Interview. France Cavalié, Baïnes : « Il faut parler, briser le silence… »


Années 1980. Séparée de Pierre avec qui elle a eu des jumeaux, dix ans aujourd’hui, Rose sort rarement. Un soir, un ami l’emmène voir Manhattan avec Oleg, un passionné d’art. Entre deux bouchées de steak tartare, il lui propose de l’épouser. Ils boivent du whisky, elle s’endort sur son canapé. Peu après leur mariage, sur le pont Marie, Oleg se fige, traite Rose de « salope » qui couche avec tout le monde. Quelques minutes plus tard, il l’embrasse. Tout est pardonné. Rose le suit à Biarritz où il ouvre une galerie de peinture. La mer y est dangereuse ; les baïnes, ces courants marins peuvent tuer. L’amour fou vire au drame. Dans ce couple fusionnel, elle espère le sauver de ses démons, il a besoin d’une victime. Il faudra du temps pour que Rose se détache de cet homme violent et tendre à la fois. Juste, pudique et subtile, France Cavalié sonde les blessures de ses personnages, leurs peurs, leur besoin d’être rassurés, leurs rêves. Et nous vivons avec elle, au plus intime, les crises de colère, les coups, les retrouvailles et la douloureuse séparation. Un roman puissant qui interroge sur le huis clos conjugal infernal, le silence des femmes. Un chemin vers la libération. Un témoignage inoubliable et salvateur. Terriblement beau.

 

À l’origine de cette histoire d’amour fusionnelle entre Rose et Oleg, avant qu’elle ne soit entachée par la violence de l’homme, existe une forte attirance entre l’un et l’autre. Pourriez-vous nous en parler, nous en donner les raisons apparentes et secrètes ?

Rose aspire à une vie plus intense. Ses jumeaux, qu’elle élève seule depuis qu’ils ont dix-huit mois, auront bientôt dix ans ; leur père, Pierre, photoreporter avec qui elle entretient de bonnes relations, est très peu présent. Entre les problèmes de nounou, son travail dans une petite agence de pub, la maison, l’intendance, elle a peu de liberté : des amis parmi ses collègues, des amants quand elle le temps. Ses sorties insouciantes remontent à une douzaine d’années, quand elle avait dix-huit ans. Oleg, rencontré par l’intermédiaire d’un ancien ami, semble répondre instantanément à ce manque. Leur première soirée est symptomatique : cinéma, restaurant, derniers verres dans un appartement où tout enchante Rose ; Oleg est cultivé, plein de charme, original et cette jeune femme subjuguée est une promesse de soutien pour cet éternel incompris… Chacun a ses blessures, ils l’ignorent encore, mais elles contribuent à l’attirance mutuelle. Un coup de foudre, apparemment banal dans sa quête de bonheur. 

 

Comment expliquer que très vite, ils décident de se marier ?

Oleg, marchand d’art contemporain, a des problèmes d’argent. Il doit fermer sa galerie parisienne, trouver des fonds pour rebondir. Son travail, c’est sa passion. Il a l’opportunité, grâce à l’appui de son meilleur ami qui vit à Bordeaux, d’emprunter de l’argent pour créer une galerie à Biarritz. Il est acculé, tout doit aller vite. À l’image de leur amour. Il propose à Rose de l’épouser, pour que tout soit en règle ; sans doute veut-il aussi une place officielle vis-à-vis des jumeaux. Rose accepte, bien que la demande d’Oleg vienne après qu’elle l’ait attendu une partie de la nuit… Ce mariage n’est pas une priorité pour elle, mais au fond, elle a envie de le laisser décider. Elle a besoin d’une épaule. 

 

Quels sont les signes, les indices du drame qui va se dérouler ? Rose en est-elle consciente ?

Les signes viennent assez rapidement, mais il va falloir beaucoup de temps pour que Rose se rende compte de la gravité de la situation. La première fois qu’Oleg montre son autre visage, celui du « fou », comme il finira par se nommer lui-même, c’est après un dîner chez la meilleure amie de Rose. Ils sont seuls sur un pont parisien, moment romantique. Mais d’un coup, Oleg se fige : au cours du repas, une allusion au passé de Rose l’a rendu jaloux. Tout est là, déjà, dans les insultes qu’il va proférer devant la jeune femme, saisie par tant de brutalité. Puis il revient à la raison, comme s’il secouait la tête pour fuir un mauvais rêve. Une poignée de secondes s’est écoulée. La perception de Rose est brouillée par cette scène improbable. Elle veut l’oublier dans l’instant : leur amour est beau, c’est tout ce qui compte…

 

Son amour, son admiration pour Oleg suffit-il à expliquer qu’elle se soumette, essaie de tout réparer ?

Rose est idéaliste, sensible, trop. Sa mère, qu’elle a perdue quand elle avait seize ans, lui manque toujours : une femme lumineuse, qu’elle a totalement sublimée. Rose souffre d’abandon, une blessure qui peut la rendre dépendante. Et lui donner des velléités de « sauveuse », quand Oleg, lui, dans son fantasme, cherche un soutien inconditionnel. Tous les deux, c’est une mauvaise alchimie.

 

Comment ses enfants, les jumeaux, vivent-ils l’agressivité de leur beau-père, Oleg ?

Ils sont dans leur bulle. Depuis leur installation à Biarritz, ils ont découvert le surf, la plage, ils sont heureux. Ils grandissent, apparemment insouciants. Prise dans sa passion et le danger de celle-ci, mais aussi dans l’ivresse des sorties, Rose s’est éloignée de ses fils, elle s’en rend compte et se culpabilise. Elle ne sait pas ce qu’ils pensent, ils ne montrent rien. La violence ne se manifeste jamais devant eux. Sauf une fois, et cela fera basculer l’histoire…

 

Que diriez-vous du caractère de Rose, de ce qui la rend incapable de se défendre, si vulnérable, si déterminée à rester coûte que coûte ? Reprenant une de vos questions, « pourquoi elle ne l’insulte pas » ? 

Rose est littéralement sidérée par la violence d’Oleg. Elle ne comprend rien à ce qui leur arrive. Elle reste passive, espérant que tout va s’arranger… Peut-être a-t-elle rêvé ? Ils sortent beaucoup, elle adore cette euphorie. Mais la peur ne la quitte plus. Elle ne veut pas risquer de rendre Oleg encore plus furieux. Les crises de son mari la terrorisent, mais il reste sacré à ses yeux. C’est toute la tragédie. Rien n’est rationnel.

 

Quant à Oleg, diriez-vous qu’il s’agit d’un pervers narcissique ? Quel est le fonctionnement de ce type d’homme ? Et comment réagir ?

Oleg est plutôt proche du personnage de Paul, joué par François Cluzet dans L’Enfer, le film de Claude Chabrol. C’est un jaloux délirant. Alors, comment réagir ? Je ne peux donner que la version de mon roman…

 

Rose prend conscience d’avoir subi des violences conjugales, d’être « femme battue » par un spot à la télé. Ces images « débusquent sa peur ». Comment se libère-t-elle de cet « amour compatible avec des coups » ? Se déculpabilise-t-elle ?

C’est en elle que Rose va trouver son chemin. Dans le souvenir de Mathilde, sa mère disparue. Elle va reprendre les rênes, retrouver sa responsabilité de maman. Mais sortir de la culpabilité sera long, forcément long. Comment peut-on vivre des années avec un homme qui vous bat ? On juge les victimes, leur faiblesse, leur aveuglement… Qu’en sait-on ? Je m’attache au cas singulier de mon personnage, à sa vérité. Rose trouvera ses forces, même enfouies sous le fatras des traumatismes. La lumière est là, tout près, mais si difficile à atteindre.

 

Quel message adressez-vous aux femmes battues ?

Chaque jour des femmes meurent sous les coups de leurs conjoints. On le sait. Les associations le disent, le martèlent, les médias en parlent régulièrement. Dans les familles, personne ne se doute de ces situations. Il faut parler, briser le silence, contacter les associations. Mais la peur est mauvaise conseillère… Le centre Flora Tristan a été le premier centre d’aide aux femmes battues, créé en 1986. Rose découvre cela quand elle commence à s’intéresser au travail des femmes pour les femmes, à cette belle communauté solidaire, dont elle n’avait aucune idée. 

 

À celles qui subissent aussi la violence verbale, dont on parle moins.

C’est vrai. La violence verbale peut être tout autant meurtrière. Laisser des traces durables, voire indélébiles, dans le cœur et la pensée. Là encore, le bourreau est aussi son amour, et rien ne peut passer par la raison. Sauf le chemin du salut.

 

Pourriez-vous nous dire comment vous avez écrit ce roman ? Sa construction ? Le travail d’écriture ? La transposition de vos souvenirs ?

J’ai commencé bizarrement par la scène de basculement du récit, qui deviendra le chapitre 11. Et puis j’ai imaginé ce qui se passait avant, et après. J’ai beaucoup réfléchi au moment où je situais l’histoire : pendant les faits ? Des années plus tard ? J’ai opté pour accompagner Rose dans son aventure terrible. Au présent. Sur le plan du style, je suis passée de la troisième à la première personne, toujours dans un souci de vérité, puisant l’inspiration dans mes émotions, et certains témoignages. Tout ce temps de maturation m’a permis de cerner ce que je voulais dire : montrer la peur, la sidération, le danger, la rédemption. Et le secret terrible qui entoure ce genre d’histoires.

 

Propos recueillis par Emmanuelle de Boysson (janvier 2015)

 

France Cavalié, Baïnes, Robert Laffont, janvier 2015, 215 p. 18,00 €

 

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