Interview. Cécilia Dutter : Flannery O’ Connor élève l’art d’écrire à un acte de foi


Pourquoi vous êtes-vous intéressée à cet auteur américaine des années 1950 ?

Adolescente, mon père m’a offert Les braves ne courent pas les rues, l’un des plus fameux recueils de nouvelles de Flannery O’Connor. Sans comprendre alors toute la portée de ces nouvelles, j’ai été frappée par leur singularité. Sa plume est truculente, caustique et parfois très cruelle. Elle porte un regard de biais sur l’existence qui aiguise notre propre regard. De même, la grande spiritualité qui émane de ces textes m’a subjuguée.

À partir de cet instant, je n’ai eu de cesse que de découvrir l’œuvre dans son intégralité. Auteur de deux romans, de trois recueils de nouvelles, de nombreuses conférences et d’une abondante correspondance, Flannery O’Connor m’a fait grandir humainement et spirituellement. Lire O’Connor, c’est accepter de s’interroger en profondeur sur le sens de notre existence et sur notre responsabilité humaine.

 

Parlez-nous de son œuvre très ancrée dans le Sud profond.

Flannery O’Connor s’inscrit dans la grande lignée des écrivains du Deep South tels que Faulkner, Eudora Welty, McCullers… etc. Comme eux, elle s’inspire de la réalité très abrupte et très belle du Sud. Elle nous parle des Noirs et de leur combat pour l’égalité – n’oublions pas que nous sommes dans les années 50, le mouvement intégrationniste débute – des petits propriétaires Blancs à l’esprit étriqué, confits dans leurs préjugés raciaux, de l’âpreté de la vie dans cette enclave rurale rigoureusement fermée à la modernité, de la place de Dieu dans les consciences au sein de la « Bible belt »…

Pourquoi la connaît-on assez peu en France ?

O’Connor a toujours payé le prix de sa ligne littéraire très exigeante. Catholique à la foi chevillée au corps, elle pensait avoir une mission d’écrivain croyant. Si elle est aujourd’hui reconnue aux États-Unis comme un écrivain majeur, son œuvre a longtemps été mal comprise du public athée, déstabilisé par la dimension spirituelle très forte de ses textes, et du public catholique, qui attendait une littérature édifiante. Or, l’œuvre de Flannery est tout sauf édifiante ou moralisante. Elle est éthique au sens où elle entend révéler le sacré qui se cache en toute chose.

En France, bien que son œuvre ait été traduite et publiée chez Gallimard, elle reste encore trop peu connue du grand public. Mon essai peut, je pense, constituer une bonne entrée en matière de cette œuvre parfois difficile. Outre la femme et l’écrivain, je me suis intéressée à l’œuvre. Je l’analyse et donne des clés pour mieux la comprendre.

 

D'Etty Hillesum, dont vous êtes une spécialiste, à Flannery O Connor, il existe un lien puissant, celui de la spiritualité. Ces deux femmes pensent Dieu et vivront une vie marquée par le Mystère divin. Est-ce cela qui vous a passionnée ?

Oui, bien sûr. Je suis croyante et ces deux parcours de foi, très différents – la foi d’Etty Hillesum n’est en rien dogmatique tandis que celle de Flannery O’Connor se revendique haut et fort du catholicisme – me parlent au cœur. Chacune d’elle, à sa façon, loue la beauté de la vie. La spiritualité d’Etty, intuitive, passe par le corps et les sens, celle de Flannery est plus aride, plus cérébrale, mais toutes deux se rejoignent sur l’essentiel : l’amour de Dieu qu’elles exaltent et sur lequel repose à leurs yeux le salut de l’homme.

 

Leurs vies sont marquées aussi par la douleur, Etty avec la Shoah dont elle sera victime, Flannery par la maladie. L'écriture est-elle pour elles un moyen de s'échapper de leur quotidien si difficile ?

Flannery était atteinte d’un lupus érythémateux, maladie grave et très invalidante dont elle est morte à l’âge de trente-neuf ans. Vous avez raison, ces deux parcours de vie sont marqués par la souffrance. Elles n’écrivent pas pour échapper au quotidien. Elles sont missionnaires. En écrivant, elles accomplissent la tâche existentielle que Dieu leur a assignée. Écrire est aussi pour elle un acte de résistance spirituelle face à l’adversité de la vie.

 

Comment avez-vous travaillé pour cet essai biographique ?

Je connaissais très bien l’œuvre pour l’avoir lue et relue durant des années. Elle fait partie de celles qui trônent sur ma table de chevet. En ce qui concerne les éléments biographiques, je suis partie en voyage dans le Vieux Sud des États-Unis. J’ai visité la maison d’enfance de Flannery à Savannah, puis la ferme d’Andalusia à Milledgeville dont elle bougeait très peu du fait de sa maladie et où l’essentiel de son œuvre a été écrite.

Sur place, j’ai compris ce que l’on appelle le grotesque du Sud. Il existe en effet une typicité très particulière des lieux, des habitants, des idiomes… etc. dont elle fait le matériau de son œuvre. Le Sud est un monde à part avec ses codes, ses croyances, ses coutumes, une formidable source d’inspiration pour un romancier.

 

Que vous a apporté l'œuvre de O'Connor et cette plongée stupéfiante dans sa vie, ses livres ?

Sur le plan humain, elle m’a interpelée sur le sens de la vie, sur mon rôle en tant qu’être humain.

Sur le plan spirituel, elle a affermi ma foi, mon espérance, et ma confiance envers la Vie.

Sur le plan littéraire, elle est pour moi un guide et un modèle. Flannery O’Connor n’a jamais cédé aux sirènes de l’argent ou du succès facile. Envers et contre les critiques de l’époque et une certaine frange du public qui peinaient à la comprendre, elle est restée ferme. Elle a su élever l’art d’écrire à un acte de foi.

 

Propos recueillis par Ariane Bois (mars 2016)

© Natacha Sibellas


Cécilia Dutter, Flannery O’Connor, Dieu et les gallinacés, Éditions du Cerf, mars 2016, 208 pages, 19 € 

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