Les orfèvres de Strasbourg

Dans son livre sur l’Histoire de l’orfèvrerie-joaillerie, qui intègre Le livre d’or des métiers, paru en 1850, Paul Lacroix écrit que « De tous les arts, le plus ancien est peut-être l’art de travailler l’or, c'est-à-dire l’orfèvrerie ». On l’oublie souvent, l’or a été travaillé avant le fer. L’orfèvre médiéval est l’héritier direct de l’aurifex romain, c'est-à-dire au sens propre artisan de l’or. Ville royale puis impériale, centre intellectuel de premier ordre participant au développement de l’imprimerie, Strasbourg hérite d’une longue tradition de savoir-faire dans le domaine du travail des métaux précieux. La corporation des orfèvres strasbourgeoise,  comme celles de beaucoup d’autres villes françaises, a droit à son blason : « d’azur à un chevron d’or accompagné en pointe de trois billettes ordonnées du même ». Dès le Moyen-Age, des familles d’orfèvres se sont établies ici et ont mis au point des procédés qui en font au fil des siècles des dynasties reconnues dans leur métier et des interlocuteurs écoutés des classes nobles et des hauts dignitaires. A la fin de ce magnifique ouvrage, un tableau mentionne par ordre alphabétique les orfèvres strasbourgeois, pour la plupart d’origine allemande. Il est facile de penser que la succession des noms suppose une remarquable transmission des expertises. Ainsi des Braun, des Büttner, des Eisenheim, des Hammerer. Parmi ces artistes, se distinguent deux lignées prestigieuses, les Imlin et les Kirstein dont les arbres généalogiques figurent à la fin du livre.

 

David D’Angers dresse de Jacques-Frédéric Kirstein un portrait plein de finesse et de justesse. Il est l’auteur de cette extraordinaire scène montrant Alexandre à la Bataille du Granique, tirée d’un tableau de Charles Le Brun (1619-1690). Toute la dextérité de Kirstein se révèle sur cette plaque en argent, argent doré et bronze doré, au long de laquelle se déroule, comme une narration épique, le combat titanesque des Grecs et des Perses. Appuyé par les détails les plus infimes, le mouvement  ne perd en rien de son énergie d’ensemble. Pour reprendre les mots de David D’Angers, sous la main de cet artiste, « le métal disparaît ; c’est la vie qui le remplace ». Rendre compte de la richesse du haut relief repoussé à la main est difficile, il faut le voir pour se rendre compte de la virtuosité de l’exécution. David D’Angers note aussi que Kirstein « aime éperdument la chasse ». Sur plusieurs pièces, en effet, il évoque les animaux des forêts comme ce cerf et cette biche qui ornent le couvercle d’une bonbonnière (vers 1820-1830).

 

Pour sa part, Johannes Jacob Kirstein, maître en 1760, a exécuté la célèbre toilette de la comtesse de La Leyen, qui comprenait initialement plus de vingt pièces. L’ensemble présenté en compte 16, dont deux pots à fard de forme tulipe posés sur leur présentoir sur lequel sont très finement gravées les armes d’alliance. Il est en outre intéressant de lire l’histoire de ce service extraordinaire, ses fortunes diverses, sa dissémination, ses différents possesseurs. Autre témoignage du talent de cet orfèvre, l’écuelle néoclassique et son présentoir décorés de délicates frises et de feuilles d’acanthe. Les poinçons sont apposés sous les objets. Un répertoire des poinçons et le tableau des orfèvres de 1540 à 1796 est joint en annexe, information permettant de faciliter les recherches. Un orfèvre pouvait avoir recours à plusieurs poinçons, comme des motifs végétaux, des outils, des animaux.   

 

Certains types de pièces ont été plus particulièrement réalisés à Strasbourg même. C’est le cas des gobelets et des timbales mais surtout des écuelles. Les styles germaniques et français se croisent et offrent aux maîtres une ample latitude d’expression. En un siècle, soit entre 1680 et 1790 environ, plus d’une dizaine de modèles ont été conçus, selon les goûts de l’époque, utilisant des motifs comme la fleur de lys, la rocaille, des guirlandes plus ou moins simplifiées ou au contraire enjolivées. Fascinant à la fois par la perfection des formes des gobelets et la finition des gravures représentant les mois de l’année (cinq sont réunis), un autre ensemble est à admirer en raison de la vivacité et la véracité des scènes champêtres ciselées avec une précision confondante et tirées des gravures de Jost Amman (1539-1591). Les citations latines qui bordent les timbales font références à des prescriptions médicales, non dénuées d’humour.            

  

Dominique Vergnon

 

J. Kugel, Vermeilleux ! L’argent doré de Strasbourg du XVIe au XIXe siècle, Editions Monelle Hayot, 352 pages, 1500 illustrations, 30x21,2 cm, septembre 2014, 85 euros.   

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