Sébastien Doubinsky : " Je suis toujours en exil"

Sébastien Doubinsky est un écrivain ; c'est sans doute un des plus grands que nous ayons aujourd'hui (heureusement, lui ne le sait pas) car, tout en écrivant en trois langues, et en ayant traduit son propre texte depuis l'anglais, il s'attaque au sujet le plus difficile : la diversité inquiétante du monde.


― Sébastien Doubinsky, vous avez écrit en français, en danois, en anglais. Récemment, votre roman La Trilogie babylonienne était paru en anglais, et vous l'avez traduit vous-même. A quelle époque avez-vous décidé de perdre vos lecteurs  ?!

Depuis toujours, vu que j'ai vécu aux USA enfant et que l'anglais est presque ma langue maternelle... Quant au Danois, je le parle seulement, mais je ne l'écris pas. Les romans publiés au Danemark sont traduits du français ou de l'anglais. Par contre il est vrai que ce choix d'écriture bilingue et d'auto-traduction n'est pas toujours évident, même si je le trouve nécessaire, vu que les publics ne sont pas les mêmes.


― Vous avez, si j'ai bonne mémoire, commencé cependant par Les Vies parallèles de Nicolaïs Bakhmaltov, un roman en français, chez Actes-Sud ?

Oui, c'est le premier roman que j'ai publié, en 1994. Mais pas le premier écrit. J'avais déjà composé les deux premières parties (en anglais) de la Trilogie Babylonienne, plus deux courts romans, Jours de lumière et Vix.


― Comment passe-t-on ainsi d'une langue à l'autre, en écrivant ? Est-ce du fait de l'exil ?

Pour moi, c'est le mystère. On passe, c'est tout. Je pense que ça vient d'un moment spécifique et de la vitesse du vent. Je suis toujours en exil, de toutes façons.


― Vous avez décidé de botter en touche ? Nous connaissons tout deux l'exil : j'ai passé 6 ans au Danemark, et vous y vivez, je crois, depuis dix-huit ans. Je n'ai jamais écrit en danois. En revanche, Paul de Brancion (Ma Mor est morte) et vous-même l'avez fait... Ne serait-ce pas plutôt le mal de mère ?

...


― Pourquoi “ babylonienne ” ? Est-ce un hommage à la mythologie des seventies ?

Non, pas du tout. Il y a beaucoup de références aux 70's dans le roman, mais c'est plutôt vers Burroughs qu'elles sont tournées. Babylone, pour moi, c'est la transparence du nom biblique qui m'a amusé. Babel, Babylone - on n'a pas bougé depuis des millénaires. Toujours les mêmes tyrans, même s'ils ont changé de nom, toujours le même exil et la même absurdité. C'est plutôt rassurant, non?


― Écoutez-vous encore "200 Motels" de Frank Zappa ?

J'ai vu "200 Motels" quand j'avais 19 ans avec mon grand copain Luc... Nous étions défoncés et nous avons adoré. Mais je ne l'ai pas revu, ni écouté depuis. Je préfère garder cet excellent souvenir, lui et moi dans une salle à peu près vide dans les Studios à Tours, en train de rire bêtement à n'importe quoi.


― D'après ce que nous pouvons lire dans La Trilogie babylonienne, les médias sont des ennemis, n'est-ce pas ?

Je dirai que les médias sont devenus aujourd'hui ce que l'église était au roi autrefois, un relais et un puissant moteur de conditionnement mental. De plus, il apparaît de plus en plus clairement que les journalistes liés à de grands groupes sont payés pour ne pas faire leur métier, c'est à dire rechercher une information fiable et indépendante. Nous vivons dans un monde où les infos sont devenues pour la plupart des infos publicitaires, et les émissions ou chroniques des magazines, des espaces pré-formatés où une unique forme de pensée, d'une seule couleur, est acceptée. Dans un sens, il est amusant que finalement nous avons adopté le modèle soviétique de la culture et de l'info, mais repeint à nos couleurs ultra-libérales. Ce qui est aussi frappant, c'est qu'on y retrouve le même déni de réalité qui a conduit à l'effondrement économique (je souligne) du bloc soviétique - cette incapacité totale à saisir la réalité d'un monde qu'on prétend dominer. C'est de cela que je me moque dans la Trilogie Babylonienne - cet aveuglement grotesque qui cherche à nous aveugler, nous aussi.


― Mais cet "aveuglement puissant" n'est-il pas avant tout celui d'une grande partie des citoyens, et d'une partie d'entre eux seulement ?

Si, bien sûr. Et entre le désir de contrôle du pouvoir et le désir de sécurité du citoyen, il y a une attraction mutuelle. C'est pour cela que la démocratie originelle, celle de Rousseau, se basait sur un "contrat" qui a été depuis longtemps jeté aux orties (s'il a jamais existé) et qui garantissait des limites...


― Qui en souffre le plus ? Les enfants – comme dans le « gang mixte » que vous décrivez dans La Trilogie Babylonienne ?

Les gangs sont un symptôme - la violence sociale a toujours existé, mais ce qui est nouveau à présent c'est qu'elle est mise de côté, oubliée la plupart du temps, sauf quand elle déborde dans la sphère commune - où elle devient évidente et justifie souvent encore plus de répression. Mais il serait illusoire de croire que seuls les défavorisés sen sont victimes. Les politiciens affirment que la classe ouvrière et le lumpen-prolétariat n'existent pratiquement plus chez nous, mais c'est parce que ce sont maintenant les classes les plus basses de la petite-bourgeoisie qui sont devenus la classe ouvrière, et que le lumpen-prolétariat invisible se trouve en Asie et en Afrique. Je ne suis pas marxiste, mais c'est hélas le modèle dans lequel nous vivons aujourd'hui. Mais c'est aussi un des travers de naissance des démocraties : à Athènes, pour chaque homme libre, on trouvait vingt esclaves.


― Pourrait-on, Sébastien Doubinsky, vous classer parmi les pessimistes joyeux ?

Oui, tout à fait. Une de mes blagues juives préférées est d'ailleurs celle-ci : quelle est la différence entre un pessimiste et un optimiste ? Un pessimiste dit: "Ça ne peut pas aller plus mal", et un optimiste : "Mais si, mais si..."


― À propos d'optimisme, vous pourriez nous parler de ce roman policier tout à fait joyeux et distrayant, Le Feu au Royaume que vous venez de donner aux éditions l'Écailler... Pourquoi ce titre ?

Parce qu'il résume parfaitement la situation du protagoniste, vieux malfrat des années 60 à la retraite, qui, après la mort de son fils, voit son royaume s'effondrer autour de lui. Et c'est effectivement un roman en noir et blanc. Très noir et d'un blanc aveuglant.


― On peut penser que c'est avant tout un roman sur la mort d'un fils, n'est-ce pas ? Et sans doute la fin d'une civilisation : car si les fils meurent...

Oui, on peut voir ca comme ca. C'est un peu Absalon chez les malfrats.


― Pour ce qui est du côté «polar», je n'ai pas trouvé les truands fort réalistes (il est vrai que c'est un milieu que je connais depuis trop longtemps...) Sommes-nous encore en présence d'un polar ? Ou d'une tragédie ?

Oui, c'est plus une tragédie - très classique - qu'un polar. C'est pour ça qu'il est présenté comme "noir", c'est à dire que l'aspect policier y est très peu présent, sauf à travers le personnage de Bourdeau, le vieux flic.


― D'autres polars ou romans noirs en perspective ?

Oui, il y a un autre, La Théorie des dominos qui est en lecture chez L'Écailler. Cette fois-ci, c'est un ancien flic des Stups qui travaille comme détective pour la Mafia. Royaume contre royaume, cette fois.


― Et en anglais ?

The Song of Synth va sortir chez Black Coffee Press en avril aux USA - c'est un roman dystopique qui se passe dans le même univers que Babylone. Et deux recueils de poésie, Paket Kongo au Canada aux éditions Mémoire d'encrier, et Spontaneous Combustions aux USA, chez Black Coffee Press.


― Bien. Tout ceci est évidemment bref et imparfait, mais il y a une question qui me brûle les lèvres. Depuis... disons, depuis Les Vies parallèles de Nicolaïs Bakhmaltov, avez-vous le sentiment d'être devenu l'un des plus atypiques et des plus grands parmi les écrivains français ?

Atypique, oui, certainement. Grand, je ne crois pas. Si j'arrive à rester comme un "écrivain mineur intéressant", ce sera déjà beaucoup... Par rapport aux écrivains francophones, je me sens un peu comme un distant cousin. Je refuse de prendre part aux querelles de chapelles, de savoir qui écrit bien, etc. Ça ne m'intéresse pas du tout. Par contre, avec ma revue Le Zaporogue, j'essaie de soutenir des écrivains ou écrivaines que je trouve intéressants. Et je me sens proche, plus par affinités que par le style ou les thèmes, de mes amis écrivains et poètes haïtiens, comme Rodney Saint-Eloi, par exemple, ou Louis-Philippe Dalembert, avec lesquels je partage beaucoup de choses. L'humour, en particulier.


― Avec des revues telles que Le Zaporogue, ou avec des alliances telles que les « écrivains-voyageurs » de Michel Le Bris et son réseau « d'écrivains du monde », n'y a-t-il pas une sorte d'ouverture ? Nous nous échappons du domaine strictement français ou européen, n'est-ce pas ?

Oui, absolument. De toutes façons, toutes les littératures sont transnationales. L'identité linguistique est une fine pellicule qui recouvre une réalité beaucoup plus riche et complexe. La littérature, les arts et la musique sont la preuve que les échanges inter ou intra-culturels enrichissent l'homme et la société.


Propos recueillis par Bertrand du Chambon (7 et 8 décembre 2012)


Lire la critique de La Trilogie babylonienne par Bertrand du Chambon.


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