Interview. Jacques Viallebesset : "La poésie traque le sens caché des choses"


Entre paris et l’Auvergne Jacques Viallebesset poursuit inlassablement, pierre après pierre son œuvre poétique. Dans l’avant-dire de Ce qui est épars, le poète donne le ton : "Au fil de la vie, c’est bien la même source de jouvence qui se renouvelle, c’est bien le même élan qui me pousse, c’est bien la même vibration issue de l’enfance, qui me relient aux autres, au monde et à l’ordre du cosmos. »

 

– Dans quelles contrées voulez-vous entraîner votre lecteur avec votre dernier recueil, Ce qui est épars ?

Tout être humain porte en lui ses territoires de l’intime où se mêlent et s’accumulent espoirs, regrets, remords, désirs. Au-delà des masques, toute vie humaine est un puzzle en vrac, faite de bas et de hauts fonds, de fragments éparpillés, d’élans renouvelés, de désirs réinventés, de parts d’ombre et de lumière, ce "petit tas de secrets" dont parlait Malraux. Toute vie humaine est cette série de strates géologiques que bien peu osent mettre à jour. L’acte d’écrire est toujours cette mise à nu et à découvert qui n’a d’impudique que l’apparence. Rassembler ces fragments épars, tels des morceaux de miroir brisé, oblige à se regarder dedans et même, parfois, à le traverser. Tendre ce miroir de l’intime, après avoir mis en ordre, à l’ordre pourrais-je dire, ces fragments, c’est l’une des missions de la poésie.

Je pense que c’est en dévoilant le plus intime de soi que l’on peut espérer atteindre l’autre, trouver un écho chez les autres.

Les contrées où je souhaite entraîner le lecteur sont celles du désir sans fin, ou plutôt du désir renouvelé de "commencement en commencement", celles où tous les matins du monde sont le premier matin du monde, des contrées imaginaires, rêvées et espérées, où règnent l’amour et la liberté. 

 

– Comment êtes-vous venu à la poésie ? Quels sont les poètes qui vous influencé et ceux qui vous accompagnent encore aujourd’hui ?

Je pense que tous les enfants sont naturellement philosophes, par leur capacité d’étonnement (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? comme dit l’autre) et poètes, par leur capacité à l’émerveillement. "Ce n’est qu’après, longtemps après", comme chante Jacques Brel... Si l’éducation consiste, le plus souvent, à apprendre à ne plus poser la question "pourquoi" et à ne plus s’émerveiller au spectacle d’une coccinelle sur une fleur, j’ai eu, moi, le privilège d’une éducation où, au contraire, ces potentialités qu’a tout enfant, ont été favorisées et entretenues. Je pense, comme l’a écrit Holderlin, que la seule façon d’habiter le monde est de l’habiter poétiquement. Et les enfants habitent poétiquement le monde. L’éducation que j’ai reçue m’a permis de conserver ce regard, étonné et émerveillé, que l’enfant porte sur le monde. Des contes et légendes qui ont nourri mon enfance à la poésie, le cheminement s’est donc fait naturellement. Je ne suis pas venu à la poésie, j’étais dedans et elle ne m’a jamais quitté. Les contes et légendes, la poésie, sont une manière d’enchanter le monde, non pas pour le fuir, mais pour voir le réel autrement, un sur-réalisme qui permet de mieux voir le réel. Mais, pour être plus précis, à l’adolescence, j’ai eu des émois "poétiques". Giono, d’abord, dont la vision du monde, qui innerve ses romans, est profondément poétique. Puis, révélation de René-Guy Cadou, dont la sensibilité et le mode d’expression ont trouvé un écho profond en moi. Ont suivi Rimbaud, Mallarmé, Baudelaire, et plus près de nous Aragon, le pire et le meilleur, et Éluard... Mais c’est toujours vers Cadou et ses amis de "L’école de Rochefort", Bérimont, Manoll, Follain et quelques autres, que ma sensibilité me ramène. Le poète contemporain Michel Baglin, leur a consacré un poème "Salut à Rochefort" où il écrit :

"Ils nous parlent de nous, poètes présents

Qui dirent ce que nous vivons tout bas

Le bonheur inquiet, la peine des gens

La rime espérée qu’on ne trouve pas."

Et cela me touche au plus vrai de moi. 

 

– Qu’est-ce qui vous a poussé à passer de la lecture à l’écriture ?

"Pour savoir écrire, il faut avoir lu", a écrit Guy Debord. Je ne sais si je sais écrire, mais j’ai beaucoup lu. Certes, tout a été écrit. "Les mots sont des oiseaux tués", a écrit Aragon, et il peut sembler à la fois vain et présomptueux que de vouloir leur redonner des ailes. Néanmoins, après toutes les tentatives de dire, autrement, une émotion, un sentiment, une impression, qui ont déjà été faites, à force de lire vient la tentation de "dire", à sa manière, la même chose. La pensée juive a cette notion, le hidouch, qui indique que ce qui donne le sens à la vie d’un humain, c’est d’apporter, après toutes les interprétations du texte sacré qui ont été déjà données, sa propre interprétation, singulière et unique. Toute écriture s’inscrit dans une histoire, dans une culture. J’écris pour tenter de faire éclore cette petite voix, singulière et unique, qui existe en moi, comme elle existe potentiellement en tout homme. J’écris pour mieux savoir qui je suis, pour mieux comprendre ce que je pense et ressens. J’écris pour tenter de dire, après toutes les interprétations du monde, de la vie, mon interprétation, en espérant qu’elle rencontre, dans le fond et la forme, quelque écho chez mes semblables. J’écris pour me sentir vivre, pour vibrer à l’unisson de quelques autres. Et j’écris de la poésie parce que celle-ci est, sans doute, le plus court chemin d’un cœur battant à un autre cœur battant. Mais écrire de la poésie n’est pas le plus important. L’important est de vivre poétiquement ; tant mieux si les fragiles pattes d’oiseaux sur la page que sont les mots du poème permettent à celui-ci de s’envoler à la rencontre de l’autre. 

 

– La poésie est elle amour de la vie ou interrogation ?

Il n’y a pas d’amour de la vie sans interrogation sur le sens de celle-ci. Il n’y a qu’existence s’il n’y a pas interrogation amoureuse sur le sens de la vie. Étonnement et émerveillement, comme je viens de le dire. La vie est, avant tout, selon moi, un désir, une tension vers ce qui n’est pas, ou pas encore. En ce sens, la poésie dit à la fois ce manque, ce désir, et ce qui le comble ou pourrait le combler. La poésie traque, derrière les apparences que le commun des mortels prend pour le réel, le sens caché des choses. Si exister est un état, vivre est un mouvement, une série d’actes. La poésie est la vie elle-même, elle est opérative. La poésie, dans sa recherche permanente et absolue de sens, est ce qui permet de transformer le fait d’exister en acte de vivre. "Comprendre la fleur et le fruit", a pu écrire Aragon. 

 

– Vous ne cachez pas votre appartenance maçonnique. Quels liens faites-vous entre franc-maçonnerie et poésie ?

Les liens entre la franc-maçonnerie et la poésie sont beaucoup plus nombreux et importants que les francs-maçons eux-mêmes, qui n’en sont pas toujours conscients, ne le pensent. J’irai jusqu’à dire que, comme la poésie, la franc-maçonnerie est une manière de réenchanter la vie, au sens où je l’indiquais ci-dessus, donc de vivre poétiquement. "Oui, il y a un autre monde, mais il est dans ce monde", comme l’a écrit Paul Éluard. Dans les deux cas, il s’agit bel et bien de faire un pas de côté ou de convertir son regard pour voir le monde autrement, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à son apparence. Dans les deux démarches, il y a ce désir de chercher à comprendre l’envers du décor, la face occultée des choses, la volonté d’interpeller, voire de transgresser les valeurs communes. En poésie comme en franc-maçonnerie, il s’agit de retrouver une "Parole" qui aurait été perdue ; cette parole fondatrice, le verbe, qui fait que c’est en nommant les choses qu’on les crée.

 

– Quelle démarche inspire-t-elle le plus l’autre, la franc-maçonnerie qui irrigue vos textes ou la poésie vis-à-vis de votre évolution maçonnique ?

Être face aux rites, mythes et symboles de la franc-maçonnerie rouvre en nous les portes de l’imaginaire. La rituélie maçonnique fonctionne comme un livre muet, où la signification n’est jamais énoncée, mais suggérée. Si dans notre fonctionnement social nous employons un langage logique, rationnel, empirique, pratique, technique qui tend à préciser, dénouer, définir, les mythes, les rites, les symboles utilisent, eux, pour signifier, la connotation, l’analogie, l’allégorie, la métaphore qui, plutôt qu’une définition précise, dégagent un halo de significations possibles. Cet halo de significations possibles rouvre le sens, le féconde, le multiplie, le régénère, l’empêchant de devenir "lettre morte" et lui permettant de redevenir "vivant". Cette pratique permanente d’interprétation de la symbolique ne peut qu’influencer le travail de l’écriture poétique s’il est vrai que l’écriture poétique est, justement, cette déconstruction du langage pour multiplier le sens et redonner aux mots la sève et la saveur du vivant.

 

– Le symbolisme maçonnique serait une forme de poésie ?

C’est d’autant plus vrai que dans sa riche symbolique, la franc-maçonnerie, qui puise aux sources mêmes de toutes les traditions occidentales, utilise, du langage de la construction au langage de la chevalerie, en passant par celui de l’alchimie, au moins sept langages. C’est dire que l’apprentissage, puis l’emploi, puis la maîtrise de ces langages ne peuvent qu’élargir et approfondir la vision du réel de l’adepte. Si, par ailleurs, celui-ci écrit de la poésie, il est évident que cela lui permet de rendre compte du réel avec une richesse d’expression elle-même plus large et profonde. En ce sens, oui, le langage symbolique maçonnique est une forme de poésie. 

 

– Le poète cherche-t-il la vérité ou sa vérité ? Y a-t-il un parallélisme avec la démarche initiatique maçonnique ?

Il faut postuler que LA vérité objective est une et unique, même si l’on sait qu’elle a plusieurs facettes, sinon l’on tombe dans un relativisme esthétique et moral où tout se vaut, tentation permanente de nos sociétés matérialistes où tout est marchandise. Mais il ne suffit pas de penser que la vérité est une somme de notions, le résultat d’un calcul, une combinaison verbale ou mentale quelconque qui seraient extérieurs à soi. Chercher la vérité extérieure à soi suppose que l’on soit vrai soi-même dans cette recherche. "La vérité de l’expression, c’est la sincérité ; la vérité des formes, la splendeur du vrai, c’est la beauté ; la vérité de la conscience, c’est l’unification intérieure et la connaissance de soi", rappelait le mystique poète Lanza del Vasto.

Cette recherche de la vérité de soi, cette connaissance de soi, c’est bel et bien la démarche commune au franc-maçon et au poète. Car "la vérité, c’est l’être, et être, c’est être un, uni, accordé, et que le dehors exprime le dedans". Tenter de "rassembler ce qui est épars" est bien la démarche initiatique du franc-maçon et du poète. Je dis bien "démarche initiatique". Mais le poète, en plus, ne doit jamais oublier que "Je est un autre" comme disait Arthur Rimbaud... et que "ça parle en soi".

 

– Comment définiriez-vous la place du poète dans la société actuelle ? Est-il considéré à sa juste valeur ?

Le poète a, dans la société actuelle, la place qu’il a toujours occupée : celle d’un empêcheur de tourner en rond, celle d’un anticonformiste radical. Le poète est celui qui cherche à exprimer, dans le murmure ou le cri, dans l’amour ou la révolte, la primauté du vivant sur les forces mortifères qui engloutissent la vie quotidienne dans les décombres du matérialisme triomphant et celle de l’individu singulier face à la masse indifférenciée. "La poésie, comme l’a écrit Raoul Vaneigem, c’est la fleur qui crève le bitume et fleurit au milieu de la chaussée". La place du poète a toujours été celle du jardinier de cette fleur-là.

Plus que jamais, dans l’âge de fer où nos vies s’enfoncent dans la léthargie d’un consumérisme anesthésiant, le poète a comme rôle de rappeler à ses contemporains et à ceux qui viendront qu’ils sont, avant tout, des êtres de chair et de sang, à l’intelligence sensible, des êtres d’esprit et de cœur. Dire que cette place lui est reconnue serait mentir, dire qu’il est considéré à sa juste valeur serait se bercer d’illusions, mais qu’importe ! La poésie existera tant qu’il y aura des humains qui rêveront, ressentiront, espéreront, désireront... sans fin, car la poésie est à la fois la sève et la saveur de la vie.

 

Entretien réalisé par Joseph Vebret (avril 2016)

 

Jacques Viallebesset, Ce qui était épars, Le Nouvel Athanor, mars 2016, 64 pages, 15 €


> Jacques Viallebesset tient également une chronique poétique, "Que la poésie vous garde",  sur Le Salon littéraire.

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