"Le sexe est la seule question qui intéresse, mais c’est une question qui ne trouve pas de réponse", entretien avec Ismaël Jude

Ndlr :  A l'occasion de la parution du très remarqué Dancing with myself d'Ismaël Jude, roman sur la passion d'un jeune voyeur, rencontre entre l'auteur d'un des romans les plus remarqués de la rentrée littéraire et la spécialiste des écrits érotiques pour le Salon littéraire, elle-même auteur reconnue. 


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J’avais écrit lors d’une précédente chronique à propos de Lourde et Lente d’Hardellet et de Ma vie secrète d’un anonyme, deux textes sur l’initiation masculine : 

"La sidération  du garçonnet face au sexe féminin est immense. Et si les hommes souvent se plaignent que les femmes possèdent plus d’atouts qu’eux en matière de plaisir, force est de constater que le sexe des filles est infiniment plus mystérieux à découvrir que le sexe des hommes. Certes, que cette chose virile au demeurant petite et molle puisse se transformer de façon arrogante est stupéfiant... mais rien à voir avec ce que disent certains écrivains de la vulve, des lèvres, de l’étrange entaille, des trous et des plis, et surtout de l’invisible, de chair et de liquide qui leur mettent le feu à l’imaginaire. Le mystère, l’incompréhension les aiguillent, les égarent et les rendent fous quand l’évidence érectile nous prive, nous les filles, de ces circonvolutions délirantes lorsque nous découvrons pour la première fois le sexe des garçons"


En effet, Ismaël Jude, la découverte du sexe féminin par votre narrateur n’est jamais finie, condamnée au mystère éternel...est-ce, selon vous, le cas pour tous les hommes ? Sommes-nous, bien que fendues et poreuses, à jamais hermétiques ?

La différence entre les hommes et les femmes me semble moins anatomique que  culturelle. Je veux dire qu’elle est construite. Si l’anatomie se trouve dotée de sens : l’évidence du phallus d’un côté et le mystère du sexe féminin de l’autre, c’est le résultat d’une construction millénaire, à laquelle ont participé activement l’éducation, la politique, les arts (l’histoire de la peinture mais aussi de l’architecture), les religions et les mythes (songez à l’influence d’Hésiode sur le narrateur). Cette construction hante notre inconscient et s’inscrit dans les corps des petits garçons et des petites filles. La phallocratie se joue non seulement dans la domination effective des hommes sur la société mais aussi dans une domination d’ordre symbolique de l’organe masculin. L’évidence supposée du corps masculin au regard du mystère supposé du corps féminin est l’un des signes de cette domination. Le narrateur de mon roman est prisonnier de ces conceptions. Il est pris dans les mailles de cette construction de l’affaire sexuelle. Mais ce qui est construit, rien ne nous interdit de le déconstruire. Ce qui est différencié peut entrer dans des zones d’indifférenciation. Le narrateur est un imperturbable phallocrate mais, à y regarder de plus près… il traverse parfois des moments de trouble. Il découvre par exemple une ressemblance entre une entaille qu’il s’est faite au creux de la main et le sexe féminin. A ce moment précis, une sorte de vulve apparaît dans sa main. Il expérimente sur son propre corps ce qu’il appelle « la coupure ». C’est un événement déterminant qui lui permet de progresser dans son voyeurisme. On peut voir en filigrane un lien entre cette « coupure » et ce que dit Gilles Deleuze de la « fêlure » chez Zola ou Scot Fitzgerald. Vous avez parfaitement raison de dire que sa découverte de la sexualité ne connaît pas de fin. Il s’agit tout simplement de la vie de l’inconscient.     

 

Et d’ailleurs la réponse se trouve-t-elle dans le sexe ?

En tout cas, il n’est question que de sexe dans ce roman. Le sexe est la seule question qui intéresse ce jeune homme. Mais c’est une question qui ne trouve pas de réponse.

 

En tant qu’homme, percevez-vous de la part des femmes un certain désenchantement dans la découverte trop primaire que nous faisons, nous femmes, du sexe masculin ?

Regardons-y de plus près ! Re-parcourons ses nervures, ses mystères, ses tressaillements, ses plis, ses orifices, ses embouchures et ses flux… le corps masculin s’en trouverait ré-enchanté. Nul ne sait ce que peut un corps masculin. Pas plus que nous ne connaissons les secrets du corps féminin. Le mystère du corps masculin se cache sous l’évidence apparente de son organe.


Je pensais que la ville d’Ecueil était une belle métaphore née de votre imagination mais vérification faite, cette ville existe dans la Marne. Mais pas de trace de club Cow boy, sinon à Kiev...Cette initiation érotique est-elle champenoise ou bien ce village vous a t-il inspiré ?

Je vais prendre le prochain avion pour Kiev pour visiter ce Cowboy club et voir s’il ressemble à la discothèque dont je me suis inspiré. Si vous voulez poursuivre votre investigation, il faut chercher du côté du Pas-de-Calais.


L’obsession sexuelle, ou plutôt l’obsession du secret, même cérébrale, conduit votre héros à la solitude et à l’errance, mais plus encore, c’est dans la scène finale, l’exhibition de ses croquis du Secret féminin qui le dépossède. Finalement, qu’est-ce qui importe dans cette quête de la femme, les réponses ou plutôt l’intime cheminement ? Parce que, l’homme a beau s’enfoncer en elle, la prendre dans tous les sens, votre roman dit bien qu’il ne la possède jamais.

 

Vous avez tout compris : c’est le processus qui compte ! Le narrateur ne s’intéresse pas beaucoup à la position sociale qu’il occupe. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les emplois qui lui tombent dessus ne le déterminent pas. Il suit des cours à l’école, au collège, puis en amphi mais il ne retient rien de ce qu’on lui enseigne, sauf ce qui est lié à sa propre enquête. Il ne s’intéresse qu’à cette quête autour d’un secret qui reste toujours entier. Sans un investissement libidinal, nous ne produisons rien. Or cet obsédé aura bien fini par avoir une production assez prolifique. Ce ne sont pas ses boulots ni ses études mais les dessins minutieux qu’il accumule dans ses cahiers, c’est cette production involontaire, obsessionnelle, de l’ordre de l’art brut, qui aura donné du sens à son existence. Et, oui, c’est vrai que cela conduit à une certaine dépossession de soi.   

 

L’érotisme convoque tous les sens et bien sûr l’imaginaire, ce qui frappe dans votre texte, c’est la singularité de l’imagination de l’enfant, sa curiosité est sans borne, sa rêverie gloutonne, il ne se coule pas le moule familial, n’emprunte pas le chemin de ses frères, il se sent différent et cultive cette différence. N’est-ce pas ce qui fait défaut à notre époque, le formatage, qui est un empêchement à la créativité, donc à notre imaginaire ?

Comme chez Miller ou Klossowski, l’érotisme doit nous ouvrir l’esprit.


Les mots font jubiler votre héros, et plus ça même ils le gouvernent même puisque devenu adulte c’est l’expression « petit con » qui provoquera en lui une prise de conscience qu’il n’arrive même pas à expliquer. Le pouvoir des mots est-il si fort ?

L’enquête se trouve divers moyens d’expressions parmi lesquels la pratique du dessin ou de l’onanisme. Il se trouve que c’est un roman que nous avons entre les mains. Le narrateur évolue surtout dans une forêt de mots, peuplée de toute une flore et de toute une faune dont il se fait l’anatomiste et le botaniste. Je me suis efforcé de suivre le rythme de ses émois érotiques des toutes premières découvertes jusqu’à l’épuisement, en passant par des temps d’excitation, de délire ou de lâcher-prise. Quand une femme lui attribue ce nom de « petit con », quelque chose de très intime vient à la surface. Il s’identifie à la coupure fondamentale, à « l’origine du monde ». Il s’interdit d’autres mots qui désignent « la chose ». Cet interdit l’oblige à inventer des constructions langagières et des équivalences, à produire par association d’idées toute une fantasmatique.


Un obsédé du sexe féminin peut-il vraiment toujours éprouver le désir avec la même intensité physique au fil du temps ou se voit-il promis comme cela arrive à votre héros à ne plus bander mais à poursuivre encore la contemplation, qui est encore plus intense que le voyeurisme. Il contemple plutôt qu’il ne mate, non ?

En perfectionnant sa pratique du voyeurisme, il finit par comprendre que l’érection, et même l’éjaculation, sont des conséquences fortuites, et non le but ultime de l’opération. A supposer que la contemplation s’accompagne d’une certaine plénitude, l’émotion propre au voyeurisme me semble très différente de la contemplation. Le voyeurisme suppose une incomplétude. Il s’agit de tenter de voir ce qui ne sera jamais exhibé. Le dévoilement est inachevable.


Propos recueillis par Anne Bert

 

A propos de Dancing with myself, lire en complément : 

2 commentaires

intéressant entretien mais rien que ce postulat stupide, snob et j'en passe, d'avoir un titre anglais pour un roman français me fera passer mon chemin, il y a tant d'autres bons livres à lire ; nous sommes français, choyons notre langue au lieu de la vampiriser par l'anglais, merde ! (mot célèbre attribué à Cambronne face, justement, à ces perfides anglais)

Soyons français, ce beau roman a pour titre une chanson de Billy Idol comme un hommage, et un référent important pour le sujet exposé. Je vous invite à passer votre a priori initial car ce livre est vraiment fort beau.