Paul Morand, Entretiens

Heureuse initiative que celle des éditions Montparnasse de proposer une série de disques DVD reprenant une partie des Archives du XXe siècle naguère réunies par Jean José Marchand. On sait que ce dernier avait enregistré cent cinquante écrivains pour l’ORTF, de Borges à Dos Passos. Aujourd’hui, ce sont plus de trois heures d’entretiens avec Paul Morand (1888-1976) qui sortent du placard. Le texte en avait été publié par La Table ronde (dans la Petite vermillon) il y a a une douzaine d’années. Grâce aux disques, la voix de Paul Morand, sa diction raffinée (« bien entendûû »), celle du Paris d’avant 1900, nous berce pour notre plus grand bonheur.


L’ancien diplomate, le dilettante cosmopolite, le chantre de 1925 répond aux questions préparées par Jean José Marchand, et posées d’une voix nasillarde par Pierre-André Boutang, dont la délicate insistance vient souvent à bout du mutisme morandien. Car, par un plaisant paradoxe, l’auteur de Tais-toi n’aimait guère parler : « si on parle on ne peut pas écrire, et on écrit dans la mesure où on ne peut pas parler ». Installé sur un banc de son jardin des environs de Rambouillet, sanglé dans une chemise jaune à son chiffre, Paul Morand évoque donc l’incendie du Bazar de la Charité, son premier grand voyage, de la rue Marbeuf aux Tuileries… le jour de l’inauguration du Métropolitain.


Défilent les ombres de Schwob et de Rodin, de Giraudoux et de Larbaud, de Proust et de Sarah Bernhardt. L’homme a connu tant de monde… Oxford en 1908, le Quai d’Orsay sous Philippe Berthelot, Londres en 1912, les Roaring Twenties, New York et Tanger, et Venise, bien sûr. Morand avoue avoir mené, grâce à ses parents, « une vie poétique, très peu située dans l’espace et le temps ». Passent Claudel, Léger, Cocteau (« seize ans, il les a eus jusqu’à ses soixante-quinze ans »), Picasso. On reste pantois devant pareille mémoire (Morand a alors 83 ans), pareille clarté d’esprit : l’homme se souvient de tout avec une désespérante précision.


Le plus important, outre ses fulgurantes formules (« une Bugatti, c’est une armure de la Renaissance »), ce qui m’a le plus marqué : les silences pudiques, les regards parfois malicieux, les esquives, l’ironie (« j’ai appris les langues étrangères pour ne pas parler français à l’étranger »)… A Boutang qui lui demande : « L’idée de ce que sera la planète au siècle prochain vous inquiète ? », Morand répond « Bien sûr ! C’est tout de même une immense tragédie que la disparition de la race blanche. » Et comme le jeune Boutang insiste non sans naïveté : « Mais pourquoi est-ce que la disparition de la race blanche vous inflige particulièrement ? », Morand réplique, impérial : « Parce que c’est ma race. »


Un moraliste désolé par la décadence d’une Europe « aux reins cassés », un esthète vantant « la beauté inoubliable du visage de Malraux à Saïgon en 1925 ». Une nature profondément aristocratique, à mille lieues de la présente vulgarité.


Bref, pour nous les survivants, trois bonnes heures à haute altitude.

 

Christopher Gérard

 

Paul Morand, Entretiens réunis par Jean José Marchand, menés par Pierre-André Boutang (juillet/août 1970 et janvier 1971), Archives du XXe siècle, Editions Montparnasse, 25 € le double DVD.

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