Cédric Meletta : Jean Luchaire et l’ultra-collaboration (I)

Résultat d’une immersion longue durée dans l’idéologie de la collaboration (archives et témoins), ce premier livre de Cédric Meletta ne révèle pas qu’un tour de force mais un réel talent d’écriture. Il reprend avec nous l’itinéraire d’un journaliste cultivé, dandy esthète au carnet d’adresses bien rempli et à l’entregent hors du commun. Entouré d’une cohorte de gens de lettres, Jean Luchaire finit seul face au peloton d’exécution, en février1946. Seul mais converti au catholicisme après avoir embrassé la doctrine nazie.


 

— Votre livre est une enquête minutieuse sur le collabo Jean Luchaire. Quels chemins vous ont conduit à faire le portrait de cette sombre figure ?

Cheminer ! Vous ne croyez pas si bien dire... À l’époque où je maraudais chez les savants de l’université, on m’a demandé un petit quelque chose sur tous ces jeunes gens qui sortaient de la Grande Guerre avec, dans le cœur et les tripes, l’envie de changer le monde. Pas une mince affaire, ça, changer le monde. Luchaire était l’un d’entre eux. Élevé à Florence, la grande cosmopolite, à la même table que Gide, Romain Rolland ou Valéry Larbaud, je trouvais là un cas atypique d’adolescent lucide, précoce et décidé. Déjà cet art de dénoter. Plusieurs revues, des associations, la fréquentation des salons les plus goûtés, à Florence, Paris puis Berlin, beaucoup de jugeote et d’idées neuves feront de lui le « leader de génération » qu’il incarnait jusqu’au milieu des années trente. Aussi, quand on lorgne de ce côté-ci, la jeunesse, source de jouvence d’un pays qui doit tout reconstruire, on n’en vient forcément à se laisser flotter dans une rivière qui devient vite torrentielle. Qu’est-il devenu ? Un traître passé à la mitraille pour payer la dette qu’il avait contracté avec le malin. Le destin est là, empreint de fascination répulsive, d’abord, de fixation autistique ensuite. Il a fallu rouvrir malles et dossiers, retrouver des témoins en se parant de « l’idéologie du témoignage ».

                           

— Le sous-titre de votre biographie évoque un enfant perdu. Pourquoi le présenter ainsi ?

Vous n’êtes pas le premier à y aller de cette question-là ! C’est un malentendu. Un coup de ciseaux malencontreux sur une note infra ! Ah, ces notes... Dans la version originale d’un texte qu’il m’a fallu remanier, raboter, délayer une demi-douzaine de fois, l’une d’entre elles expliquait le choix de ce sous-titre qui peut aujourd’hui, et à raison, paraître un peu abscons. A l’origine, il y a cette citation extraite de la voix-off des Hurlements en faveur de Sade (Guy Debord, 1952) : « Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes… ». Vaste programme, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas la place de décanter cette sentence comme elle le mériterait. Pour une fois, soyons concis. Les enfants perdus, c’est par cette expression un peu vieillotte qu’on désignait, dès le XVII ème siècle, ces soldats de troupes légères envoyés au devant des troupes armées, elles, jusqu’aux dents. Autrement dit, un éclaireur. Dans le cas de Luchaire, je crois que ce mot incarne à merveille le découvreur impénitent, imprudent, qu’il était au quotidien. Un dandy esthète, à la fois provocateur et pertinent dans ses choix, toujours à l’avant-garde du débat d’idées, d’une mode, d’une toile, d’un livre décalé, d’un cocktail importé… le pisteur permanent… Mais dans un contexte de guerre mondiale, avec reddition et mise au pas sous un joug étranger, mieux vaut faire l’économie de ce goût pour la provocation, de ce penchant pour l’imprudence.

 

— Vous citez dans sa parentèle Marie Lenéru, un écrivain d’influence pour André Gide et Aldous Huxley. Qu’est-ce qui le réconforte en lisant jusque dans sa cellule de Fresnes les pages de la diariste brestoise ?

Le besoin du terreau familial, la serre chaude et son humus immanquablement. Ce « neveu à la mode de Bretagne », comme l’appelait sa grand’ tante, n’a eu de cesse de revendiquer cet héritage qu’il fallait, selon lui, mériter pour mieux le transmettre ensuite. Aveugle et quasi sourde, Marie Lenéru partage avec Jean les stigmates de l’enfermée, d’où une place prépondérante accordée au dialogue intérieur et à nombre de réflexions quasi mystiques sur la vie inexorable et le rapport au Créateur, sur la viabilité du plan divin, la prédestination. Consécutivement prévenu, converti, condamné, Luchaire prend lui aussi la plume pour devenir mémorialiste. Son testament politique et intellectuel, Pour ceux qui sont encore tels que j’étais, composé deux semaines avant son exécution regorge de ces convergences et lectures croisées. Une loi d’airain de l’atavisme ? Toujours est-il qu’à la date prémonitoire du 7 juin 1915, Marie a 40 ans d’avance, elle écrit : « A Jean : tu es heureux d’être le témoin de cette atroce et magnifique époque. Elle agira sur toi toute ta vie, et te communiquera toute son énergie, quand le jour, lointain encore, sera venu de lutter dans un bien autre sens, de nous opposer, comme si cela dépendait de nous seuls, à ce qu’elle puisse jamais, sur la terre, se représenter deux fois. » Tout est dit. Cette deuxième fois est là, et le condamné à mort Jean Luchaire en aura bien besoin à l’heure de sa miséricorde devant le Grand Horloger…

 

— Comme le rapporte Maurice Garçon dans Les Procès de la collaboration, Jean Luchaire serait tout entier dans ses souvenirs d’enfance. Qu’est-ce que ces souvenirs orientent dans ses choix politiques ?

Parmi la masse d’anecdotes charriées ici et là, je vais vous prendre un exemple dans cette étonnante boîte à souvenirs : au cœur de l’été 1914, Jean, qui vient d’avoir 13 ans, se porte volontaire pour donner le coup de main dans les resserres du casino d’Uriage-les-Bains transformées en hôpital de fortune pour les évacués d’urgence. C’est là la clé de son engagement futur et total pour l’ébauche d’un monde nouveau, d’une authentique croisade pour la paix allant, je crois pouvoir l’affirmer, jusqu’à un pacifisme de peau. Le chevalier de l’utopie peut alors brandir son oriflamme. Toutefois ces convictions-là seront altérées, érodées puis finalement malmenées par les faiblesses du caractère, la lâcheté, l’imprudence audacieuse, l’amour du risque concupiscent ou le péché d’une séduction de tous les instant en tête. Comme autant de métastases…

 

— Dans La Moisson sous l’orage, Jean Luchaire en appelle à « une purification du Monde ». Il a 17 ans et un projet glaçant. Quelle relation entre cette formule et le réalisme qu’il revendiquera ensuite ? 

Pour filer la métaphore du jardinage et des moissons qui s’ensuivent, purifier peut renvoyer au sarclage des mauvaises herbes ainsi qu’au semis de germes nouveaux et plus robustes à l’épreuve des fureurs climatiques. En 1919, le jeune bachelier qu’il est reprend à l’unisson le refrain de « Révolution 19 », un écrit  polymorphe composé par un autre moins de 20 ans, André Chamson. La Moisson sous l’orage est contemporaine de ce texte et de ce que sera le réalisme moins de dix ans plus tard. Une révolution de velours quant aux idées héritées d’avant 1914, voire une grand lessive « qui rend plus blanc que blanc » les affaires extérieures au nom du rapprochement international qui a son leitmotiv : réviser Versailles, le traité qui fait de l’Allemagne un cul-de-jatte, sans quoi… Du pain, une paix immédiate et pérenne, des réformes… voilà par quoi passe cette purification, mot d’ordre du réalisme politique…

 

— Très tôt, Jean Luchaire développe la manie du carnet d’adressesEst-ce par goût du strass et des mondanités ou cela relève-t-il de la seule stratégie du réseau ?

Un peu des deux, mon capitaine ! Platon ne disait-il pas qu’une bonne conversation s’établissait à partir d’une savante répartition des trois niveaux fondamentaux du discours : la rumeur, l’opinion, l’idée, forgée puis émise. Jean excelle dans le maniement de ces trois tempos. Ajoutez-y une mémoire avantageuse, une soif de rencontre, de connaître et, in fine, de séduire ainsi qu’une maîtrise hors-norme des stratégies, des comportements de groupe, et vous aurez la bonne équation. On ne vous parle aujourd’hui que de réseaux sociaux, Luchaire y aurait nagé comme un poisson dans l’eau. Avec gouaille, il anticipait à la perfection la réplique, le conseil ou la formule idoine pour faire rire, donc séduire ou percuter. Un publicitaire, un propagandiste, c’est selon. En tout cas, une certaine forme de modernité. Hélas, pour Luchaire, cette équation-là comportait bien trop d’inconnues.

 

— Qu’est ce que Notre Temps, le mensuel qu’il cofonde à l’âge de 26 ans ?  

Dans le jargon universitaire, on appelle ça savamment une « revue-carrefour ». Autrement dit, un vivier où grouillent nombre de talents bruts que le fondateur-directeur saura déceler puis fidéliser à son satané carnet d’adresses. Du moins jusqu’au printemps de l’année 1934, après, ça se gâte. Notre Temps est une sacrée tribu. Il y a un gros mois, un néo-docteur de l’Université de Metz vient de passer dix ans de sa vie à travailler sur ce périodique. 1927-1940, plusieurs formules, mensuelles, hebdos puis quotidiennes, plusieurs format, une allure surtout, celle des revues luxueuses imprimées sur un Vélin de qualité avec la précision éclatante de ce liseré rouge. Une formule originale, c’est vrai, mais également un système basé sur un financement malin, des graines de champions dans des disciplines toujours plus nombreuses, et toujours cette passion pour la découverte de ce qu’il y a de plus neuf. S’y juxtaposent avec tenue, des textes rares de Proust, Rilke, Wells, des réflexions originales de Jean Giraudoux avec lequel Luchaire et Drieu la Rochelle formait un « trio de grands inséparables » comme les appelait l’Amazone, Natalie Clifford. Dans Notre Temps, les femmes sont grand-reporters, lisent Céline, Delteil, Prévost, sifflent comme des caporaux, conduisent des autos vrombissantes. Quand elles en ont le temps, elles prennent des amants. Bref, tout cela jazze vite aurait dit Paul Morand l’un des maîtres à penser de cette génération nouvelle. Mais un beau jour, on avait encore des idées mais on n’avait plus d’argent à récolter à droite et à gauche, alors, il a fallu tout vendre, tout brader au plus offrant. Il était allemand et avait une soif inaltérable de revanche.


— On est frappé tout au long de son parcours par les liens qui l’unissent à la littérature. Et c’est un carrousel de complicités que l’on suit vertigineusement en relevant les noms de Roger Martin du Gard, Julien Green, Romain Rolland, Pierre Mac Orlan, Marcel Aymé, Jean Sarment. Tous luchairiens ?

À des degrés divers, oui ! A chaque génération littéraire, un statut singulier et un rôle à part. Il me semble qu’un distinguo s’impose entre les « éveilleurs », Romain Rolland, Gide, Martin du Gard ou Jean-Richard Bloch, et les « grands frères », sensiblement plus âgés et combattant de la première guerre, comme Drieu, Giraudoux, Sarment, Dekobra, Pierre Benoît ou Mac Orlan, tous ayant interféré à un moment donné dans la vie de Jean, soit comme passeur, sourcier ou garant. Enfin, il y a la bande  de copains, les jeunes gens 1900, nés de la guerre comme Luchaire, parmi lesquels on peut citer des auteurs de premier plan, avec une vraie postérité, comme Green, Jean Prévost ou Simenon  et d’autres, tout aussi talentueux mais que la fortune a boudé, tels Gaston Baty pour le théâtre, Robert Honnert pour la poésie, Claude Aveline ou Oscar-Paul Gilbert pour le roman. N’oublions pas, non plus, que le Prix Renaudot, est cofondé en 1926 par un authentique Luchairien, Marcel Espiau, journaliste littéraire très audacieux issue de cette génération et proche parmi les proches jusqu’en 1944. À cette date tardive d’ailleurs, Jean est à la tête d’un club informel très fréquenté par Robert Denoël, l’éditeur moderne par excellence qui a le flair, qui a le vent en poupe avec son catalogue vertigineux d’écrivains à prix, Céline, Dabit, Artaud, Aragon, Elsa Triolet, Sarraute et le « petit » dernier, Luc Dietrich. À bien y regarder, Jean Luchaire est lui-même un personnage de roman et certains aînés de sa propre famille ont nourri le roman vrai de la littérature fin-de-siècle : l’arrière-grand-père et le grand-père rendent leurs copies au terrible Sainte-Beuve, la grand-mère, Julie Zeller, est la demoiselle d’honneur du salon le plus important de la seconde moitié du siècle, celui de la princesse Mathilde Bonaparte, avec dans le costume des principaux buveurs de thé, Musset, Flaubert, Mérimée. La propre sœur de cette dernière, Pauline, est le grand béguin d’Edmond de Goncourt. Jean figure dans les index des principaux mémorialistes et diaristes contemporains, Lenéru, Jünger, Léautaud, Green, Drieu et même Maurice Martin du Gard. Bref, on pourrait multiplier les exemples, les anecdotes de ce genre. Luchaire et le littéraire, on est dans la rime, à juste titre…

 

Propos recueillis par Guy Darol

(janvier 2013)

© Photo : Léo-Paul Ridet (Agence Réa, 2012)


Cédric Meletta, Jean Luchaire, L’enfant perdu des années sombres, Perrin, janvier 2013, 450 pages, 24, 90 €




 

> Lire la deuxième partie de cet entretien.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.