Irène Frain « La Bretagne est un fabuleux gisement d'énergie humaine et de matière grise ! »


Lorsqu’un journaliste l’interpelle par « vous qui êtes sortie de rien », Irène Frain, la Bretonne, est piquée à vif. Fière et rebelle, elle décide de partir sur les traces de ses ancêtres dans ce pays du bout du monde peuplé de légendes. Ils ont vécu, miséreux et oubliés, dans des terres et des forêts hostiles, se battant pour survivre. Au fil d’une longue quête, elle découvre la ferme où a travaillé son père et sa valise noire bourrée de carnets, lettres et poèmes. Cet homme secret, tendre et courageux qui fit face aux drames familiaux et aux guerres lui a donné le goût de la langue, de la vérité. La romancière s’interroge sur l’origine de son prénom. Les écrits de son père l’éclaireront, la bouleverseront. À l’heure où les Bretons se révoltent contre l’injustice qu’ils subissent, ce récit poignant et fascinant évoque l’histoire d’un peuple qui s’est battu pour faire valoir son identité et ses richesses. Portée par les valeurs et l’ardeur de sa lignée, de son père, Irène Frain se livre comme jamais. Exigeante et ardente, à travers une histoire qui pourrait être la nôtre, elle nous transmet l’énergie et la force des Bretons, celle de toujours, celle d’aujourd’hui.

 

L’épisode de l’interview a-t-il été le déclic de la quête de vos origines ou étiez-vous déjà intriguée par des secrets de famille enfouis ?

Oui. Sur le moment, j'ai été saisie d'une réflexe archaïque : « Tu te tais, surtout ! Si tu parles, tu es fichue. Tu es née du mauvais côté, celui des pauvres et des humiliés, tu ne peux rien contre les puissants. » Réflexe de l'archaïque fierté bretonne, qui vous dicte de garder votre dignité dans les pires circonstances. Mais aussitôt, une terrible colère intérieure s'est levée en moi, archaïque elle aussi. Et les semaines suivantes, je n'ai cessé de répéter le même lapsus : au lieu d'écrire mon prénom IRÈNE, je l'écrivais RIENE. Rien au féminin. Fille de rien, fille du Rien… Ça ne pouvait plus durer. Par ailleurs, je savais depuis des années qu'un secret de famille entourait le choix mon prénom. Et que ce secret avait à voir avec cette sensation d'être cerclée par le Rien. J'ai fini par sauter le pas tellement ça devenait intenable, et décidé d'enquêter sur le passé et le pays de mon père. De ce jour, rien ni personne n'a pu m'arrêter dans mon enquête. Une quête, à la vérité, davantage qu'une enquête. Il fallait à tout prix que je sache. Il y avait quelque chose de médiéval dans cette démarche. D'autant que les paysages de ce coin perdu de Bretagne rappellent souvent Arthur, Perceval, Lancelot, la fée Viviane, la reine Guenièvre. J'ai été littéralement happée par cet univers et cette recherche des secrets de mon père. 

 

Qu’avez-vous découvert de fascinant dans « votre lignage archaïque » qui se confond avec celle du peuple et des légendes bretonnes ?

D'entrée de jeu, j'ai appris que ma lignée avait vécu jusqu'à une époque récente sur un territoire réservé aux réprouvés, de l'autre côté d'un ruisseau nommé « La Barrière de l'Enfer » sur des terres âpres, froides et pierreuses, en bordure d'une forêt incroyable, d'une richesse minéralogique phénoménale. Amoncellement de quartzite formant des tours naturelles nommées « Rochers du Diable », pierres frappées tout aussi naturellement d'inclusions en forme de croix, sans compter les mégalithes, allées couvertes et mini Stonehenge dont certains, bien cachés au fond des bois, n'ont toujours pas été répertoriés. C'était dans cette forêt sauvage et ses abords qu'on refoulait tous les hommes et femmes « différents ». Les errants, les fous, les poètes, les lépreux, les charbonniers qui tentaient de survivre en fabriquant du fer avec le minerai présent dans le sous-sol de la forêt. Et plus étrange encore, au XVIIe siècle, le duc de Rohan, maître des lieux, avait fondé une enclave protestante et construit un Temple dans un domaine secret qui existait là depuis le haut Moyen Âge. Un mélange fascinant de chevalerie ancestral et d'idées philosophiques et sociales très avancées. La Révocation de l'Edit de Nantes par Louis XIV a balayé tout cela. Les gens du coin ont été contraints de se reconvertir au catholicisme, mais ils ont farouchement conservé les fondamentaux protestants : austérité, acharnement au travail, dignité, goût des idées nouvelles de justice et de respect humain, foi absolue dans les livres… Derrière le ruisseau nommé « Barrière de l'Enfer » qui les séparait du reste de la population, et dans le cadre magique de la forêt, une micro société qui avait gardé ses valeurs essentielles s'est donc maintenue intacte jusqu'au milieu du XXe siècle. Ces « protestants » au sens premier du terme continuaient à dire « Non » même si on les rejetait, même si on les méprisait. Les autres les appelaient « Les Noirs », mais ils restaient fiers et dans leurs marques. Alors que la proximité de la forêt, de ses histoires de Diable, le souvenir des lépreux, tout portait à les diaboliser et renforçait leur pauvreté, ils ont serré les dents. Quelle noblesse, quel courage ! J'ai été stupéfaite et exaltée de découvrir un tel héritage, une telle lignée. Du coup, j'ai mieux compris mon père, et saisie pourquoi il m'avait tant fascinée. Il portait en lui ces valeurs. Ajoutons un dernier point : le berceau de ma lignée, à deux pas de la forêt, se nomme « L'Abri du Barde »… Plutôt sympa, quand on est écrivain !

 

Avez-vous éprouvé le besoin de réhabiliter la mémoire de ceux qui vous ont précédés ?

L'idée de revanche m'est totalement étrangère. Comme je l'ai dit plus haut, j'ai obéi à une seule pulsion : comprendre. Comprendre comment on peut résister et s'en sortir quand on est enfermé dès l'enfance dans le statut de paria et confronté à pareille misère, pareille adversité. J'ai eu une chance immense : mon père m'avait laissé une valise (noire, comme par hasard !) qui contenait nombre d'écrits, carnets, lettres, poèmes, récits de sa plume. Un véritable kit de survie pour faire face aux crises, aux malheurs familiaux ou aux guerres, toutes les formes d'adversité qu'il a rencontrées. « Quel trésor ! » me suis-je exclamée quand j'ai enfin trouvé la force de m'y plonger. Et quelle actualité aigue, dans les turbulences que nous traversons ! Au départ, je n'avais pas l'intention d'en faire un livre. Je voulais comprendre son pays, son enfance, et tout particulièrement ce qui s'était passé quand, entre onze et quatorze ans, il dut vivre dans le grenier d'une soue à cochons, au service d'un grand propriétaire terrien. Autre chance : sur place, le petit-fils de cet homme m'a ouvert sa ferme, où tout était intact, y compris la fameuse soue à cochons. Et mieux, il m'a donné très objectivement nombre d'éléments sur la vie à la ferme. Du coup, j'avais le moyen de relativiser, de ne pas écrire un récit moralisant et manichéen, et mon récit peut se lire comme une anthropologie de la Bretagne rurale au XXe siècle. Curieusement, je découvre maintenant que ce récit très personnel explique bien des choses sur la colère et la révolte qui vient de saisir le monde rural breton. Jusque dans les références actuelles à la Révolte des Bonnets Rouges du XVIIe siècle : cette histoire hantait ma grand-mère Marie-Anne Le Bihan, qui ne cessa jamais de dénoncer les injustices publiquement, en des temps où il était très mal venu pour une femme de prendre la parole. J'ai ainsi compris pourquoi j'ai toujours défendu les parias, les humiliés de l'Inde, du Tibet ou d'ailleurs. Dans ma famille, depuis très longtemps, malgré notre dénuement, nous cherchions depuis longtemps à être la voix des sans voix. Est cela qui m'a poussée vers l'écriture ? Je commence à le croire. 

 

Au fil de cette « enquête » sur les traces de votre famille vous êtes-vous heurtée à des obstacles intérieurs ou extérieurs ?

Je n'ai rencontré aucun obstacle extérieur. Tous les membres de ma famille qui vivaient sur place m'ont parlé et aidée. Et les habitants de la commune de Cléguérec que j'ai sollicité m'ont unanimement ouvert leur porte avec une disponibilité immédiate et une générosité incroyable, quelles que soient leurs opinions politiques et religieuses. C'est aussi cela, la Bretagne ! Les obstacles furent plutôt en moi ! Au début, quel tourment ! Longtemps je n'ai pas pu ouvrir la valise noire. Et encore moins lire les carnets et lettres de mon père. Après sa mort, je m'étais contentée d'un rapide inventaire, assez pour saisir que c'était un trésor. Pour autant, je restais incapable de les lire. Si mon mari n'avait pas pris la précaution de scanner ces documents, je ne les aurais peut-être pas encore lus… Je les ai donc vraiment découvert sur l'écran de mon ordinateur, ce qui m'a permis d'atténuer la sensation de viol de l'intimité qu'on éprouve toujours quand on explore des traces écrites laissée par un mort. Cela aussi permis de faire écran à un excès d'émotion, d'être plus objective. N'empêche, j'ai été souvent en larmes. Je n'avais pas encore fait le deuil de mon père. Ensuite, lors de mon enquête à Cléguérec et aux abords de la forêt de mes ancêtres, je n'ai pas cessé de me demander : « Qu'est-ce que tu fiches avec tous ces morts ? Va plutôt vers les vivants ! Et vis l'instant » A un moment, ce fut si insupportable que je suis allée voir un psy. Il a tout de suite saisi que, sept ans après sa mort, je n'avais toujours pas fait le deuil de mon père et que je devais impérativement en passer par là. Il a éclaté de rire et a lâché cette belle formule : « Mais c'est toujours ainsi quand on va voir les Esprits ! » — c'était sa façon de parler de la mémoire des morts. J'ai ri à mon tour. De cet instant-là, ma quête a été plus sereine. Puis l'idée du livre s'est imposée et son écriture a coulé de source. Comme s'il était écrit en moi depuis des années…

 

Parmi les témoignages, les lettres, les carnets de votre père prisonnier des nazis, quelle a été votre découverte la plus bouleversante ? Celle d’apprendre pourquoi vous vous appelez Irène ?

Oui, sans conteste. Mais pas dans l'instant. J'ai commencé par faire une sorte de déni. C'est seulement le lendemain de la découverte de la lettre que j'ai compris le secret de mon prénom, quand me sont revenus, en désordre, les souvenirs des indications que m'avait laissées mon père, et des pistes sur lesquelles m'avait lancées ma mère — elles, beaucoup moins voilées, et parfois très rudes ! Ce qui m'a le plus bouleversée dans ce secret, c'est qu'il s'agissait d'un beau secret. Rien de sordide, que du magnifique ! Pour le reste, j'ai été très émue par une lettre clandestinement acheminée à ma mère dans une boîte métallique contenant un gâteau, par l'entremise d'Allemands anti-nazis du village de Hesse où mon père était détenu. Ces Allemands, avec des amis soldats qui étaient en poste dans la France occupée ont pris des risques inouïs pour que ma mère ait des nouvelles de mon père non censurées, et qu'elle tienne ainsi mieux le coup. Il faut dire qu'elle avait vingt ans et élevait seule leur enfant avec très peu d'argent, par surcroît à Lorient, ville de la côte où la sinistre Organisation Todt édifiait son plus grand bâtiment militaire au monde, la terrible base sous-marine…

 

Quelles sont les forces et les faiblesses de votre père, un homme qui incarne des valeurs : le goût du travail bien fait, de la langue, le sens de l’engagement, mais qui vous émeut aussi ?

Comme tous les êtres rigoureux et exigeants avec eux-mêmes, mon père l'était avec les autres ! Les compliments pour de bonnes notes étaient laconiques, par exemple. Et il était parfois très autoritaire, voire coléreux. Il se confiait peu, était souvent distant, replié sur ses secrets. Comme je l'écris dans le livre, « il avait de l'écart ». Cependant sa tendresse — profonde, sincère, infinie — éclatait dans ses yeux magnifiques, voire de simples étreintes de bras données quand je flanchais. Elle en prenait plus de prix. Il avait la joie brève, mais c'était de la vraie joie. Puisque ses confidences étaient rares, je les recueillais avec une attention extrême. Je m'en souviens encore au mot, au souffle près. C'est sûrement son respect extrême du mot, de son exactitude, de sa justesse et son goût de la précision qui ont fait de moi un écrivain. Le dialogue avec l'autre par l'apprentissage de sa langue fut un élément essentiel de son kit de survie. Et quand ça allait mal, il écrivait. C'était son tranquillisant. Je fais de même, depuis toujours. Enfin, même s'il était sévère, il était juste et généreux. Et il adorait la Nature. La preuve : ainsi que je le raconte à la fin du livre, quand il apprit l'Allemand, au fin fond de la Hesse, il commença par le mot « fleur ». Puis ce furent les mots allemands pour champ, nuage, arbre, lune, et tous les noms des oiseaux. Cet apprentissage de la langue, que j'ai pu suivre jour après jour grâce à ses carnets, constitue un véritable autoportrait.  

 

Quelle est la part de votre héritage familial qui vous a construit et celle que vous avez dû surmonter pour devenir ce que vous êtes ?

Mon héritage sont toutes ces valeurs et comme vous l'avez deviné, elles m'ont construite. J'y ajouterai le « nerzh », comme on dit breton, l'énergie, la ténacité, l'envie d'aller de l'avant, de réinventer, de réenchanter le monde. C'est un marqueur breton très important. Mais le nerzh a son ennemi, les accès de mélancolie subits, eux aussi bien connus des Bretons. L'appel du « gouffre du Rien », comme je l'appelle. Je l'ai aussi reçu en héritage mes accès de profonde tristesse ne sont pas toujours faciles à juguler. Chaque fois que je les vois se profiler, je me lance dans l'écriture ou la lecture, ma résilience depuis l'enfance. Exactement ce que faisait mon père ! Mais je l'ai ignoré pendant des années, il était si secret…

 

À l’issue de ce cheminement, qu’avez-vous ressenti ? Une forme de réconciliation, un enracinement, une nouvelle énergie ? Le sentiment d’appartenir à ce peuple de Bretons fiers et combatifs ?

J'ai toujours porté fièrement mon appartenance à la Bretagne : mon premier livre, un ouvrage d'histoire, s'appelait Quand les Bretons peuplaient les mers et j'ai connu la notoriété avec Le Nabab, un roman dont le héros a existé, un petit mousse de Quimper qui devint un richissime nabab dans l'Inde du XVIIIe siècle. Déjà une histoire de « résilience bretonne ». Ensuite, très régulièrement, la Bretagne est revenue dans mon œuvre. Avec Sorti de rien, je n'ai donc pas eu le sentiment de renouer avec elle. Simplement l'impression de continuer à creuser mon sillon. Cependant, ce parcours sur les traces de mon père m'a permis de mieux comprendre la Bretagne. Et mieux vous comprenez, mieux vous aimez, plus vous êtes attaché ! Enfin il y a le plan strictement intime, le fait d'avoir saisi le pourquoi de mon prénom m'a rendu profondément sereine. Là, on se situe dans l'universel du secret de famille, du non-dit, de la filiation. Je vois maintenant clair dans toutes les étrangetés de mon enfance. Par exemple pourquoi je suis allée si souvent vivre au grenier (au pied de l'étagère où était la valise noire, comme par hasard). Pourquoi mon père m'aimait tant, pourquoi j'ai quitté la maison à dix-sept ans, le comportement à mon égard de certains membres de ma famille, pourquoi enfin mon père et moi, avant sa mort, nous sommes si « bien quittés », en nous disant des choses aussi essentielles, et sur le magnifique « Je t'aime » qu'il m'a soudain lâché lors de son dernier Noël. 

 

À la suite des fermetures d’usines en Bretagne que pensez-vous de la situation économique de votre pays ?

Je suis catastrophée, indignée, en colère, comme la plupart des Bretons en ce moment. Et pas du tout consolée par le fait d'avoir senti les choses venir cet été quand, après avoir fini mon livre, je suis retournée à Cléguérec visiter mes informateurs, dont celui que j'appelle dans le livre Roland Le Bourhis. Cet agriculteur extrêmement perspicace et intelligent m'a alors expliqué les tenants et aboutissants de l'écotaxe et de l'industrialisation de l'agriculture en Bretagne. Des agriculteurs du coin se suicidaient, d'autres étaient acculés à la ruine. Lui-même, Le Bourhis, a été ruiné par le système. Et seul son tempérament de battant lui permet encore de survivre, digne et droit dans ses bottes. J'ai alors compris que la colère des Bretons couvait silencieusement sous le beau soleil de juillet dont se régalaient les touristes. Le problème, c'est qu'on a imposé aux Bretons le modèle économique de l'agriculture intensive et des usines agro-alimentaire qui en dérivent. Et qu'on a continué à leur faire croire, à coup de promesses et de subventions, qu'il était toujours viable. Puis Paris et l'Europe leur ont subitement présenté la facture. Normal qu'ils se sentent abandonnés, méprisés et trahis. D'autant que ces agriculteurs ou employés des usines agro-alimentaires, pour la plupart, sont des « sortis de rien » comme le fut mon père et d'incroyables travailleurs. Ils se battent pour qu'on les respecte. Leur travail, en plus d'un salaire, c'est leur dignité humaine. Mais nous Bretons, détenons un formidable capital de « nerzh », comme je l'ai dit plus haut. Une extraordinaire envie de vivre et de vaincre l'adversité. Et une grande imagination. Je suis sûre que cette force va nous permettre de trouver des solutions rationnelles, innovantes, constructives, solidaires. Les Bretons vont se battre pour les découvrir. La Bretagne, avant tout, c'est un fabuleux gisement d'énergie humaine et de matière grise !

 

Propos recueillis par Emmanuelle de Boysson (octobre 2013)

© Photo : François Frain

 

Irène Frain, Sorti de rien, Seuil, octobre 2013, 288 pages, 19,50 €.

 

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