En lieu & place avec les œuvres littéraires de J.-B. Pontalis : arena sine calce
Pourquoi si vite, si soudain, ce besoin d’écrire chez J.-B. Pontalis, lui l’analyste qui, donc, écoute les autres… Peut-être pour se construire un lieu, unique, aux espaces non définis, aux formes libres, une zone neutre, finalement. Pontalis casque bleue au royaume des mots afin de leur éviter le télescopage trop violent que la littérature engendre parfois.
Alors il n’aura de cesse de favoriser l’hésitation et de suivre son instinct : fin limier traquant une vérité, à défaut de la vérité à jamais bannie car gyroscopique par essence, et donc insaisissable… Ce ne seront alors que ces traces (nom donné à l'une des collections qu'il dirigea chez Gallimard) laissées au fil des années, depuis l’enfance, qui viendront nourrir l’œuvre : Écrire, s’écrire, c’est ça : s’assurer qu’on n’a pas vraiment renoncé […] et donc que la chose en soi demeure.
Spéléologue des émois et autres rémanences, Pontalis en tirera un matériau unique qu’il va polir pendant plus de cinquante ans, nous révélant un lieu d’écriture, son laboratoire pourrait-on dire, caverne du chercheur, racine quantique du langage, point névralgique où il puise son énergie.
Quand je commence un livre, je ne fais jamais de plan.
Grand écart au pays des mots,
seul l’initiateur de la Nouvelle Revue de
Psychanalyse et de l’émouvante collection L’un et l’autre pouvait se permettre de tutoyer l’essai et le
roman, assez vite délaissé d’ailleurs, pour s’amuser dans un entre-deux en
rapport avec sa vie propre, lui l’homme-nuage qui n’avait de cesse de louvoyer
entre passé et présent, rêve et réalité.
Son écriture se tient là où le récit commence, s’esquisse, promet, mais
aussi là où il se désarticule, revient doucement à l’informe et parfois même à
l’insensé, nous précisent Antoine Billot & Vincent Delecroix dans leur
introduction. Écrire est bien une traversée sans boussole vers le fantasme
(inquiétant) du langage privé pour que la littérature qui en découle permette
de prolonger un discours intérieur errant, vagabond, continu, maintenu parfois
au bord du silence, et plus rarement, au bord du cri.
Alors, la pratique de
l’écriture comme un trompe-l’œil ?
Ne devenant une pratique à part entière qu’à l’instant de la bascule, quand on
perd pieds, lorsque le dessein se floute, la raison se dissout dans la quête. Pontalis
affirme même qu’il convient de chercher l’inconscient à l’œuvre dans l’écriture
du côté de la construction qui
"s’impose" et du côté du style beaucoup plus que dans celui des
contenus. Subtile jeu entre le Moi (qui
exprime ce que l’on est) et le Je
(qui porte une parole) pour mieux plonger en soi et remonter vers les autres
car c’est bien eux que l’on retrouve au fond de soi – et non pas Moi.
La main écrit, la conscience se
cherche : dire "il" me
permet de prendre une distance et pourtant, c’est souvent quand je dis
"il" que le plus intime apparaît. J.-B. Pontalis est un écrivain
de la relation qui malaxe la chair du monde : altérité et identité,
distance et entrelacs, rupture et attachement sont les particules élémentaires
qui dominent son écriture et structure son œuvre.
Donner la parole à celui qui ne parle pas : c’est peut-être ça que je retrouve dans l’analyse et dont j’essaie de rendre compte dans mes livres.
Pontalis se doit donc de tenir parole, tenir la parole et sa parole – ce qui n’est point contrôler le discours, ni le sien ni celui de l’autre – en offrant une assise dans le langage, un lieu d’échange, un pacte. Ainsi, la parole est-elle maintenue malgré la menace pesante du silence, tenir la parole pour lui éviter la tentation de filer à l’anglaise tout en la choyant pour ne pas l’effrayer, lui laissant ainsi une marge de manœuvre. J.-B. Pontalis pratique donc une écriture méfiante qui se tiendra là où la réalité peut soudain chanceler, et pour cela il doit tenir la parole, la renouer, la dénouer à loisir pour lui conserver sa liberté de manœuvre(s).
Je tiens pour suspecte une pensée qui, tout en s’en défendant, a réponse à tout et tient à l’écart sa propre incertitude.
En quête de précision dans l’entre-deux des possibles, Pontalis donne à lire une langue estampillée de fragments, jugeant que c’est plutôt dans l’esquisse que se niche la variation qui donne alors toute sa force au récit. D’où une distance prise assez tôt avec le roman, jugé trop entier, si loin de refléter la vie qui est d’abord anarchie. Contre la tyrannie, un seul remède : la séparation des pouvoirs.
Et la libération de la musique, l’autre nom du style en littérature, une option trop souvent négligée mais pierre angulaire de l’œuvre de J.-B. Pontalis tant sa virtuosité célèbre le ciselé que portent ses phrases. Seuls les mots ont alors le pouvoir : saisis dans le devenir, les fameux fragments sont en apesanteur, sans début ni fin, porteurs de l’idée d’inachèvement qui articule tous ses livres. Frappe alors aux yeux cette fragilité de l’évocation, une certaine vulnérabilité, qui n’est pas sans évoquer l’éphémère…
J.-B. Pontalis n’est pas seulement un subtil explorateur des panoramas de la mémoire mais un ermite qui y séjourne à satiété car c’est ici qu’il trouve son matériau, la pulsation de la vie. Il en teinte son écriture par de douces évocations au souvenir : on y sent l’inclination vers le passé qui est quelque chose comme une déclinaison de la lumière dans quoi les choses se présentent.
Nostalgique Pontalis ? Certes, parfois, souvent, mais sans cette haine du présent qui trop souvent l’accompagne, en exil de soi pour enrichir le Je au lieu de le ruiner… Une manière de mélanger les perceptions entre présent et passé, d’être sensible aux moments où ce qui est perdu revient.
Mais de ce dialogue avec le
temps naît surtout sur la feuille blanche une écriture rythmée, ressac du désir
qui rabat les cartes du Tendre reconstruites selon le jeu des réminiscences. Pontalis
observe, s’amusant, goguenard depuis l’autre rive, ces jeux sur le sable de
la vie qui s’effacent sitôt achevés.
L’écriture seule suit son destin.
Ce qu’il y a de merveilleux
avec ces concepts de tout en un c’est
l’extraordinaire possibilité qui est offerte au lecteur de piocher au hasard,
de picorer selon ses désirs, de s’offrir un récit de deux pages, un roman de
cent, un entretien, une biographie, etc.
On embrasse tout entre ses mains et
l’on est libre. De tout consommer d’un coup, de savourer lentement, d’y
revenir, de laisser mijoter le temps de l’infusion, car les idées, les
raisonnements, les élans du professeur Pontalis demandent, parfois, le temps de
la réflexion. Celui d’aller (re)voir plus haut, plus loin parmi les mille trois
cents pages, un renvoi, un détail, miroir d’une déduction qui favorisera la
compréhension.
François Xavier
J.-B. Pontalis, Œuvres complètes, Gallimard, coll. "Quarto", avril 2015, 70 documents, 1344 p. – 32,00 €
> Lire un extrait exclusif de J.-B. Pontalis.
Ce volume contient –
Vie et œuvre illustré, par Martine Bacherich ; Là où ça finit, là où ça commence, par Antoine Billot & Vincent Delecroix.
I. Récits : Loin – L’amour des commencements – Un homme disparaît – L’enfant des limbes – Fenêtres – En marge des jours – Traversée des ombres – Le dormeur éveillé – Frère du précédent – Elles – Le songe de Monomotapa – En marge des nuits – Un jour, le crime – Avant – Marée basse, marée haute
II. Langage, écriture, psychanalyse :
Littérature : Joseph Conrad, Le Duel – Vacillements (à propos de
Virginia Woolf) – La maladie de Flaubert – Michel Leiris ou la psychanalyse
sans fin – Le lecteur et son auteur – Oblomov – (premier chapitre inédit d’un
projet de livre sur Paul Valéry) Paul Ambroise tel quel – Extraits : trois
chapitres d’un roman de jeunesse, L’Enfance
d’un autre
Donner forme à l’informe : "De l’inscrit à l’écrit",
entretien avec Françoise Dolto –
L’inquiétude des mots – Le souffle de la vie – Instantanés – Perdre de
vue
Entretiens : avec Michel de M’Uzan,
"Écrire, psychanalyser, écrire" – avec Pierre Bayard
J.-B. Pontalis (1924-2013) a été professeur agrégé de philosophie puis chercheur au CNRS avant de s’orienter vers la psychanalyse. Essayiste, coauteur du Vocabulaire de la psychanalyse, il a également été éditeur et romancier. L’essentiel de son œuvre est publié aux Éditions Gallimard.
0 commentaire