Interview. Stéphanie Janicot : "Nous ne sommes pas libres, mais nous pensons l'être et cela nous suffit"


Imaginez un monde du futur où les maladies n’existeraient plus, où nous pourrions programmer notre mort. Procréation artificielle dans une parfaite égalité entre hommes et femmes. Retour à la nature, maisons recyclables avec potagers, marche à pied, transports sur coussins d’air, orientation, sélection : dans cette société platonicienne dirigée par des sages, on tend vers le bonheur. Newland : enfer ou paradis ? A vous de découvrir le formidable roman d’anticipation initiatique enlevé, passionnant, plein d’optimisme de Stéphanie Janicot où l’on suit les aventures de Marian, prête à enfreindre les lois d’un système en apparence si parfait qu’à la moindre révolte, on y risque d’être brisé. Une réflexion qui aborde les thèmes graves de l’égalité et du bonheur dans une société qui a su lutter contre la violence et le terrorisme.

 

Lors de l’écriture de vos 3 tomes, La Mémoire du monde, (parus en 2013, 2014), romans sur le passé depuis l’antiquité, aviez-vous déjà l’idée de ce roman d’anticipation ? Quelle en est l’origine ?

Lorsque j'ai commencé à me plonger dans l'histoire de notre pensée collective occidentale, non, je n'imaginais pas vouloir un jour voir au-delà de notre présent. Mais lorsque je commence un roman, je pense toujours que je vais répondre à des questions et, chaque fois, je me rends compte que je n'ai pas de réponses. Je n'ai fait qu'élargir le champ des questions. Alors, un nouveau roman s'impose. Étudier le fonctionnement des sociétés humaines sur 3500 ans, forcément, ça donne des envies de projections futures.

 

Quel était votre projet pour ce roman ? Quelle vision de l’avenir vouliez-vous transmettre ?

Au tout début, l'idée est venue d'une conversation avec Françoise Héritier autour de l'utérus artificiel. Elle disait que certaines personnes pensaient que cela pouvait induire une parfaite égalité entre l'homme et la femme mais qu'elle pensait l'inverse, que cela consacrerait la domination de l'homme sur la femme. La procréation totalement artificielle a donc été mon point de départ et j'ai fait le pari de la parfaite égalité entre hommes et femmes. Ma question était la suivante : si on prive les hommes et les femmes de leurs hormones, si on les indifférencie par l'éducation et les vêtements, si on rend inutile le jeu de la séduction puisque les couples sont constitués par un système informatique, alors que reste-t-il de notre identité sexuelle ? Bien entendu, au fur et à mesure que j'écrivais, les questions se sont accumulées et j'ai largement dépassé le cadre que je m'étais fixé. Ce qui est certain, concernant la vision du monde que je souhaitais proposer, c'est qu'elle ne devait être ni idyllique ni abominable, mais plutôt à l'image de ce que sont nos sociétés, des imperfections qui tentent de s'améliorer. J'ai donc éliminé toutes les visions apocalyptiques traditionnelles (pollution maximale, disparition du soleil, vie souterraine, dictature islamique, etc.) et pris, au contraire, ce que nous avons de meilleur en germe aujourd'hui pour le développer dans le futur. Newland est une société qui est née de la raison et de beaucoup de bonnes volontés, cela ne veut pas dire que les effets pervers ne sont pas présents...

 

Nous sommes en 2262, décrivez-nous les villes, le quotidien, les connexions, la nourriture, les transports en minimobile ?

Ne demeurent des villes anciennes, que les centres historiques. Toutes les constructions périphériques de masse ont disparu. Les familles vivent dans des zones pavillonnaires recyclables en pleine nature, cultivent leurs potagers, mangent des galettes de céréales, des fruits, des légumes et se déplacent majoritairement à pied. Le rapport au temps n'est plus un problème, on apprend très jeune à aller lentement, à ne pas se presser. Les rares transports (individuels ou collectifs) se font sur coussins d'air. L'accès à internet est limité chaque jour de sorte que les rapports humains ont de nouveau leur raison d'être.

 

Personne ne meurt plus de maladie. La mort est programmée. Pensez-vous que cela serait possible ? Souhaitable ?

Que disparaissent la maladie et la souffrance, bien sûr que je trouve cela souhaitable. Que la mort disparaisse, non, car il me semble que la vie est dans le mouvement et le renouvellement. C'est pourquoi, alors qu'une vie infiniment longue serait possible, les humains de Newland ont choisi de limiter leur existence à cent ans. Programmer la mort, je crois que c'est pure invention de romancier car très peu de gens accepteraient cette règle du jeu ! Mais c'est une hypothèse intéressante car une partie de nos angoisses d'êtres mortels vient de ce que nous ignorons quand et comment la mort va nous tomber dessus. Je suppose que de savoir que je m'endormirai paisiblement le jour de mes cent ans, en bonne santé physique et mentale, me plairait assez.

 

A Newland, cette nouvelle Europe, les enfants sont programmés, les généticiens ont banni les jumeaux, une sélection est faite, entre Bleus, Noirs… N’est-ce pas une forme de dictature, de refus des êtres différents, du hasard, avec les risques que cela comporte ?

Newland ne laisse rien au hasard et va jusqu'à programmer les différences puisque les gamètes utilisés sont soigneusement choisies pour préserver tous les types physiques, toutes les couleurs de peau. Au cours de l'enfance, pour pouvoir orienter les enfants vers l'une ou l'autre des trois catégories, les différences sont encouragées. Les calmes, les patients, les gentils deviendront des Bleus et seront en charge de la famille et de l'éducation. Ceux qui ont le sens du collectif au détriment de leur propre individualité deviendront des Blancs, garants des institutions et du fonctionnement de Newland. Les débrouillards, les un peu hors-cadres, feront partie des Noirs, porteurs des innovations, de l'industrie et du commerce.

 

De même, si la sélection détermine nos choix d’orientation dès 14 ans, quelle est la part de liberté, de possibilité de changer de voie ?

Il est certain que dans un système comme celui-ci, notamment pour les Bleus et les Blancs, il n'existe aucune possibilité de changer de voie, d'où l'importance de la sélection. Newland est une société dans laquelle la liberté n'existe pas. Ce n'est pas une société coercitive puisqu'il n'y a pas de goulag, ou de prison, c'est une société d'adhésion et de coopération. C'est le principe d'égalité, qui nous est si cher en France aujourd'hui, poussé jusqu'à l'extrême. Nous vivons depuis longtemps sur une devise Liberté Égalité Fraternité dont les termes sont à peu près antinomiques ! D'où notre schizophrénie collective permanente. Nous voulons que l'état s'occupe de tout à notre place mais nous refusons toute nouvelle loi qui s'impose à nous. Quand on me fait remarquer que les citoyens de Newland sont privés de liberté et qu'ils ne s'en rendent pas compte, ça me fait doucement rigoler, parce qu'aujourd'hui, pouvons-nous dire que nous sommes libres ? Nous appartenons à une société basée sur la compétition, la production, la consommation et l'argent dont il est presque impossible de s'extraire sans devenir marginal. La phrase de Newland qui dit "Nous ne sommes pas libres, mais nous pensons l'être et cela nous suffit", pourrait s'appliquer à notre présent tout aussi bien.

 

L’égalité absolue n’est-elle pas un danger ? Celui de ne pas permettre aux plus entrepreneurs, aux plus doués de réussir ?

L'égalité absolue n'est pas près d'aboutir mais elle comporte évidemment ce type de danger. Toutefois Newland n'est plus une société de compétition et de consommation, la notion de réussite n'y a donc pas du tout le sens que vous suggérez : avoir plus, accumuler des richesses, n'est plus une valeur en soi. Réussir, dans une société comme Newland, c'est plutôt faire bien ce qu'on a à faire : éduquer des enfants pour qu'ils deviennent des adultes bien adaptés et épanouis, penser la société pour qu'elle offre toujours plus de bien-être, être utile à tous. Qu'on parvienne un jour à ce type de société est tout à fait utopique, j'en conviens.

 

Dans ce monde tous les maux dont nous souffrons ont été éradiqués : les accidents nucléaires, le réchauffement climatique, la famine, la pollution, le racisme, l’homophobie, l’intégrisme, d’autres dérives ne surgissent-elles pas ? L’écologie prime. Si vous pouviez nous donner les recettes pour ne plus connaître tous ces problèmes, ce serait formidable.

Tout est en germe dans notre société contemporaine. Déjà, depuis mon enfance, les mentalités ont beaucoup changé. On ne mange plus n'importe quoi sans se poser de questions. On est conscient de notre responsabilité en matière d'environnement. À vrai dire, d'un point de vue technique, Newland n'est pas une vue de l'esprit. Ce qui l'est en revanche, c'est de parvenir à changer le (et la) politique. Il n'existe qu'une seule recette : faire passer l'individualisme en arrière-plan et ré-envisager le collectif. Hélas, lorsqu'un individu parvient au pouvoir, il reproduit inévitablement les mêmes schémas. C'est pourquoi j'ai situé Newland en 2262. Il faut au moins 250 ans pour espérer voir advenir une nouvelle classe politique !

 

Dans ce monde, les banlieues ont été pulvérisées, la natalité et la mortalité sont sous contrôle. Les hommes et les femmes sont séparés, est-on plus heureux ?

Les hommes et les femmes en capacité de procréer sont séparés, les autres, non, ils sont indifférenciés. Je ne sais pas si ce type de société peut rendre heureux. Évidemment, pour nous, gens privilégiés de l'occident, Newland nous paraît être une fade proposition de bonheur pour tous. Nous sommes attachés aux passions, à la création, à ce que nous pensons être notre liberté. Et bien sûr, je fais partie de ceux qui revendiquent le droit "d'être malheureux et de rater sa vie". En revanche, pour 95 % de la population mondiale qui vit dans la misère, la faim, la soif, la violence, la douleur, Newland serait peut-être un idéal.

 

Comment avez-vous travaillé ? Sur quels documents, quelles études vous fondez-vous pour imaginer ce "monde meilleur" ?

J'aime infiniment les philosophes antiques (grecs mais aussi les stoïciens d'empire) et, en écrivant la mémoire du monde, je me suis rendue compte que j'avais aussi une grande attirance pour Platon et son monde des idées (Platon était sûrement un grand névrosé, comme Kant). Newland est une sorte de société platonicienne portée à son achèvement (disparition de la démocratie au profit d'un gouvernement de sages, suprématie des concepts sur la perception, méfiance vis-à-vis de nos sens, etc.) Pour être certaine que notre société contemporaine puisse devenir une sorte de Newland, j'ai écrit toutes les lois (et leurs années de promulgation), imaginé tous les événements extérieurs qui pouvaient conduire à des prises de décisions radicales. Je suppose que mes lointaines études de droit, d'économie, de sciences politiques ont fini par porter leurs fruits...

 

Votre héroïne, Marian, va transgresser les lois de Newland, arrivera-t-elle à imposer sa liberté ?

Marian parvient à créer sa marge de manœuvre, donc sa forme de liberté. Savoir si elle peut imposer la liberté à tous, ce serait une autre histoire. Peut-être un jour, une suite...

 

Parlez-nous de Muze, la revue que vous dirigez.

Muze est une revue trimestrielle culturelle qui porte un regard sur les grandes questions contemporaines (monde, société, intimité) à travers la création des femmes. Littérature, cinéma, photographie, musique, spectacles, arts plastiques, une grande partie de ce que nous lisons, voyons, écoutons, a été écrit par des hommes qui ont façonné, au fil des siècles, une certaine vision du monde. Muze tente, à sa manière, de proposer une autre manière d'envisager l'avenir. Par exemple, dans le numéro du printemps, Muze revient sur les cinq années post printemps arabe avec des créatrices tunisiennes, égyptiennes, libyennes, syriennes. Mais aussi sur la question de l'enfance qui conditionne toute notre vie...

 

Le Prix de La Closerie des Lilas…

Le prix de la Closerie des Lilas est dans la droite ligne de cette envie de rétablir l'équilibre médiatique entre hommes et femmes. En couronnant systématiquement une romancière encore peu connue du grand public, nous donnons un peu de visibilité à des romans passionnants qui seraient peut-être passés inaperçus. Et puis, l'histoire même du jury qui invite chaque année des femmes nouvelles, venues d'horizons artistiques différents, crée au fil des années, une longue chaîne d'amitié et de solidarité chaleureuse et intelligente. Les réunions de ce jury sont tout à fait exceptionnelles car je n'ai vu, nulle part ailleurs, une telle implication de ses membres.

 

Vos projets ?

Imaginer, écrire, lire, rencontrer, jouer, rire. Une vie faite de ça serait mon Newland à moi.

 

Propos recueillis par Emmanuelle de Boysson (mars 2016)

© Photo : Philippe Matsas

 

Stéphanie Janicot, Newland, Albin Michel, mars 2016, 297 pages, 19,90 €

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