion, son envie irrésistible si possible sans bruit, sans cri en se persuadant d'une relation consentie. Franchement François, sans parler de prédateurs qui courent après tout ce qui bouge, il n'y a rien qui vous choque lorsque on apprend qu'une enfant de 12 ans est mariée (livrée ?) à un quinquagénaire dans une région du Bengladesh ou du Pakistan ? Je ne vois vraiment pas où la liberté et le consentement trouvent leur place dans ce genre de relation. 

Jouons l'avocat du diable (je précise ces personnages me révulsent au plus haut point) : à 12 ans, à Rome, le mariage était monnaie courante... o tempora o mores...

la question est presque plus sociétale (crime d'un côté des Pyrénées et pas de l'autre) que "purement" morale...

Pour répondre à Valérie, oui, c'est abject de voir une gosse de douze ans forcée à épouser un vieillard, mais n'allons pas si loin, des amies algériennes sont en Suisse pour n'avoir pas voulu suivre la promesse de leurs parents et se sont enfuies. Passons, là n'est pas, il me semble, le propos de FX. Il parle, aussi, du livre, que je viens de terminer, et qui m'a laissé sur le flanc, il parle donc de cet amour étrange dont l'exemple le plus frappant et cette maîtresse d'école qui, aux USA, tomba amoureuse de son élève, un jeune garçon de mémoire de 14 ans, ils eurent un enfant, elle accoucha en prison, elle a 25 ans de plus et désormais, peine purgée, ils vivent ensemble et ont eu un second enfant. Un doc est passé à la TV pour en parler, et même les USA si puritaines ont reconnu l'amour... Nous laisserons FX confirmer mais je crois qu'il appelle à la grande prudence et à ne pas confondre la loi, la morale et le sentiment amoureux...

Bon on parle là de situations extrêmes. On peut aussi évoquer le suicide de Gabrielle RUSSIER en septembre 1969, professeur de lettres, condamnée pour détournement de mineur et qui a inspiré à Pompidou de citer Brillamment Eluard... Ici on est à la frontière dont je parlais à François, celle des 15 ans où l'adolescent n'est déjà plus tout à fait un enfant selon moi. Il n'empêche qu'il s'agit de situations limites qu'on ne peut pas, je pense, qualifier strictement de "pédophiles". Mon propos n'est pas ici d'être puritain. J'ai lu Nabokov que j'ai adoré d'ailleurs. Cependant, lorsqu'on parle de "redéfinir la pédophilie", il convient de savoir ce qu'on met derrière cette formule. Or le texte proposé est flou... Parle-t-on de cas comme Gabrielle Russier? Il ne me semble pas parce que c'est flou.
Ensuite, François écrit dans sa réponse à mon commentaire : " Le pédophile cherche une relation consentie et accepte le refus en contournant l'interdit, le psychopathe viole, tue... ".  Qu'entend-il par là exactement? J'ai beaucoup lu sur la question. Je n'ai jamais trouvé le cas d'enfants, de jeunes enfants ayant cherché librement des relations avec des adultes. Ici c'est quand même à mes yeux de cas de viols dont on parle! Alors on pourrait m'expliquer que, du temps de la Grèce antique, certaines pratiques étaient tolérées... Les choses étaient tout de même différentes, avec des valeurs morales différentes.
Je pense que François a beaucoup aimé ce livre. Peut-être est-ce un beau texte d'ailleurs (je vais aller le feuilleter) mais de grâce, il faut faire attention avec certaines formulations. Non qu'il faille se censurer mais je pense que nous devons être précis et clairs.

La profondeur des arguments en faveur de la redéfinition de la pédophilie me laisse sans voix. Quelqu'un aurait-il par hasard la référence d'un bon bouquin sur la zoophilie, s'il vous plaît ? Il me vient une folle envie de profiter d'un article sur un que livre bien écrit, de la littérature, quoi, afin de faire mon coming out : j'aime les caniches, et je crois en un amour partagé et consenti (en un mot). La preuve ? Quand mon caniche me voit, il remue la queue. Et vous savez quoi ? Moi aussi. Si c'est pas de la symbiose ça...

Sur la pédophilie, il y a des précédents, notamment dans la mouvance des années 70, on en doit un à Léonide Kameneff, le fondateur de l'Ecole en bateau dont il a été question récemment... On peut lire dans son livre, L'Ecole sans tablier, distribué aux parents qui ensuite, l'ayant lu, lui confient leurs enfants (c'est assez délirant d'ailleurs...) : "l'enfant ]a les mêmes droits et les mêmes devoirs que les adultes [notamment de] vivre sa sexualité comme il en a envie".

Citons également Daniel Cohn-Bendit, qui, dans son livre Le Grand Bazar (Belfond, 1975), écrit :" Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : "Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi m’avez-vous choisi, moi, et pas d’autres gosses ?" Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même ". [...] "J’avais besoin d’être inconditionnellement accepté par eux. Je voulais que les gosses aient envie de moi, et je faisais tout pour qu’ils dépendent de moi ".
Pour les animaux, je ne vois pas, mais ça devrait pouvoir se trouver.

Je ne connais qu'un livre assommant en la matière, auquel je me réfère en cas de doute, il s'appelle le code civil. Mais je ne ferai pas l'affront à des intellectuels de le citer. J'oppose le droit tout joliment littéraire cité ci-avant aux enfants de vivre leur sexualité à celui édicté par et pour la société de définir clairement une majorité et une minorité sexuelle. Dans le cas d'une minorité sexuelle, le droit de l'enfant de disposer de son corps pour des relations ne vaut rien non pas face au droit mais bien à la responsabilité des parents de le protéger jusqu'à ce qu'il soit non pas mûr, mais légalement responsable de ses actes. On peut discuter, comme pour le droit de vote, de la limite imposée par la loi, certainement pas de son principe. La belle littérature n'y changera rien. Pour les animaux, je laisse les défenseurs de la cause animale s'approprier le débat, ce n'était pas le but de mon intervention d'un humour douteux, j'en conviens.