La rumeur et le Corbeau, fable... et entretien avec Jean-Yves le Naour, Historien de la rumeur

A l'occasion de la parution de son enquête, Le Corbeau, histoire vraie d'une rumeur, nous avons rencontré l'historien Jean-Yves Le Naour

— C’est l’histoire d’une vieille fille amoureuse et éconduite, rien de plus a priori. Elle envoie des lettres anonymes pour se « défouler ». Comment a-t-on pu faire tout de suite un événement de ce qui ressort essentiellement de la chronique de quartier  ?
 

Jean-Yves Le Naour. Au départ, vous avez raison de le souligner, cette histoire n’est absolument pas un événement. Elle concerne un petit cercle d’individus dans le milieu de la préfecture de la ville de Tulle, et pendant quatre années, de 1917 à 1921, l’affaire des lettres anonymes ne sort pas des murs de l’administration. Ce n’est qu’en 1921 que tout s’emballe : parce que l’anonyme frappe désormais en dehors de la préfecture, abandonne ses courriers dans toute la ville, et surtout parce que l’histoire se dramatise avec la mort d’un greffier de la préfecture. C’est à ce moment que la presse nationale débarque à Tulle car cette histoire crapuleuse attire les journaux spécialisés dans le fait divers qui y voient une affaire de substitution à celle de Landru qui est en train de s’achever : du mystère, une ville empuantie par la peur où tout le monde se surveille et ses soupçonne, un cadavre… Voilà qui est vendeur pour la presse à scandale, et c’est ainsi qu’une banale affaire d’amour déçue s’est transformée en persécution pathologique, puis en évènement national.

— Pourquoi ressortir cette histoire maintenant ? Vous semble-t-elle symptomatique d’un état actuel de la société française ? Les pièces du dossier n’étaient pas connues?

Jean-Yves Le Naour. Il est vrai que toute histoire est contemporaine dans le sens où l’historien ne peut complètement s’affranchir de son époque quand il parle du passé, mais je me garderai d’établir une comparaison entre la société de 1921 et celle d’aujourd’hui. En fait, cette histoire des lettres anonymes de Tulle, dont on sait qu’elle a inspirée Henri-Georges Clouzot pour réaliser son film Le Corbeau, aurait été traitée depuis longtemps si l’on avait pu mettre la main plus tôt sur le dossier d’instruction : en effet, il n’y avait plus aucune trace du dossier aux archives départementales de Corrèze, dépôt légal du tribunal de Tulle. Cette absence a découragé nombre d’historiens et d’érudits locaux, mais il fallait tout simplement s’adresser aux archives départementales de Haute-Vienne car la coupable, condamné à Tulle, avait fait appel du jugement devant la Cour de Limoges. Ce n’était donc pas à Tulle qu’il fallait chercher le dossier, mais à Limoges ! Cela n’a l’air de rien, mais un historien a besoin d’archives pour écrire !

Cette affaire est partie de rien pour alimenter la presse populaire. Les journaux peuvent-ils, comme cela, se trouver leur propre « histoire » sans justifier du réel ? L’éloignement (Tulle en Corrèze) a fait rire les parisiens, certains se disant à l’abri des échotiers. La province est-elle nécessairement en butte aux railleries ?

Jean-Yves Le Naour. Bien sûr que la presse a besoin de « réel » pour se saisir d’une histoire, mais, plus précisément, elle n’a besoin que d’une trame… ensuite elle brode, enjolive, introduit de la peur, de l’angoisse, prête des sentiments aux protagonistes de l’affaire. Il lui faut intéresser ses lecteurs et c’est pourquoi on peut la considérer comme un véritable acteur de l’affaire judiciaire. Elle n’invente pas l’affaire bien entendu mais elle lui donne sa dimension, psychologique, sociale, nationale, elle lui donne du sens en l’intégrant dans des processus de narration dont la fonction est avant tout cathartique. La narration d’une histoire, c’est déjà une construction. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le discours sur l’affaire de Tulle ne s’intègre dans un discours parisien sur les « petites gens » des « petites villes » de province, plus occupés à surveiller leurs voisins qu’à vaquer à leurs affaires personnelles.

— Pareillement, la machine juridique a montré son grand ridicule : des experts experts en rien, un juge ébloui par les gazettes, des effets de manche et de prétoire, etc., tout l’arsenal de la comédie, n’eût été les morts. Cela ajoute-t-il au « succès » de l’affaire ?

Jean-Yves Le Naour. C’en est une composante essentielle ! Et les spécialistes du fait divers ne pouvaient sans doute pas rêver mieux que de tomber sur un petit juge qui perd les pédales depuis qu’il est sous le feux des médias. Si traditionnellement magistrats et journalistes se parlent peu, les uns invoquant le secret de l’instruction, les autres le droit à l’information, à Tulle, on collabore franchement jusqu’au ridicule : imaginez un juge féru de spiritisme qui se fait convaincre par un journaliste de procéder à une expérience parapsychique en interrogeant des suspectes sous la conduite d’un médium venu de Paris ! On croirait un roman, et, de fait, c’est à peine croyable. Et pourtant le juge se prête à cette expérience. Quand elle est connue, évidemment, c’est un scandale à Paris, l’interpellation du garde des Sceaux au Sénat, et au final, le juge est dessaisi de son dossier. L’instruction en a été autant retardé. Une affaire pitoyable qui a, en tout cas, fait rire toute la France et fait passer l’affaire de Tulle du drame au vaudeville.

— Vous étiez en pleine rédaction de votre ouvrage pendant l’affaire dite d’Outreau. Vous n’avez pas le sentiment que l'histoire bégaie ?

Jean-Yves Le Naour. Effectivement, on ne peut pas s’empêcher de songer à l’actualité et à l’affaire d’Outreau, à la lecture de cette affaire, étant donné le complet emballement de la presse et de la justice. Personnellement, j’ai plutôt songé à l’affaire Gregory où la presse a instruit le dossier au moins autant que le juge qui, lui aussi, n’a pu résister à la pression médiatique, ce qui a aboutit à des drames (comme dans l’affaire de Tulle). Au final, la leçon que l’on peut retenir dans ces histoires de naufrages judiciaires, est toute simple : la justice, pour être sereine, doit s’efforcer de se détacher de la pression médiatique et de tout mouvement d’émotion et d’opinion. Ce n’est pas évident !

— Cette histoire a inspiré Le Corbeau de Clouzot, produit par la Continental (donc l’Allemagne) en pleine occupation. Acte de bravoure ou sape de la morale française ?

Jean-Yves Le Naour. La Résistance, aussi bien gaulliste que communiste, a accusé Clouzot dès 1944 d’avoir réalisé un film atroce, une entreprise d’avilissement de la société française au service de l’occupant. Il s’agissait de peindre une société vermoulue, gangrenée, en un mot dégénérée. D’ailleurs la rumeur a insinué que le film de Clouzot a été diffusé en Allemagne sous le titre infamant Une petite ville française. C’était faux. Le Corbeau a certes été réalisé par la Continental, firme allemande gérée par le nazi Greven, mais il n’était pas le seul : Au bonheur des dames d’André Cayatte ou La Symphonie fantastique de Christian Jacque ont également été produits par la Continental et n’ont pas été poursuivis. La haine qui accompagne Le Corbeau s’explique donc par d’autres raisons et d’abord par son sujet même dans le contexte de l’occupation allemande qui utilise les lettres anonymes comme système de gouvernement. Au demeurant, le film n’a pas plu aux pétainistes non plus qui n’auraient pas manqué d’interdire le film… s’il n’avait pas été produit par les Allemands ! Le ton nihiliste et noir de Clouzot, qui nie le bien et le mal dans un contexte d’affrontement idéologique, voilà bien en quoi consistait le scandale. Et c’est aussi ce scandale qui en a fait un chef-d’œuvre.

— Le film de Clouzot, par son immense succès, a escamoté le fait divers original. Sans Clouzot seriez-vous revenu à ce fait divers ? Et il a eu des suites. Vous n’en parlez pas, notamment de Radio Corbeau d'Yves Boisset (1989) ?

Jean-Yves Le Naour. Je ne serai sans doute pas revenu à cette histoire car, sans Clouzot, cette histoire aurait été oubliée définitivement. Savoir que Le Corbeau était inspiré d’un fait divers réel ne pouvait, en revanche, qu’exciter la curiosité d’un historien. Mais je ne parle pas des copies inspirées de ce film car elles sont complètement déconnectées de l’histoire : celle de Tulle, tout d’abord, que Clouzot a adapté avec liberté, et celle du « Corbeau » lui-même, dont la force réside principalement dans le contexte de sa réalisation (1943). 

— La publication de votre travail coïncide plus ou moins avec un regain d’intérêt scientifique pour les faits divers. On sort de « Détective » pour les PUF, presque. C’est la petite histoire, mais anoblie-t-elle ? Pourquoi cherche-t-on l’universel dans le fait divers ?

Jean-Yves Le Naour. Vous avez raison de souligner que l’histoire a longtemps méprisé le fait divers, jusque dans les années 1980 plus exactement, quand elle a commencé par se détacher des grandes thèses structuralistes qui voulaient embrasser une compréhension globale du monde. Le faits divers a depuis fait l’objet d’un numéro spécial des Annales et a donné matière a rédaction de trois thèses de doctorat, c’est dire qu’elle a acquis des lettres de noblesse. Pourquoi ? Mais parce que le fait divers est une sorte de miroir par lequel la société se contemple, avec fascination, mais aussi avec répulsion, ce qui nous en apprend beaucoup sur les dérèglements d’une époque. Ainsi, le fait divers peut servir de clé pour saisir l’atmosphère d’un temps, la construction de l’opinion, de la justice et de la presse, et l’articulation spéciale de ses trois éléments.

— Pour finir, la délation, un sport national ?

Jean-Yves Le Naour. C’est un peu un lieu commun de définir la lettre anonyme comme un « sport national » mais cette affirmation mériterait d’être largement combattue. En effet, les Français ne sont pas plus lâches ni plus tarés que d’autres peuples, seulement cette opinion s’est construite sur le fleuve de dénonciation qui a accompagné la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation, un moment de guerre civile où tout le monde réglait ses comptes. Si l’on avait déjà vu naître ce comportement en 1914-1918 – l’affaire de Tulle commence en 1917 – c’est tout simplement parce que, dans le premier comme dans le second conflit mondial, les individus ont le sentiment de participer à la grande régénération de la nation… et fustigent ceux qui sont censés la compromettre, les « antipatriotes » pacifistes en 14-18, les Juifs, gaullistes, communistes en 40-44. Ce sont ces conditions particulières qui ont conduit à deux vagues de boue dans notre histoire contemporaine. Mais il est vrai également qu’aujourd’hui encore certaines administrations (le fisc par exemple) utilisent les dénonciations anonymes pour faire des enquêtes : comment fustiger moralement la lâcheté de la lettre anonyme et la prendre officiellement en compte ? C’est un dilemme que nous n’avons toujours pas réglé.

Propos recueillis par Loïc Di Stefano

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