Interview (1/3) - Alain Gerber ou l'allégresse du pessimisme

Notoirement méconnu. La formule qu'Alexandre Vialatte s'appliquait à lui-même pourrait convenir à Alain Gerber. Cet auteur prolifique de romans, de récits, de nouvelles, d'essais, a vu nombre de ses ouvrages distingués par des prix (pour n'en citer qu'un, l'Interallié pour Le Verger du diable, Grasset, 1989). Spécialiste unanimement apprécié du jazz dont il fut, des lustres durant, un chantre passionné et passionnant sur les ondes de Radio France (on lui doit notamment la série Le Jazz est un roman), il compte parmi les écrivains les plus originaux de ce temps. Paradoxalement, son audience se cantonne aujourd'hui à un public de happy few. N'attendons pas que les générations futures nous reprochent à juste titre de l'avoir ignoré !

 

— Vous publiez aujourd'hui Le Central, un livre qui marque, en quelque sorte, votre retour à la forme romanesque après Jours de brume sur les hauts plateaux (2001), si on excepte, dans l'intervalle, la série inspirée par le jazz. Mais s'agit-il vraiment d'un roman ? À l'évidence, la part autobiographique est ici importante, même si le narrateur n'emploie jamais le « je ». D'une manière plus générale, quelle place consciente occupe-t-elle dans votre oeuvre romanesque ?

La plupart des péripéties, pour ne pas dire toutes, ne se sont jamais produites. En revanche, les personnages purement imaginaires se trouvent là en minorité et, en dépit ce qu’on pourrait imaginer, ce ne sont pas les plus hauts en couleur. Paradoxalement, je ne les ai introduits que pour conférer un vernis de réalisme à une réalité qui, servie toute crue, aurait sans doute paru peu crédible. Ainsi, la demoiselle des postes ou le chauffagiste, je les ai tirés de ma cervelle, alors que l’étudiant de génie qui multipliait les thèses de doctorat scientifique tout en occupant un poste de maître auxiliaire dans un collège technique, le dentiste (qui n’était pas dentiste) et ses énigmatiques vestales, ceux-là, entre autres, ont bel et bien existé, sous les traits que je leur prête, dans les costumes que je décris et aux places que je leur assigne une conformité au réel qui, au demeurant, ne présente d’intérêt que pour moi.

 

— Qu'entendez-vous par là ? Vous savez bien que le lecteur est toujours avide de démêler le vrai du faux, de savoir ce qui relève de l'observation in vivo et de l'imagination pure et simple. Quant aux interrogations sur la part du vécu de l'écrivain dans son oeuvre, elles ne se sont pas éteintes avec le Contre Sainte-Beuve de Proust...

J’entends par là que le caractère autobiographique du livre, que ne signale d’ailleurs pas le prière d’insérer, ne se propose en aucune manière comme un programme ou un argument. J’ai éprouvé le besoin d’établir un cordon sanitaire autour d’un territoire précis de mes souvenirs, mais pas celui de mettre qui que ce fût dans la confidence. Au surplus, à aucun moment pendant la composition du roman, je n’ai perdu de vue le fait qu’il s’agissait d’accomplir une œuvre répondant aux critères traditionnels de la littérature de fiction, auxquels je reste attaché ne serait-ce que par fidélité à des auteurs tels que Joseph Conrad. À partir de là, que les événements et les héros soient ou non fictifs ne présente pas grand intérêt, vous l’avouerez. En ce qui me concerne, je ne distingue pas entre les deux sources d’inspiration, l’imaginaire n’étant en quelque sorte à mes yeux qu’un cas particulier du réel… et vice et versa. (Je suppose que les grandes philosophies dites « idéalistes », celle de Kant en particulier, m’auront marqué plus profondément que je ne le croyais !)

 

— Sans doute aussi l'identité des contraires, chère à Alfred Jarry et aux pataphysiciens ?

Je ne saurais me désolidariser des pataphysiciens ! Ceci ayant été rappelé, il n’y a dans ma conception aucune solution de continuité entre ce qu’on pourrait appeler le mensonge et ce qu’on définit comme la vérité, dans la mesure, il va de soi, où le premier revendique et assume la fonction de forcer la seconde à se dévoiler. Car, si la réalité m’indiffère, la vérité est une de mes passions du moins fait-elle l’objet d’un culte auquel je me suis fixé depuis l’enfance le devoir d’adhérer. La réalité, de manière plus ou moins délibérée, ne fait souvent que parasiter ou travestir la vérité : le mensonge est capable de la mettre à nu et de la faire sortir du puits. Ainsi (vous y avez fait allusion), j’ai consacré quelques milliers de pages au jazz et aux jazzmen, en mêlant des séquences ou des dialogues de pure Fantasie (fantasme et fantaisie dans le même mot allemand pour « imagination ») à des éléments biographiques dûment estampillés comme tels par des témoins fiables et des chercheurs intègres, mais je n’ai procédé de cette façon qu’en raison de mon absolue conviction que ce mariage contre nature serait plus révélateur que le choix d’une des deux approches contre l’autre. En résumé, pour ma part, outre le fait que mon attitude devant la page blanche a été exactement la même dans tous les cas de figure, je ne vois aucune différence de nature entre un « pur » roman comme Jours de brume ou Blues (auquel je tiens tout particulièrement), un ouvrage qui se contente soit de mettre en scène des faits historiques (Jack Teagarden. Pluie d’étoiles sur l’Alabama), soit de les mettre en perspective afin de trouver une continuité et un sens à ce qui, à première vue, en manque cruellement (Miles, ce feu paisible), et, pour finir, une entreprise aussi essentiellement autobiographique que Le Central. J’ajouterai à cela que nombre de mes « romans-jazz », comme quelqu’un les a baptisés, m’impliquent beaucoup plus intimement que ce livre-là. À commencer par Paul Desmond et le Côté féminin du monde, mais, à des degrés divers, j’ai le sentiment que presque tous les autres présentent cette particularité.

 

— En somme, votre propre quête (de sens, de vérité) se poursuit dans vos « romans-jazz ». D'une certaine façon, vous identifiez-vous aux musiciens que vous prenez pour sujets (ou pour objets) comme vous pourriez vous incarner dans un personnage fictif de roman ? Si c'est le cas, n'est-ce pas un exercice périlleux où il s'agit de ne trahir personne, ni vous, ni le musicien en question ?

Je me demande parfois si, dans ces livres, ce ne sont pas les musiciens qui s’identifient à moi !... Sans les trahir (du moins je l’espère), sans leur forcer la main, sans même les manipuler, j’ai confié à Chet Baker, à Charlie Parker, à Gigi Gryce et à d’autres le soin de régler mes comptes avec la trop fameuse « énigme de la création », que je ne pouvais pas contourner, avec le monde en général, qui n’est plus un endroit très recommandable, et, d’abord et surtout, avec moi-même. Aurais-je, d’ailleurs, trouvé la force (la rage ?) de tartiner tant de feuillets si, d’une façon ou d’une d’autre, cette initiative ne m’avait jeté au centre de l’arène, là où, comme l’expression populaire le dit si bien, littéralement et dans tous les sens on se « joue la vie » ? Paul Desmond, sans que je l’aie décidé, sans que j’en aie eu conscience avant d’avoir mis le point final, ne parle que de moi ; dans Le Central, il s’agit seulement d’une histoire révolue, vécue jadis par un type auquel j’aimerais aujourd’hui ressembler, après avoir beaucoup fait pour me détacher de lui, mais que je ne suis plus, ou si peu.

 

— Votre langue est d'une limpidité toute classique. Dans le domaine du  style, et pour s'en tenir aux Français, vers qui, toutes époques confondues, vont vos goûts ?

 

J’ai eu le privilège d’entrer en contact, dès l’âge de six ans, avec des auteurs comme Stevenson, London et, bien sûr Alexandre Dumas. Pour autant, ce n’est qu’une demi-douzaine d’années plus tard que j’ai eu, très brutalement, la révélation du geste proprement littéraire, grâce auquel une histoire raconte ce qu’elle raconte, non seulement en raison des événements qu’elle relate et par la grâce des personnages qu’elle met en scène, mais du fait qu’elle nous est rapportée d’une certaine façon, de préférence à toutes celles qui étaient possibles. Mes parents avaient acheté par correspondance L’Étranger de Camus : j’ai ouvert le paquet, j’ai ouvert le livre et je suis tombé sur ce premier paragraphe dont l’écriture n’évoquait aucune des milliers de pages que j’avais pu digérer jusque-là : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier. J’ai reçu un télégramme de l’asile… », etc. Ces phrases-là, dans cet ouvrage-là de cet auteur précis m’ont instantanément réveillé de mon sommeil dogmatique, je veux dire de ma voluptueuse hébétude de lecteur sans malice. En un clin d’œil, j’ai perdu mon innocence, en même temps que pour parler comme les romanciers dignes de ce nom je rencontrais probablement mon destin. Alors, me direz-vous, tout a donc commencé par Camus ? Eh bien, pas du tout ! Camus, je ne l’ai vraiment retrouvé que trente ans plus tard, en découvrant après avoir été, et je le suis resté, un non-admirateur militant de La Peste d’aussi merveilleux textes que Retour à Tipasa.

 

— Que le roman à thèse présente peu d'attraits pour vous, cela ne surprendra guère quiconque a pratiqué un tant soit peu votre oeuvre !...

En attendant, le choc de L’Étranger, cette espèce de big bang originel à usage individuel et interne, allait me rendre des plus réceptifs à une certaine littérature américaine, celle que l’on a baptisée « behavioriste », parce qu’elle privilégiait la description des comportements sur l’analyse des caractères : celle, autrement dit, de Hemingway, du Steinbeck de Des Souris et des hommes, des superbes portraits de célébrités qui émaillent les premiers chefs-d’œuvre de Dos Passos (bien négligé aujourd’hui, et c’est à la fois une injustice qui me révolte et une incongruité que je ne m’explique pas), mais aussi de Ring Lardner, de Raymond Chandler et de Dashiell Hammett, entre autres. Et voilà l’ambiguïté avec laquelle il va falloir composer : ma culture littéraire pendant mes années de formation en tant qu’écrivain (je n’ai commencé à publier qu’assez tard) fut à quatre-vingt dix pour cent d’origine étrangère (quatre-vingt-dix pour cent des auteurs étrangers que je fréquentais étant eux-mêmes des Nord-américains, dont la liste commençait avec Fenimore Cooper et n’allait guère au-delà de Jack Kerouac, le nom de Mark Twain y figurant en capitales, surtout grâce à son premier livre, Le Voyage des innocents ; parmi les autres, au premier chef : Borges), MAIS je la recevais néanmoins dans ma propre langue. On peut dire que, contrairement à beaucoup de romanciers de ma génération (qui, grâce à cela, peut-être, ont mis moins de temps que moi à « se trouver »), les personnages qui m’ont appris à tenir une plume à peu près correctement, n’étaient ni Flaubert ni Stendhal, ni Proust ni Gide, ni Morand ni Chardonne, ni Sartre ni Colette, mais les traducteurs de Faulkner (notamment Coindreau et Raimbault), de Carson McCullers ou de Gertrude Stein. Ce qui signifie que je ne visais pas les mêmes cibles que la plupart de mes confrères une source de malentendus parfois irréparables avec certains critiques et certains lecteurs.

Votre question interdit provisoirement de séjour les écrivains étrangers, mais, dans mon cas, les exclure relèverait du déni de réalité ! D’un autre côté, les quelques auteurs français qui, à l’époque dont il vient d’être question, comptaient à mes yeux, ne comptaient pas pour du beurre, il s’en faut de beaucoup. Rabelais. Voltaire (en particulier celui de Candide et de La Princesse de Babylone). Hugo, essentiellement pour le rythme de la phrase, qui la rend d’une étonnante modernité. Rimbaud. Jarry. Céline, que je place au-dessus de tout et de tous, mais contre qui j’ai une solide dent, non pas en raison des mauvais choix qu’il a pu faire et des mauvaises paroles qu’il a pu répandre, mais parce qu’il a laissé en littérature un champ de ruines derrière lui, rendant impossible à qui que ce fût ou bien d’écrire comme lui (Dieu pardonne aux malheureux qui s’y sont essayés et s’y essaient encore !), ou bien d’écrire autrement. On n’a plus d’autre choix, en somme, que de mériter ses sarcasmes.

 

Propos recueillis par Jacques Aboucaya

(Mai 2012)


Alain Gerber, Le Central, Fayard, avril 2012, 276 p., 19 €


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