Interview - Henriette Chardak autour de Marguerite de Navarre

Réalisatrice et romancière, Henriette Chardak met sa plume engagée au service des oubliés ou des méconnus de l’Histoire, et sa verve lyrique au service de jeux de mots ludiques, poétiques, qui font jouer les sens entre eux. Et de sens, il en est bien question dans ce roman sur la reine Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur du roi François 1er, célèbre pour ses nouvelles audacieuses de L’Heptaméron : sens du corps qui torturent en ravageant l’autre, sens qui font découvrir la vie et l’amour, et quête du sens qui élève, hors des tragédies familiales et politiques, par la Littérature vers un esprit universel. Avec Henriette Chardak, les visions traditionnelles de l’Histoire sont mises sens dessus dessous, pour le plus grand plaisir du lecteur.   

 

— Je voudrais vous poser la question que vous placez vous-même en tête d'un de vos chapitres : « Qui est Marguerite ? »

Une grande oubliée de l’Histoire d’abord. Ensuite, une héroïne discrète et coriace. Pour moi, Marguerite ressemble à la fleur du même nom : le froid ne la congèle pas ; elle résiste à presque tout. Voilà, c’est une résistante, une femme libre, promotrice de nouveaux droits, elle se bat contre tous les injustices faites aux femmes, aux enfants, aux être tendres. C’est une « décabossée » du cœur, la sœur de François 1er, sa confidente, sa conseillère, sa proie… C’est une reine républicaine, une victime et une femme de pouvoir. Elle n’en use que pour les arts et les sciences et lutte contre la misère. Une comédienne, une écrivaine qui se réfugie dans l’écriture pour exister en toute sincérité. Un mélange entre l’insouciance et la conscience morale, une érudition partageuse pousse cette femme blessée à se reconstruire en permanence.

 

— Votre roman n'est pas seulement une biographie de Marguerite de Navarre, mais une enquête au coeur de ses œuvres, et des secrets de sa vie. Comment avez-vous retracé son parcours, quelle a été votre méthode ?

Marguerite a été violée par son frère, puis mariée à un homme qui n’aimait pas les femmes, puis à un roi qui les aimait trop. Son grand amour de plume, de cœur et de peau, fut selon moi François Rabelais. Le décodage patient de leurs œuvres et de leurs parcours géographiques communs le prouve. J’ai d’abord voulu élucider dans un précédent livre le mystère autour des enfants de Rabelais. Il n’en disait presque rien, sauf qu’il a connu et aimé une haute Dame, veuve en blanc surnommé Isianne (de Isis) et qu’elle lui a donné deux filles jumelles. Isis était le surnom de Marguerite de Navarre, sœur d’Osiris, autrement dit François 1er. Françoise et Jeanne ont été reconnues comme les filles de Rabelais par le pape Paul III, son Tiers livre a été imprimé à l’Hôtel d’Albret, dédié à Marguerite et sous son toit parisien. L’Internet m’a permis de vérifier par les mémoires locales, que Marguerite et François se retrouvaient aux mêmes endroits, aux mêmes dates, à Lyon, Toulouse, Aigues-Mortes, Paris et qu’ils avaient les mêmes amis.

 

— Vous ne faîtes pas seulement un roman de sa vie, vous apportez cette reine morte sur le divan d'un psychanalyste, car dès l'enfance, elle a dû se construire entre une mère et un frère abusifs. A vos yeux, elle est une résiliente : de quelle manière a-t-elle lutté contre de telles atteintes à son identité ? 

Il me semble que Marguerite de Navarre cherchait à comprendre l’inconscient, les actes manqués, les lapsus. Elle connaissait bien son entourage et ne voulait pas lui ressembler. Elle voulait se libérer de vieux carcans et en tant que sœur d’un roi et épouse d’un autre, elle ne risquait que les quolibets. Elle a entrouvert une brèche, et je pense que le plaisir de l’ironie qui irrigue ses pièces de théâtre et ses livres censurés par la Sorbonne lui donnait une force, une force de joie. Elle a souvent perdu son identité et traversé des crises de mélancolie. Ce qui la soutenait, c’est une foi de charbonnier, et la découverte d’un amour véritable. Ensuite, elle tenta de réparer au-dehors ce qui l’avait massacré au-dedans. Une stoïque rigolote, une menteuse pour protéger sa vérité. À travers la psychanalyse, on peut l’allonger sur un divan et écouter ses rêves nocturnes, ses confessions et comprendre son auto-analyse. Une pionnière en quelque sorte…

 

— C'est aussi le roman d'une passion cachée que vous écrivez, à la fois constructive et cruelle pour Marguerite, avec l'auteur humaniste Rabelais, qui donne vie à son corps, et sens à sa vie. Quelle fut la profondeur de leur lien selon vous ?  

Au-delà de ce qu’on peut imaginer, tant ils ont caché leur passion, leurs jalousies. Avec le recul du temps, on ne peut qu’éclairer l’empreinte de leur lien. Lorsque Rabelais se venge du mariage de son amante avec Henri de Navarre, il sait que Marguerite le surnomme Hircan, et Rabelais la surnomme elle : la tigresse Hircanique. Cette veuve a dû se marier de toute urgence,  étant enceinte de Rabelais… Jeanne est la survivante des jumelles (Marguerite perdra deux paires de jumelles par la suite). Cette profondeur d’un amour secret entre François et Marguerite, c’est l’enfantement de la langue française, un transfert de la passion vers un platonisme linguistique. Je crois qu’ils s’aimaient à travers les mots. Ce furent deux best-sellers traités d’hérétiques : la Belle et le Clochard de la Renaissance. Ils se prêtent des mots, des tournures de phrase, des imprimeurs. Ils ont su masquer leur relation pour la continuer secrètement. La séparation obligée poussa Rabelais et la reine à des cruautés dévastatrices avant de nouvelles réconciliations.

 

— Quelle importance majeure Marguerite de Navarre a-t-elle eu en son siècle sur le plan de la politique et des idées nouvelles, en particulier par sa protection qu'elle accorde aux réformateurs religieux ? 

Marguerite désirait éviter l’affrontement entre catholiques et protestants. Elle a œuvré pour la paix en Europe et la circulation des idées, le respect des opinions. Elle a pris de grands risques, et même son royal frère songea un temps à la museler ! Elle voulait qu’on arrête les mariages forcés, le droit de cuissage, et que l’on protège les enfants. Elle écrivit sur le sujet, mais surtout elle agit. Avec Rabelais, elle faisait partie de l’AGLA en tant que première femme, pour adoucir les haines politiques, de celles qui déclenchent des guerres longues, sanglantes et qui laissent des traces.

 

— Personne n'étant que lumière, vous nous dévoilez aussi en elle les ombres, en particulier dans les jeux diplomatiques...

Elle avait bien des défauts. Superstitieuse, surprotectrice d’un frère à qui elle avait tout pardonné, elle essaya de le délivrer en Espagne. Elle avait ses espionnes. Elle avait sans doute bien observé son épouvantable mère, manipulatrice hors pair pour porter « son » fils au pouvoir, et elle devint aussi habile qu’un diplomate.

 

— Qu'est-ce que la reine Marguerite peut transmettre aux femmes de notre société selon vous ? 

Le courage, la vivacité d’esprit, la prise de parole, l’action politique, l’art journalistique, une beauté sans excès mais absolument personnelle et originale, le goût de ne pas se comparer aux hommes, mais de prendre sa place dans la société, comme n’importe quel être humain. Le droit de ne pas s’excuser d’être femme, et même d’en être ravie ! Elle reste un miroir des potentiels non exploités…

 

— Toute votre œuvre biographique et romanesque rend justice à des victimes de l'Histoire, mal connues ou méconnues. Qui sont les autres héros à qui vous avez consacré vos recherches ? 

Par ordre d’apparition littéraire : Johannes Kepler, Élisée Reclus, Tycho Brahe, Pythagore, André Vésale, Cervantès, Rabelais… Une suite logique. Kepler le myope qui voit en imagination notre planète bleue et qui reprend l’astronomie de Pythagore, Reclus  qui aime la Terre comme un joyau de l’univers et qui est aussi un autodidacte, Brahe prince danois qui a inspiré Hamlet, est un pythagoricien qui préfère le ciel à un trône, Vésale lu par le père de Cervantès qui était barbier, Vésale le découvreur ignoré du continent qu’est un corps humain, Vésale l’ami du médecin François Rabelais, ou encore Cervantès rebelle trop pudique, qui raconte sa vie dans son œuvre et pour finir Marguerite qui s’est faite toute seule en femme moderne avant l’heure. Marguerite est une pionnière, une Femen de plume.

Il y a des centaines de biographies sur Napoléon. Je préfère mettre les obscurs en lumière, ceux qui n’ont pas soigné leur image, mais leur don à l’humanité. Le temps rend toujours justice aux vrais. J’ai toujours choisi de raconter les vies des créateurs qui pouvaient nous aider à vivre mieux, et dont la vie privée n’écornait pas leur vie publique… Sans doute un hommage à mes ancêtres qui ne sont pas dans les dictionnaires, mais qui ont fait du bien au monde par leurs inventions…

 

Propos recueillis par Laureline Amanieux (juin 2013)

 

Henriette Chardak, La passion secrète d’une reine, Le passeur, mai 2013, 485 pages, 22 €

 

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1 commentaire

Je découvre avec plaisir votre interview concernant votre livre sur Marguerite de Navarre. Je suis sous le charme de vos mots et je vais acheter votre livre.

Je suis certaine que dans l'emission de François Bunuel le jeudi vous feriez "un carton"...(pardon pour l'expression mais vous méritez vraiment d'être connue, lue et appréciée !