Interview - Élisabeth Barillé : Retour aux sources

Auteur de plusieurs romans, récits et biographies parues chez Gallimard, Élisabeth Barillé a entrepris un voyage en Russie sur les traces de son grand-père et de Lou Andreas-Salomé, muse de Nietzsche et de Rilke. Retour aux sources à travers la Russie d’aujourd'hui et d’autrefois transcendé par le regard nostalgique d’une romancière à l’âme russe. Une écriture puissante qui vous emporte, vous bouleverse.

 


— Comment l’idée de ce livre est-elle née ?

Sur une plage battue par le vent et sans l’avoir décidé. Je sortais d’Heureux parmi les morts, un roman sur la mort auquel je tenais particulièrement. C’est un état que connaissent tous les écrivains, une sorte d’apesanteur, entre le soulagement et la tension. La joie d’avoir mené à bien cette ascension solitaire, de la première à la dernière page, ouvre sur l’inquiétude d’avoir encore, en soi, des choses à dire sur le monde, et devant soi des livres à imaginer. Cette fois-là, ce qui dominait, ce n’était pas l’inquiétude, c’était le soulagement. Pour quelqu’un comme moi qui écrit très lentement et qui détruit volontiers ce qu’elle vient d’écrire, tout livre est un bagne consenti, mais un bagne quand même ! Je me serais volontiers accordé quelques mois de liberté non surveillée, mais voilà, comme souvent, l’inconscient s’est montré plus fort que le conscient. Je marchais donc sur une plage, heureuse de n’avoir rien à faire ni à penser quand une voix intérieure s’est fait entendre : tu dois revenir en Russie ! Confronter la Russie fantasmée de ton enfance avec cette Russie nouvelle que tu fuis par souci de confort intérieur. Je sais que je vais faire sourire, mais c’est ce qui s’est vraiment passé. Un « ordre d’en haut » comme on dit…

 

— Vous avez bénéficié de la mission Stendhal. Pourriez-vous nous dire comme cette aide est attribuée aux écrivains ?

Cette bourse est ouverte aux écrivains sans limite d’âge, il suffit d’avoir déjà publié un livre et de justifier par écrit d’un projet d’écriture nécessitant un séjour à l’étranger. À la commission de cette bourse de décider ensuite si ce projet mérite une aide financière ou non.

 

— Combien de temps êtes-vous partie ?

Huit semaines. Cela peut paraître beaucoup, mais la Russie est un immense pays ! Et mon projet n’était pas si simple ! Je désirais en effet lier deux personnages clés de ma vie et mettre mes pas dans leurs pas : Lou Andreas-Salomé (1861-1937), ma bonne étoile, quand j’étais adolescente et que je me cherchais des guides pour éviter les merveilleux pièges tendus aux femmes, et mon grand-père Georges Sapounoff, né à Koursk en 1899 et chassé de son pays par la révolution d’octobre en 1919. Refaire à l’identique le voyage que Lou avait entrepris durant le printemps 1900 en compagnie de Rainer Maria Rilke et poursuivre le périple jusqu’à la ville natale de mon grand-père, à huit cents kilomètres au sud-est de Moscou demandait au moins deux mois. D’autant que j’entendais voyager seule, en train et en bateau comme au temps de Lou.

 

— Quels sont les moments forts de ce voyage ?

Le voyage fut intense du premier au dernier jour. J’ai versé des torrents de larmes en tous lieux et à tous moments, à Saint-Pétersbourg, en écoutant les chœurs à l’église Notre-Dame-des Marins ; face à la splendeur de la Volga, encore plus majestueuse que je ne l’imaginais, devant les étendues de boutons d’or ourlant ses rives, en me disant que Lou et Rilke avaient communié au même bain de lumière ; mais aussi dans les supermarchés de Moscou, devant des boites de gâteaux, les mêmes que me rapportait mon grand-père lorsqu’il se rendait en URSS. Il est vrai que je venais de perdre mon père trois semaines plus tôt. Il s’était investi dans ce projet, il m’avait aidé au dépouillage d’archives concernant mon grand-père. À part ma sœur, plus aucun des êtres qui auraient pu se réjouir de ce retour aux sources n’était de ce monde. J’avais souvent le sentiment d’avancer parmi des ombres… Un moment inoubliable toutefois à Koursk. La ville ayant été ravagée par la Grande Guerre Patriotique (on parle de la bataille de Koursk de juillet-août 1943 comme le plus grand choc de blindés de l’histoire) ; je ne pensais pas trouver grand-chose ayant trait à ma famille. On imagine on émotion quand un historien m’a appris que la maison natale de mon grand-père était toujours debout et qu’elle abritait désormais le conservatoire de musique ! J’ai pu entrer dans la maison que mon grand-père avait quittée pour sauver sa peau. J’ai pu monter l’escalier qu’il avait descendu la gorge serrée, un baluchon à l’épaule… Dans ces moments-là, la puissance du réel dépasse celle de l’imaginaire.

 

— Vous avez déjà publié une anthologie de textes de Lou Andreas Salomé. Qu’est-ce qui vous fascine chez elle ?

Son énergie vitale et qu’elle ait pu la conserver jusqu’à la fin ! On la présente volontiers comme une femme libre, ce qu’elle fut, indéniablement, dans la manière de mener sa vie et d’imposer ses volontés dans un siècle qui défendait aux femmes d’en avoir trop. Mais elle ne fut pas que cela. En rassemblant ces textes pour l’anthologie, je me suis aperçue que « l’égérie » choisie par Nietzsche, adulée par Rilke et admirée par Freud, était une penseuse à part entière. Je me suis donc attachée à la penseuse plus qu’à l’égérie et à son itinéraire spirituel. Lou a su faire de sa vie une floraison renouvelée, jusqu’au grand âge. Tout ce que nous vivons n’est à chaque fois que le germe de ce qui murira en nous, c’était sa position, c’était aussi son expérience. Cette énergie vitale me fascine bien davantage que son apparente liberté de grand fauve. Apparente, oui, car Spinoza puis Freud nous ont montré que la liberté consiste seulement dans l’ignorance des causes qui nous gouvernent !

 

— Que cherchez-vous en partant à la recherche de votre passé ?

Il s’agit moins de mon passé que celui de mon grand-père. Mon enfance a été bercée par le récit de son enfance à Koursk, dans une famille de riches négociants, et des circonstances dramatiques de sa fuite. Mon grand-père était un merveilleux conteur, capable de broder une épopée à partir de rien, un original – comme tous les Russes blancs de ce temps-là, contraints au déclassement par l’exil, condamnés donc pour exister à la surenchère des passions – qui opposait à la nostalgie des trésors d’éloquence et d’imagination. Serais-je devenue écrivain sans lui ? Je pense que non. Pendant longtemps, je n’ai pas cherché à faire le tri entre les souvenirs vrais et les fantasmes. Pourquoi cette opération-vérité m’est-elle soudain apparue nécessaire au tournant de l’année 2010 ? Parce ce que c’était l’année de mes cinquante ans ? Les réponses sont dans le livre…

 

— Qu’avez-vous appris sur votre grand-père que vous ignoriez ?

J’ai appris qu’on ne peut pas tout demander aux archives et aux lieux. Que l’impermanence est la loi du monde, les lieux changent, les êtres disparaissent, et partent avec leurs secrets. On ne peut pas tout exhumer. Les anciens disent qu’il faut laisser les morts en paix. J’étais sur la Volga quand j’ai compris que ma quête n’allait pas forcément aboutir aux réponses que j’attendais. Il n’y avait pas de réponse. Il n’y avait que du mystère. Je l’écris quelque part dans le livre : Que veulent les morts ? Notre pardon, puis qu’on les laisse en paix. La paix, c’était peut-être ce que j’étais venue chercher en Russie… Un critique a écrit que cette Légende Russe baignait dans un climat de renoncement et d’abandon consenti. C’est très juste. L’abandon est un thème qui revient sans cesse d’un livre à l’autre. Qu’est-ce que vivre, sinon consentir et s’abandonner à ce qui est ?

 

— Vous êtes un écrivain exigeant, quels sont les romanciers qui vous influencent, ceux que vous admirez ?

Un écrivain, ce n’est pas seulement un discours sur le monde, c’est une manière unique de se tenir dans le monde et de s’y déployer. J’admets que l’on veuille scinder l’œuvre et la vie d’un écrivain, ne pas confondre l’esthétique et l’éthique, mais c’est une distinction à laquelle je consens assez mal pour ma part. Un écrivain répond de sa vie dans ses livres, c’est ma position, de là, peut-être, cette exigence que vous m’attribuez. Les écrivains que j’admire sont ceux qui ont su mettre de la cohérence et de la profondeur dans leurs écrits. Je ne leur demande pas un brevet de moralité ! Nous ne sommes pas parfaits et nous n’avons pas à l’être, il me semble d’ailleurs que la conscience de cette imperfection est une des sources de l’acte d’écrire. Je demande juste un peu de rigueur intérieure. Voilà pourquoi ma bibliothèque d’admirations renferme Le Premier homme de Camus, Les mauvaises pensées bien choisies de Nietzsche, La Pesanteur et la grâce de Simone Weil, Le Coupable de Georges Bataille, mais aussi Nadja d’André Breton, Récit Secret de Pierre Drieu la Rochelle, les Poneys Sauvages de Michel Déon. Je pourrais en ajouter d’autres. Influencée ? Je n’ai pas le sentiment de l’être par quiconque. Plus maintenant.

 

— Qu’appréciez-vous dans l’Académie Lilas dont vous êtes membre ?

Son souci de rendre hommage à ces métiers de l’ombre que sont celui d’attachée de presse, celui d’éditrice ou de directrice de collection, celui de libraire. Ces femmes (car nous avons choisi délibérément de ne distinguer que des femmes, manière de rétablir l’équilibre face aux prix littéraires contrôlés par la gent masculine) ont la passion du livre dans le sang. Et une salutaire modestie qui fait défaut à beaucoup d’écrivains !

 

Propos recueillis par Emmanuelle de Boysson (avril 2012)

© Photo : Hélène Bamberger



Élisabeth Barillé, Une légende russe, Éditions Grasset, mars 2012, 288 pages, 18,50 €

 

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