Patrick Bruel : « La littérature est au service de mon imagination »


Faut-il encore le présenter ? C’est au chanteur à travers le citoyen, l’homme, à l’artisan des mots et des notes que je vais m’adresser, afin de vous faire découvrir son nouvel album, le septième, sorti le 26 novembre 2012 Lequel de nous. Tout est important et politique pour lui. Il est doué dans ses domaines. Cependant, il le dit : « C’est la littérature qui me manque en réalité. J’aimerai avoir plus de temps pour lire. » Voyons cela…

 

C’est un album éclectique tout comme l’a été votre éducation musicale. L’album était attendu depuis longtemps. Avez-vous eu du mal à l’écrire par temps, inspiration ou la recherche d’angles aux sujets que vous vouliez traiter ?

Je ne sais pas si j’ai eu du mal à l’écrire ou du mal à m’y mettre… Je l’ai pour ainsi dire commencé en mai et en novembre, il était terminé. Je devais me plonger concrètement dans l’écriture et je suis arrivé à mes fins. Il fallait trouver des angles et être en harmonie avec ce que j’avais envie d’exprimer, j’ai mis du temps. Mais je suis content et l’album reçoit un bel accueil.

 

Lequel de nous, est sorti le 26 novembre, et le titre éponyme le 19 octobre. C’est un texte à double sens, oscillant entre une rupture et la politique. Vous mettez en avant la stigmatisation des communautés. Vous avez chanté ce texte à plusieurs reprises sur scène, le testiez-vous auprès de votre public ? A-t-il alors évolué ?

Oui beaucoup, ce n’est pas le même texte. La moitié a changé par rapport à la version sur scène, dont justement le caractère plus social, plus politique, plus « double lecture ». Cela s’est imposé quand la chanson justement s’est imposée à être sur un album, il lui fallait alors davantage de profondeur.

 

Dans une autre chanson, Je serai là pour la suite, vous êtes un détenu demandant à sa femme lors d’un parloir de dire à son fils de ne pas grandir trop vite. Ce texte s’est imposé à vous après une interrogation d’un détenu lors de la projection du film Le Prénom dans une prison. Expliquez-nous.

Il ne s’est pas imposé, ce qui s’est imposé était de le finir. Le texte avait été commencé bien avant. Ce soir-là, j’ai eu envie de reprendre cette chanson. C’est une métaphore entre la séparation d’un homme et son enfant, cela est très cruel, que ce soit dans des circonstances carcérales comme cet exemple ou pour une situation plus abstraite.

 

Les larmes de leurs pères, écrite avec Marie-Florence Gros, est un hommage à tous les combattants arabes. Vous l’avez chantée pour la première fois le 24 octobre 2011, à la première de La source des femmes de Radu Mihaileneanu. C’est assez fort et emblématique. Racontez-nous la genèse de ce texte.

Pas les combattants. C’est un hommage aux gens qui se sont levés pour leur liberté, leur dignité. Justement la différence avec d’autres révolutions c’est que celle-ci s’est faite sans heurts ni violences. Cette révolution a été silencieuse et sans leader, ce qui est très rare. Le texte est né de la rencontre avec Mehdi Houas qui était ministre du Commerce et du Tourisme au moment de cette révolution. Nous nous sommes rencontrés alors et il m’a dit entre autres : « Tout ce qui est arrivé est pour les larmes de mon père. ». La chanson est partie de cette phrase, pour cet homme qui s’immole par le feu, jusqu’à ce peuple qui se lève.

 

Parlons également du duo avec La Fouine, Maux d’Enfants. La démission parentale, la non-responsabilité des parents face aux réseaux sociaux et leurs enfants est l’objet de ce beau texte. Pensez-vous que le problème majeur de la société soit l’éducation ?

Oui. Bien sûr. L’éducation et l’abandon parfois. La démission. Ce n’est pas facile de tenir les rênes d’une famille, de diriger ses enfants, de les guider avec force et respect, avec tendresse. Ce n’est pas simple et des gens en sont moins capables que d’autres. L’éducation doit être le point de mire de toute famille, de tout être humain.

 

Suite à l’émeute des banlieues en 2005, vous avez adapté le plaidoyer de Victor Hugo À ceux qu’on foule aux pieds, dans l’album Des souvenirs devant ; la chanson s’appelle Peuple impopulaire. Pourquoi ce choix de Victor Hugo ?

Parce que je connaissais ce texte et il tombait à pic. On avait l’impression qu’il avait été écrit la veille alors qu’il datait de 130 ans plus tôt. Il était d’une actualité brulante, comme très souvent avec Victor Hugo et je trouvais donc intéressant de le mettre en musique.

 

« Les choses écrites sont irrattrapables » dites-vous dans votre livre. Vous craignez les dommages collatéraux et l’impact des écrits. Avez-vous déjà regretté un de vos textes ? Vous êtes-vous déjà censuré ?

Censuré certainement, regretté aussi. Mais là je parlais surtout des lettres qui ressemblent à des règlements de compte. On dit et écrit des choses d’une violence inouïe et j’ai surtout regretté ce que certaines personnes ont écrit sur moi et qui ont dû le regretter amèrement. Mais ça a chez moi forcément un caractère rédhibitoire.

 

« On finit toujours par écrire ce que l’on doit et il est nécessaire de savoir pourquoi. » Votre phrase est valable pour tous les écrivains. Vous êtes-vous déjà questionné à savoir si vous étiez légitime à aborder tel ou tel sujet au travers d’un texte pour une chanson ?

Non jamais, je ne me suis jamais posé la question. Si j’ai envie d’aborder un sujet, c’est que j’y suis légitime. Tout auteur est légitime, il n’y aucune raison de penser que certains ne sont pas légitimes pour écrire, l’expression est libre.

 

Avez-vous une méthode d’écriture pour vos textes ? Ils se greffent le plus souvent à une musique déjà existante...

Souvent oui. J’ai une idée, quelques phrases et ensuite... un long labeur…

 

Un ouvrage, une phrase ou encore une idée tirée d’un livre, vous ont-ils déjà inspiré une chanson ?

Certainement oui. Je me nourris de tout, le cinéma, la télévision, d’un mot d’enfant, d’un regard, d’une réaction, d’une conversation, ce que je lis.

 

En 2010 vous avez déclamé Musset avec la pianiste Caroline Sajeman jouant Chopin. Une rencontre musicale et littéraire. Que cela vous a-t-il apporté ?

C’est un joli mot « déclamé », comme ce moment le fut, cette belle rencontre. C’était pour le Festival des notes d’Automne et j’ai demandé alors à Caroline de m’accompagner au piano. Nés en 1810, Musset et Chopin sont de la même époque, ont aimé la même femme, George Sand. Je les ai fait alors se rencontrer. J’avais envie de mettre une musique sur un texte, voilà c’était beau. Il y a un témoignage d’amitié d’une telle force, dans Alfred T

 

Brassens était un poète, vous êtes un enfant de Souchon. Trois artistes ont selon vous modifié le cours de l’écriture : Trenet, Gainsbourg et Souchon justement. Expliquez-nous.

Ils ont modifié la manière d’exprimer les choses. Ce n’est pas un jugement qualitatif, car il n’y a pas Brassens dans ce mouvement. Lui fait partie d’une tradition d’écriture comme Brel, Barbara. Je pense que ce sont des enfants de Trenet. Ensuite il y a cette bousculade que provoque Gainsbourg, puis celle de Souchon. Aujourd’hui on attend le prochain.

 

Claude Askolovtich écrivit que votre mental était au diapason de votre écriture, lorsque vous prépariez le dernier album Lequel de nous. Vous faut-il souffrir de préférence pour l’écriture ?

Comme tout le monde. Oui. Je ne connais personne qui n’écrive pas bien dans la douleur.

 

Le 24 novembre 2011 est donc parue chez Plon une Conversation avec Claude Askolovitch. On pouvait déjà découvrir la genèse de certaines des chansons qui sont dans votre album, Mots d’Enfants par exemple (votre fils ainé a été confronté pour la première fois au racisme par son camarade d’école, via sans doute les paroles de ses parents). Vous avez trouvé le bon angle afin de faire découvrir Patrick et non Bruel. Mais vous, avez-vous l’envie ou l’idée d’écrire ? Un essai ou un roman ?

Pourquoi pas. Pour écrire un livre, il faut beaucoup de temps et d’énergie. Je pense que ça doit vous réveiller la nuit. J’ai passé 7 ans de ma vie avec une écrivaine et faut voir à quel point c’est une urgence, un besoin de s’exprimer. Mais oui je peux avoir envie et des idées.

 

Vous voyiez dans les bibliothèques sur scène dans la pièce Le Prénom puis sur le tournage du film, « la représentation de ce que vous ne lirez jamais, ce que vous ne saurez jamais », disiez-vous. Vous aviez alors un jeu : apprendre chaque soir un mot inconnu dans le dictionnaire lorsque vous jouiez. Il y a eu 250 représentations… Quel est votre mot préféré ?

Oui tellement de livres, c’était un vertige tous les soirs. Et oui j’avais ce jeu ! Mais je n’ai pas appris 250 mots. C’est drôle comme question, je ne sais plus… C’est une très bonne question, mais malheureusement sans réponse.



Y sont cités dans la pluralité des genres : Kant, François Mauriac, Platon et son allégorie dans le Livre VII de La République, Dostoïevski (Les Frères Karamasov), L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche par Miguel de Cervantes, Visconti, Montaigne, les références littéraires sont très nombreuses. Êtes-vous plutôt roman, essai ou philosophie ?

Je suis passé par tous ses stades. Ma période roman tout d’abord suivie d’une grosse période philosophie. Les essais peut-être un peu moins. Diderot avait une pensée tellement avant-gardiste. J’ai beaucoup lu ce que les gens de mon âge lisaient à ce moment, et j’étais fils d’enseignante. J’étais donc dans un milieu très littéraire. Elle faisait une thèse sur Kafka puis Flaubert... et je les lisais. J’étais très touché par Rimbaud, Apollinaire, et le théâtre. J’ai lu Dostoïevski, tout Molière, beaucoup beaucoup de Shakespeare.

 

Dans la pièce Le prénom qui a donc eu un vif succès du 7 septembre 2010 au 11 juin 2011 au théâtre Edouard VII, pensez-vous donc comme votre personnage, que le protagoniste du roman de Benjamin Constant est avec Julien Sorel (Le Rouge et le Noir de Stendhal), le héros romantique par excellence ?

Oui ! C’est le romantisme du XIXe. Ce romantisme flaubertien et ce romantisme « Souchonien ».

 

Ce personnage de Constant est souvent considéré à tort comme un héros romantique, car sa psychologie s’apparente davantage à un style racinien. Avez-vous lu Racine ? Et sinon adhérez-vous à cette analyse ?

J’ai beaucoup lu Racine. Ses textes sont les plus riches de la littérature. C’est inépuisable, avec une idée par phrase, une rime toujours inattendue, une force dans les personnages et histoires. Quelle merveille ce niveau d’écriture. Je peux aller voir Phèdre avec n’importe quelle distribution, je ferme les yeux et c’est déjà extraordinaire.

Sinon pourquoi serait-il considéré à tort par contre ? Il peut y avoir du romantisme dans le désespoir. Il y a du romantisme chez Racine même si ce mot n’est plus approprié. Le romantisme XIXe avait des codes et il les bouscule.

 

Stendhal est aussi évoqué dans le film PROFS, toujours en référence au Rouge et le Noir. Nietzsche disait de lui qu’il était « le dernier des grands psychologues français ». Êtes-vous d’accord ?

Pourquoi le dernier ? Oui, car Nietzsche est né en 1844 alors que Stendhal était décédé depuis 2 ans… et par conséquent… Si Nietzsche le dit !

 

Enfin, Stendhal a dit : « La seule excuse de Dieu est de ne pas exister. » Vous avez écrit la chanson Adieu, en référence aux attentats. « Adieu nous sommes tous dans le noir si tu n’existes pas au moins fait le savoir. » Le rejoignez-vous alors dans cette pensée ?

Non. On ne sait pas. Car « si tu existes » je dis bien. On n’a jamais eu la preuve de l’existence ou l’inexistence de Dieu. Chacun fait son chemin, de manière très individuelle à ce sujet.

 

Un livre a-t-il su vous retirer des doutes ?

Oui. La vie de Capra, Hollywood story dont le titre original est The Name Above the Title : An Autobiography. C’est mon livre de chevet, il est pour moi très important.

 

Vous ne vous laissez pas de temps à la lecture, ou du moins pas assez. Alors comment sélectionnez-vous vos lectures ?

De façon très arbitraire, si on me parle de tel ou tel livre, ou si un me plaît dans un aéroport, je lis dans l’avion. Mais j’ai trop peu de temps… Toujours beaucoup de scenarii à lire, et du retard bien sûr…

 

Quel est le dernier que vous avez lu ?

Diderot ou le bonheur de penser. Mais je ne l’ai pas encore terminé.

 

Ce que le jour doit à la nuit de Yasmina Khadra est un roman qui a vous a marqué. Parlez-nous de lui.

C’est un roman extrêmement honnête sur la situation en Algérie à partir des évènements d’après-guerre. C’est la vision écrite par un algérien et il est rare d’avoir une telle honnêtement dans le propos et de raconter les 2 camps avec autant de précisions. Le livre est très touchant et m’a ramené à mes racines, m’a fait m’interroger sur beaucoup de sujets. J’aime beaucoup le film qu’Arcady en a fait.

 

Quels ont été vos premiers coups de cœur littéraires et ceux d’aujourd’hui ?

Le théâtre. Je suis allé directement à L’idiot de Dostoïevski, Les fourberies de Scapin de Molière, etc. J’ai eu la chance de découvrir tout ça vite, car après j’ai eu beaucoup moins de temps pour lire.

 

« Tout dure le temps de l’étonnement. » Cela est-il valable au lecteur que vous êtes ? Avez-vous déjà mis de côté un livre que vous n’arriviez pas à terminer ? Si oui lequel ?

Très souvent ! Je ne m’autorise pas le droit de sortir d’une salle de cinéma, mais je m’autorise le droit de poser un livre oui. Je vais jusqu’à la page 50, mais après… Il faut m’attirer, me faire plaisir. On n’a pas le droit d’ennuyer les gens.

 

Vous avez joué dans Paris-Manhattan de Sophie Lellouche. Avez-vous lu Allen ?

Je vais les découvrir bientôt…

 

Dans votre filmographie, vous avez endossé des rôles nés de romans : Un secret par Philippe Grimbert, La maison assassinée de Pierre Magnan, (dialogue Didier Van Cauwelaert avec qui vous avez fait votre service militaire, mais connu pour son roman Les témoins de la mariée), O Jérusalem de Dominique Lapierre et Larry Collins, Les jolies choses d’après Virginie Despentes… Avez-vous trouvé que les réalisateurs et scénaristes ont su rester fidèles au point de vue des auteurs ?

Pour La maison assassinée absolument, Les jolies choses vraiment, O Jérusalem oui, mais c’était compliqué, car c’était une grosse production, mais avec des moyens cependant insuffisants. Le film Un secret est parfait, une belle réussite.

 

Vous avez dit que « le plaisir d’être, c’est entrer dans le phantasme de quelqu’un d’autre, d’un auteur, d’un metteur en scène… (…) être quelqu’un d’autre, l’inventer, le rendre vrai »… N’en est-il pas de même pour le lecteur ?

La littérature est au service de mon imagination, j’imagine les personnages, je les dessine et je fabrique un costume d’après ce que l’auteur raconte. Alors que l’acteur se fond dans un personnage, il l’épouse, et je suis au service de ça.

 

Vous avez vu à 6 ans une pièce de Dostoïevski, puis au collège vous jouiez Molière. Vous vouliez « jouer et vous montrer », mais quelle résonnance les mots avaient en vous alors ?

Une résonnance très précise. Je ne me souviens pas ne pas avoir saisi le sens des choses. Un peu plus tard des formules ou des mots me sont apparus différemment.

 

Dernière question, « Tous les philosophes ne sont-ils pas de la même époque ? »

Je m’y étais répondu pendant que je disais cette phrase certains soirs… C’est un vrai sujet du bac. Les philosophes se ressemblent-ils ? Oui et non, car ils ont le devoir d’être intemporels, mais sont obligés de se tenir à l’air du temps pour le renouvellement de leur pensée, aiguiser leur pensée. C’est une juste bataille entre les deux.

 

Quel philosophe contemporain vous intéresse ?

Michel Onfray est très intéressant. Je ne suis pas toujours d’accord avec lui. Mais j’ai dans l’ensemble des accointances avec lui.

Mais j’ai une discorde avec un autre que j’aimerais rencontrer…

 

Nous réalisons adulte ce qu’on rêvait enfant. Nous nous tenons nos promesses. En tout cas, merci d’avoir tenue celle pour cette interview, promesse que je m’étais faite enfant. A tout à l'heure !

 

Propos recueillis par Laure Rebois (avril 2013)

 

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