Jean-Paul Marcheschi, L’œuvre au noir

Depuis 1984 Jean-Paul Marcheschi, Auteur, peintre, sculpteur et scénographe, a délaissé le pinceau pour peindre en usant de flambeaux. Le feu, moins docile que le pinceau, ne permet pas de retour en arrière. Et le geste crée irrémédiablement la forme. Ainsi, peintures et sculptures sont réalisées entièrement à l'aide du feu. La brûlure de la flamme, le noir de fumée, la cendre et la cire ont remplacé les pigments, avec pour seul support de simples pages recouvertes d'écritures recueillies au seuil de la nuit, entre le rêve et le jour, qui, une fois assemblées donnent naissance à de grands cycles – La Carte des vents (1985-1993), Les Onze Mille Nuits (1987-1997), Tenebroso lago (2001), Le Pharaon noir (2001), La voie lactée (2007), Les Fastes (2009).

 

Le langage nous tourmente en permanence. D’une certaine façon, ces écritures sauvages, jetées, incontrôlées ont une fonction de purgation… ce qui a aussi un effet très libérateur.


— Pourquoi le feu ?

J’ai eu à répondre des dizaines de fois à cette question ! Je ne sais plus où est la vérité. Je serais tenté d’inventer une fiction. La version d’aujourd’hui serait la suivante. Imaginons que nous sommes à la fin de l’été, en 1984, que je fais un voyage dans le sud de l’Italie, plus précisément à Naples, accompagné de deux amis. Je les entraîne au Stromboli. Le désir d’y aller a d’abord été provoqué par le récit d’un voyageur. Les mots ont précédé la découverte du lieu. Puis un de mes rêves s’en est emparé, un rêve éblouissant, très coloré et jaillissant. Bien sûr, le feu y tenait une grande place.

Dans ma peinture, le feu, le flambeau en tant que pinceau n’était pas encore apparu. J’étais, à cette époque, très occupé par ce que j’ai appelé « les livres rouges ». J’avais acheté une bibliothèque de livres vides dont j’avais choisi la couleur, un tissu rouge, et le format. Le contenant précéda le contenu. Il y eut donc au départ un ensemble de livres vides – que j’ai d’ailleurs souvent exposé en tant que sculpture, comme une colonne sans fin –, deux cent cinquante volumes rouges, pouvant chacun contenir de cent vingt à cent quarante feuillets peints. Je m’en souviens, c’était le 27 juillet 1981. C’est à ce moment-là que je décidais de confier la peinture aux livres. Le livre serait comme un lieu, un palais imaginaire, une salle ou alors un labyrinthe pouvant accueillir un nombre très important de peintures ; sans savoir ce qu’il y aurait dans ces livres. La première structure imaginée pour accueillir mes peintures fut cette bibliothèque.

Le voyage à Stromboli surviendra trois ou quatre ans après. Avec, déjà, une activité frénétique dans la réalisation de dessins. Nous prenons donc un bateau à Naples. La traversée dure toute la nuit. Je peins continuellement. Je découvre, à l’aube, ce cône absolument miraculeux, parfait, sur la mer. Le volcan n’est pas en irruption, mais des fumeroles s’en échappent : c’est la découverte de ce paysage d’une extraordinaire beauté, très inscrit, précédé à la fois par la littérature, l’art et le cinéma. Les anciens considéraient que Stromboli était le lieu d’Éole – d’où son nom, l’île appartient d’ailleurs à l’archipel des éoliennes. Miracle de la découverte de ce lieu : nous escaladons le volcan, avec le sentiment que nous marchons sur du feu. Tant qu’on n’en a pas fait l’expérience, cette idée n’est qu’une abstraction. Ce fut pour moi comme une révélation. À ce moment-là je peignais des images réalistes, des paysages, le ciel, la mer, le feu. À l’endroit du cône d’où jaillissent des gerbes, il se produit un souffle très doux, très beau, une sorte de silence. J’ai dans mon sac un flambeau. Et dans un désir de rendre de la façon la plus physique, la plus réelle, le surgissement des fumeroles et du feu, je l’introduis dans l’étude à l’huile que je suis en train de réaliser. Par ce premier usage du feu, je suis frappé par la beauté des noirs. Jamais je n’ai vu de tels noirs.

Petit à petit, cet élément a pénétré dans ma peinture, jusqu’à finalement s’emparer de la totalité de la surface, jusqu’à chasser l’huile et tous les autres matériaux employés jusqu’ici. Le feu devait finir par envahir l’ensemble des feuillets dans mes grandes expositions, s’est insinué dans mes livres et ma vie. Enfin… considérons que c’est la dernière version de la fable du feu.


Le langage nous tourmente en permanence. D’une certaine façon, ces écritures sauvages, jetées, incontrôlées ont une fonction de purgation… ce qui a aussi un effet très libérateur.


— Avez-vous fini votre bibliothèque ?

Non. Cela représente un nombre incalculable de feuillets. J’en suis à cent quarante-cinq volumes, contenant chacun cent quarante pages peintes ou noircies de mon écriture, utilisant toutes les techniques possibles : huiles, encres, aquarelles, fusains… et feu.

Et on peut ajouter que c’est le feu qui, d’une certaine façon, a fait exploser le livre dans la mesure où les matières étaient extrêmement épaisses et violentes. Mais je n’ai pas renoncé pour autant au livre. Il reste le lieu où je reviens tous les matins, lieu de l’esquisse, de l’étude, où se fait le dépôt des écritures où je note mes rêves. À cette bibliothèque formée de livres rouges, un certain nombre de choses s’est ajouté, ce seront d’immenses palissades de cendres, de suie, de cire, falaises, cartes des vents, lacs, Onze mille nuits

 

— Il y a le feu, et il y a aussi le papier blanc perforé. Pourquoi perforé ?

Il n’y a aucune raison esthétique à ce choix-là. L’acquisition de cette bibliothèque entrainait une dépense considérable de feuillets. Je m’interdisais de savoir ce qu’il y aurait à l’intérieur de ces livres : une sorte de règle comme une contre-règle, une non-règle, mais aussi le désir de non-exclusion, un principe selon lequel je ne supprimerai rien. Il y a d’ailleurs eu un moment de roue libre, d’un point de vue stylistique notamment. Ces feuillets à dessin perforés, familiers de tous les écoliers et étudiants du monde occidental, fabriqués par Clairefontaine, représentaient ce qui se faisait de moins cher dans ce domaine. Ce fut un choix essentiellement économique.

 

Sans la peinture, il y aurait moins de lieux à habiter. Chaque peintre invente un lieu où nous pouvons nous retirer.


— Un autre élément est l’écriture. Vous n’appliquez pas votre technique que sur du papier… mais sur du papier sur lequel vous avez écrit.

Pour moi, ces écritures qui courent, un peu erratiques, très libres, font partie de la peinture. Elles n’ont rien à voir avec l’écriture automatique. Elles se sont lentement imposées à moi. Elles fonctionnent comme un apprêt, un intonacco, formant le lointain, le fond de l’ensemble de mes tableaux. Elles ont aussi une valeur plastique. Si on examinait les premiers livres rouges, les seules traces d’écriture de l’époque concernaient le lieu où j’exécutais les dessins, la date et l’heure à la seconde près. Parfois, quand il s’agissait de copies de tableaux, le titre. La présence de l’écriture était donc très sporadique. Est-ce le livre, le feuillet, qui a appelé l’écrit ? Petit à petit, cela s’est organisé ainsi.

Depuis toujours, le premier mouvement, lorsque j’arrive à l’atelier le matin, assez tôt, ce sont les prises d’écriture. Des choses liées au rêve, au sommeil… Il y a un premier jet. Ensuite, je peins ces mêmes rêves. Mais l’écriture va plus vite. Elle seule est propice à saisir cette matière tremblante et fragile déposée en moi par le sommeil. Elles ont valeur d’esquisses.

Progressivement, l’écriture a pris plus de place. Il ne s’agissait plus seulement de notes de rêves – même si cela reste leur premier mouvement. Elles représentent, en fin de compte, le fonds de mots qui traverse chacun de nous. Rien de littéraire ; je ne me relis jamais. Ce recours au langage, paradoxalement, est un moyen de me désencombrer de l’écrit, de m’en débarrasser. J’ai souvent évoqué cette image d’Ignace de Loyola au sujet de la prière, dont il dit qu’elle a une fonction purgative. C’est une fonction d’évidement, pour nous permettre de nous libérer de ces assauts incessants de mots qui forment la matière de nos angoisses. Le langage nous tourmente en permanence. D’une certaine façon, ces écritures sauvages, jetées, incontrôlées ont une fonction de purgation… ce qui a aussi un effet très libérateur.

Aucun témoin à ces productions de mots. Non seulement ils ne seront pas publiés, mais sans doute ne seront-ils jamais lus par personne car ils sont par la suite recouverts par la matière issue du feu. Pourtant, une structure demeure : ce sont les nombres, le temps, car chacun des feuillets est daté, les lieux, les rendez-vous, les inquiétudes aussi… C’est une chronobiologie de l’existence, où rien de ce qui fait la vie n’est écarté.

 

— Avez-vous toujours voulu être peintre ?

Très tôt, j’ai peint. Le jour de mes 14 ans, mon père, camionneur à Bastia, m’a demandé ce que je voulais faire dans la vie. J’ai répondu : peintre. Il m’a immédiatement donné cinq cents francs, ce qui était beaucoup à l’époque, et je suis allé m’acheter le bagage classique d’un peintre : une boite de couleurs, des pinceaux, un chevalet et des toiles. Je suis allé par la suite planter mon chevalet sur le port de Bastia, aux alentours et dans tous les lieux que j’aimais.

 

— Vous avez organisé votre vie autour de votre œuvre.

Exclusivement. C’est une des passions les plus anciennes de ma vie… elle l’est encore.


Les littérateurs et les poètes, n’exercent désormais aucune influence sur les pouvoirs et sur le marché de l’art.

 

— Avez-vous été influencé par d’autres peintres ?

On peint parce qu’on a vu de la peinture. Cependant, sait-on jamais qui, quel peintre, quelle œuvre parmi celles que l’on a pu voir, nous a influencé. Du plus loin que je me souvienne, il n’y avait pas de livre chez moi, ni dans ma famille. Ce qui vient à l’esprit, lorsque j’essaie de me souvenir, mais très obscurément, c’est une œuvre dans l’église de Bastia – très grande et belle église de style baroque tardif –, du fond de mon enfance fervente, religieuse, lot de tous les enfants des quartiers populaires, une œuvre dont je ne comprenais pas le sujet – mais qui était probablement une conversion de Saint Paul. Elle représentait un soldat au torse cuivré, jaune, ocre, à la cuirasse d’or, renversé par un cheval. À l’enfant que j’étais, il semblait qu’il n’y avait rien de plus beau que ce que je découvrais là. C’est probablement ce qu’il y a de plus ancien dans l’histoire de ma vision.

 

— Ce qui est extraordinaire, c’est que vous n’êtes pas issu d’un milieu culturel et qu’à vos 14 ans, votre père aurait très bien pu vous demander d’apprendre un métier.

Une telle réaction est tout à fait extraordinaire. Je crois que mon père n’avait même par le certificat d’études. Très tôt, il a été mis au travail.

J’étais toujours avec lui et il m’aimait beaucoup. Lui-même dessinait très bien. Il me corrigeait. Avant même l’épisode de la conversion de Saint Paul, mon père m’avait aidé à terminer pour l’école l’illustration d’une fable de La Fontaine figurant un cheval. Souvenir où se mêlent à la fois le plaisir et la difficulté. Cet épisode de mon enfance n’est sans doute pas totalement étranger à mon choix du livre comme lieu de la peinture.

 

— Votre démarche est très littéraire, en fait. Étiez-vous un grand lecteur ?

Très jeune, déjà, je lisais beaucoup, même si ce n’était pas forcément de la grande littérature. Mon père me surprenait souvent, très tard dans la nuit, quelques fois jusqu’à six heures du matin, en train de lire. Il alla jusqu’à dévisser les ampoules électriques de ma chambre. Mais c’était fait très gentiment, sans hostilité pour le livre.

Ce qui est très intéressant, c’est que dans cette classe prolétaire, voire « sous-prolétaire », à laquelle j’appartenais, mon père nous a éduqués dans la lecture et dans le livre. Grand contraste si l’on songe à la situation contemporaine ! Mon père nous réunissait mes frères et moi – nous étions trois garçons –, pour nous lire des fables de La Fontaine. Ce qui était tout à fait extraordinaire. J’aime toujours cet auteur au style si clair ; pour moi l’égal de Rimbaud.

 

— La peinture fait partie de ses activités dont il est difficile de vivre. Y a-t-il aujourd’hui autant de mécènes, d’amateurs, qu’il pouvait y en avoir dans les siècles passés ?

Me concernant, il y a un certain nombre d’amateurs autour de ma peinture qui m’accompagnent depuis de longues années. Ce sont des gens peu fortunés mais fervents. Ce qui les réunit, c’est l’amour du livre, de l’art, de la poésie et de la lecture.

Aujourd’hui, il y a un marché de l’art extraordinairement visible et très puissant sur le plan international. Fait extraordinaire, ceux qui furent au cours des siècles les seuls prescripteurs de la beauté, les littérateurs et les poètes, n’exercent plus désormais aucune influence sur les pouvoirs et sur le marché de l’art. On dit qu’aujourd’hui, le marché et l’économie iraient jusqu’à orienter la politique des pays et des gouvernants. Plus grave encore, ils définissent les formes et les contenus du goût esthétique. Mon propre cas en fournit la preuve. Je n’ai jamais confié mes livres, mes catalogues, qu’à des littérateurs. Ils seraient prescripteurs, ma gloire serait aveuglante et ma fortune incalculable !

 

— Que pensez-vous de ces artistes très provocateurs qui donnent, par exemple, dans les baudruches ou dans l’association par Seranno de la figure de Christ et de l’urine… ?

C’est une question très complexe. La provocation en art, de même que la transgression ou la pulsion critique s’agissant des peintres m’apparaît comme une faiblesse. Je ne crois pas à la force du négatif mais à la puissance d’affirmation. Provoquer, c’est un peu titiller l’ennemi, et en quelque sorte le conforter. L’art a mieux à faire.

 

— Philippe Domech, Marc Fumaroli, Olivier Cena, Kundera, Jean Clair, d’autres encore, polémiquent depuis longtemps avec les formes et les contenus pris par l’art actuel. Sollers, dans son dernier roman L’éclaircie, critique lui aussi violemment le contemporain tel qu’il s’expose à la fondation Pinault, à Venise notamment : « La grande poubelle qui s’exhibe à la Dogana de Venise ? Là, plus rien à dire, bonsoir et bateau. […] Ne parlons même pas de l’art contemporain, cette plaie de laideur grouillante adaptée à la publicité permanente ». Vous-même, dans vos livres sur les peintres anciens et ceux d’aujourd’hui, exprimez ça et là certaines réserves. Peut-on émettre quelque opinion négative au sujet de ces œuvres sans être immédiatement renvoyé au camp des réactionnaires, des nostalgiques, des passéistes ?

Nombre de tentatives ont été faites en ce sens depuis quelques années,  satisfaisantes ou non, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles n’eurent aucun effet concret sur un tel art désormais dominant. Non seulement ce dernier s’est renforcé sur le plan du marché, la côte de certains de ces artistes est devenu proprement vertigineuse, jusqu’à l’obscène, jusqu’à n’avoir plus aucun sens, mais il s’est étendu jusqu’à dominer d’une façon planétaire, et quasiment totale, les biennales, les foires, les musées d’art contemporain et envahirent les revues d’art les plus en vue. L’influence des détracteurs et des « sceptiques » est loin cependant d’être négligeable. En témoigne le succès de l’exposition de Jean Clair au Grand Palais, « la Mélancolie », ou plus récemment celle intitulée « Crime et châtiment ». Les deux camps, bien que d’inégales puissances se tiennent face à face, mais sans le moindre dialogue. Quant à moi, s’il y a bien ça et là, dans mes notes d’un peintre, « quelques réserves » comme vous dites, l’essentiel est peu porté par la polémique. Je pense à cette réponse faite par John Cage qui m’a toujours paru si juste : « Chaque fois que je critique, j’ai l’impression de me rétrécir. » Mes écrits sur l’art sont essentiellement conduits par l’enthousiasme et le désir, celui provoqué par des œuvres anciennes ou contemporaines, qui m’ont ébloui, ému, voire influencé dans ma propre peinture. Ma démarche est profondément et d’abord effusive et affirmative.

 

Le langage nous tourmente en permanence. D’une certaine façon, ces écritures sauvages, jetées, incontrôlées ont une fonction de purgation… ce qui a aussi un effet très libérateur.



— Pourquoi ce projet tentaculaire d’un immense commentaire de toute la chose peinte, depuis les origines jusqu’à nous, puisque vous avez imaginé qu’il y aurait dix-sept volumes ?

Pourquoi ai-je écrit, en effet, cette « contre-histoire de la beauté », dont les trois premiers opus viennent d’être publiés ? Pourquoi en ai-je éprouvé si urgemment le besoin ? Le quatrième volume, intitulé Voir l’obscur, concerne les peintures noires de Goya. Intention polémique, déception vis-à-vis des formes de l’art contemporain ? Ces notes méditent sur cet abandon de la peinture, cet objet étrange, difficile à nommer, qui fut la hantise des peintres au cours des siècles, et jusque dans une période récente. Ce que je crois, c’est que le grand refoulé de notre époque tient en ce que je nommerais la perte de la « pensée comparative ». Jamais le passé ne pèse. Ce qui manque au contraire à nos artistes actuels, c’est son absence. Nécessité – et c’est la raison de ces recueils sur l’art – d’accueillir le temps, la totalité des temps dont nous héritons, depuis les grottes de Chauvet, d’Altamira ou de Lascaux, jusqu’aux démarches les plus récentes de l’art. Être contemporain, c’est tenir plusieurs « durées » à la fois. Garder en mémoire les peintures splendides exécutées sur la peau, sur la chevelure, sur les parures, les ustensiles, ces mélanges de pigments, de bois brûlés, de fleurs, de plumes, tels qu’on les rencontre chez ce peuple de peintres du l’Omo dans la vallée du Rift en Éthiopie, les masques Ifé ou Fang, les autoportraits de Rembrandt, les espaces de Piero della Francesca, les corps et les pâleurs du Pontormo, la violence du Rosso, les déchirures noires et spectrales de Goya, les anatomies stridentes de Picasso ou celles de Bacon, leur force vitale, sauvage, joyeuse, les œuvres de Kirkeby, de Viallat, de Kiefer, de Tapies, d’Eugène Leroy, de Baselitz, de Kounellis et de Boltanski, et de tous ceux qui, obscurs, célèbres ou inconnus, dans toutes les parties du monde, en France, en Europe, en Australie ou en Afrique, sont atteints par ce mal étrange : le désir de redire la vie en peinture. Contemporain est celui qui, hanté par la fiction (et pas seulement la peinture), la trace, la transmission tactile et colorée de la mémoire, hérite du regard des morts. C’est avec cet immense abîme de temps, transhistorique, voire anachronique, que ma contre-histoire de la beauté entend renouer. Rappelons ce rêve de Picasso : voir ses tableaux accrochés au Louvre afin de s’exposer au jugement des Maîtres qui le précédèrent (ce que Malraux lui permit de réaliser). Ce regard incessant sur le passé fut jusqu’à une époque récente le fait des artistes d’avant-garde les plus novateurs. Mon retour au commentaire écrit des œuvres anciennes, prolongeant celui qui s’exprime dans ma peinture depuis trente ans, lutte aussi contre un autre préjugé, insistant, et qui lui-même a la vie dure, qui veut qu’une œuvre puisse être à un moment donné dépassée, voire « démodée ». L’art ne saurait connaître l’obsolescence. Rien, dès lors qu’il resplendit, ne pourra le réduire. Toujours en avant de nous, jamais il ne vieillit. S’approprier, autrement dit hériter, du temps le plus vaste, c’est augmenter considérablement, non seulement la force critique de nos œuvres, de nos opinions, mais c’est penser plus justement et plus loin.

 

— Comment résumeriez-vous l’art de peindre ?

Chaque artiste, chaque peintre, d’une certaine façon, apporte sa propre réponse à cette question.

Je serais tenté de penser qu’il y a, si l’on prend la métaphore de la rivière, un seul et même fleuve, qui serait une palette, une sorte de matière qui court à travers le temps depuis les figures de Lascaux jusqu’à nous. Il y a cette idée d’un seul et même lieu, une seule et même rivière, ou alors, si l’on reprend l’image de Baudelaire, des phares qui éclairent des parties différentes d’un même océan, d’un même lieu. En même temps – ce qui pourrait permettre une vision un peu totalisante de l’art –, ces phares permettent à chaque artiste de refonder son propre enchantement, son art, son style, sa lumière, et d’aller vers ce qui lui manque… et en quoi il se retire.

Sans la peinture, il y aurait moins de lieux à habiter. Chaque peintre invente un lieu où nous pouvons nous retirer. Ce faisant – nous retirant de nous-mêmes et du monde –, nous pouvons justement penser nous-mêmes et le monde. C’est aussi comme cela que je vois la poésie et le livre.

 

— L'œuvre que vous présentez aujourd'hui dans votre atelier, plus grande, plus totale que les précédentes, semble convoquer tous les sens et s'adresser tout autant à la vue qu'au toucher, et aussi, par la présence de bois brûlé, d'eau noire, à l'odorat.

Malgré l'abandon du pinceau dans le sens classique du mot, je ne crois pas m'être éloigné du travail ancien des peintres. Quant au rapport au livre, il demeure visible à travers ces feuillets perforés, de format 21 par 29,7, identiques en tous points à ceux que j'emploie dans mes Livres rouges. Mais c'est d'un livre éclaté, déployé sur l'ensemble des murs de l'atelier; qu'il s'agit ici. L'œuvre, intitulée Le Lac noir, récapitule l'ensemble des thèmes, des techniques liées au feu, depuis l'apparition de l’élément igné dans mon art. Tous les plans de l’espace et de la perception sont simultanément requis et travaillés dans cette composition. L’élément nouveau, par rapport à mon exposition précédente, Les Dormants, c’est l’au noire. Entraînant un certain vertige optique, le reflet introduit par le grand bassin déplie la « vision nocturne » et conduit par dédoublement depuis le plan vertical jusqu'à l'horizontalité. C'est un abîme que ce miroir aquatique creuse, et le ciel semble y tomber. Une telle dissolution du point de vue unique invite le spectateur à parcourir la totalité de l'œuvre et y découper à sa guise des trajets pour le regard. C'est une image en mouvement qui est ainsi proposée, en cours de métamorphose. Le grand canal noir qui divise la Voie lactée, laisse entrevoir des déchirures, des étoiles, des arcanes, des visages. Mais c'est aussi une chambre du sommeil, c'est ce que semblent indiquer les mots griffonnés, notes de rêves, éclairs de la nuit, çà et là, au fond de la matière. Et c'est à un voyage à l'intérieur de mon crâne que nous sommes conviés.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (décembre 2011 et octobre 2012)

Photos :

- Jean-Paul Marcheschi dans son atelier.

- L’artiste au travail. Photo © Stefan Meyer

- Lauréat d'un concours organisé par la société du métro de l'agglomération toulousaine, Jean-Paul Marcheschi a réalisé une « voute céleste » de 14 x 35 mètres pour la station « Carmes » (2007). © Photo : Marco Laporte.

- Commencée en 1984, la Carte des vents, exposée ici au château du Grand Jardin, est une expansion sans fin que Jean-Paul Marcheschi agrandit chaque fois qu’il rencontre un lieu plus grand. © DR.

- Ensemble de douze livres ouverts directement inspirés de La Divine Comédie, exposés ici au château du Grand Jardin. © DR.

- Ci-dessous :  Le Lac noir, papier marouflé, encre de Chine, mine noire, cire, feu, eau, détail, dimensions : 24 m x 3,30 m et, pour le bassin, 5 m x 2,40 m. Photo © Stefan Meyer.

 

> À VOIR


Le lac noir - Éléments pour un théâtre d'eau.


Le Lac noir - Éléments pour un théâtre d'eau

Exposition du 12 octobre au 19 décembre 2012

L'Atelier, 5, rue des Deux-Boules

75001 Paris - Métro Châtelet (code porte 1846/cour rdc droite.

www.marcheschi.fr

 

> À SUIVRE


À l’occasion de la parution aux éditions Art3, Nantes, du livre : Goya, les peintures noires – Voir l’obscur de Jean-Paul Marcheschi, une lecture, par Anne Alvaro et Thibault de Montalembert, aura lieu dans l’atelier le vendredi 30 novembre 2012 à 19h30. Pour plus d’informations : contact@plessis-art3.com


> À LIRE







VOIR L’OBSCUR. GOYA, LES PEINTURES NOIRES. Éditions Art 3, coll. « Notes d’un peintre ». 128 p.












PONTORMO, ROSSO, GRECO, LA DÉPOSITION DES CORPS, Jean-Paul Marcheschi, éditions Art 3, coll. « Notes d’un peintre », 155 p., 22 €
















PIERO DELLA FRANCESCA, LIEU CLAIR, Jean-Paul Marcheschi, éditions Art 3, coll. « Notes d’un peintre », 128 p., 19 €

















CAMILLE MORTE, NOTES SUR LES NYMPHÉAS. Éditions Art 3, coll. « Notes d’un peintre », 46 p., 2012.

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