La Légende de Sigurd et Gudrún, ou lorsque Tolkien rencontre les contes perdus.

Vous ai-je déjà parlé, non de mon vénérable grand-père, comme le dirait un vieux chien anglais de Walt Disney, mais de Tolkien ? Nombreux sont mes amis à me titiller un peu dès que je commence à parler de ce professeur. En effet, ils trouvent que j’en parle - bien ou non, je ne sais - avec un peu trop de passion.

Et il est vrai que lorsque les sacro-saintes initiales J.R.R passent ma bouche, je me transforme en une espèce de fou dangereux amoureux de ces œuvres magnifiques que sont Le Seigneur des Anneaux, Le Hobbit et Le Silmarillion, preux chevalier prêt à les défendre. La raison ? Dure à expliquer. Néanmoins certaines choses sont sûres et je m’en vais vous en parler.

 

J’aime Tolkien car le lire revient à pratiquer le métier que je voulais faire étant enfant, comme beaucoup d’autres, après avoir vu les aventures d’un certain professeur Jones : archéologue. Les ouvrages du Seigneur des Mythes sont tels une grande carrière dans laquelle il faut aller rechercher minutieusement les traces d’une évolution, d’une vie. Car tous sont unanimes : le monde imaginé par Tolkien était vivant dans son esprit. Il affirmait ne pas écrire mais découvrir ce qui arrivait à ses joyeux hobbits, aux nobles elfes, ce qu’étaient en réalité les Valars. Les textes ont tous été écrits et réécrits car la perfection n’était jamais atteinte : comment retranscrire un monde dans un livre ?

Il n’est possible de n’en avoir qu’un bout, qu’une part de la substance. Et à chaque réécriture, Tolkien comprenait de plus en plus son univers, corrigeait ses erreurs tel un peintre repeignant par petites touches sa toile. Au final, ce sont ces petites touches qui changent le tableau du tout au tout car l’ombre devient la lumière... ou inversement.

Comme en archéologie les fossiles existent chez Tolkien et nous sont publiés par Christopher Tolkien, son fils. À nous de les lier, de les mettre en relation afin de comprendre la profondeur des textes qu’il n’a pas toujours explicités. Un archéologue fouille le passé et tente de le comprendre à travers ce qu’il en reste. Les lecteurs de Tolkien font strictement la même chose : ils fouillent les anciennes versions des légendes de la Terre du Milieu pour comprendre les choix de Tolkien dans les derniers ouvrages écrits bien que non-publiés.

 

Cependant tout fossile dérive d’un animal. Au-delà des marques que nous avons dans la carrière où l’archéologue étudie, il existe une vie derrière celle-ci. Et étonnamment, c’est encore une fois la même chose : derrière les anciennes versions des textes nous permettant de comprendre celles publiées dans Le Seigneur des Anneaux et Le Silmarillion se trouvent les éléments qui ont inspiré l’auteur. Oui, Tolkien était un génie, n’ayons pas peur de le dire. Oui, Tolkien a inventé des langues. Mais oui, Tolkien s’est imprégné d’autres écrits. Comme partout. Et heureusement !

Nombreux sont ceux qui ont cherché les sources de Tolkien. Celles directes - c’est-à-dire reconnues par l’écrivain pour des noms et d’autres détails - sont rares. Ce cher Professeur ne nous a que trop rarement laissé une explication nous disant "ici j’ai repris ceci, ici j’ai repris cela." Si nous prenons le personnage Ëarendil, oui, son nom est clairement la reprise d’un personnage des contes nordiques : "Salut Ëarendel plus brillants des anges envoyés aux terres du milieu." Cette phrase, issue d’un ouvrage emprunté à la bibliothèque en 1914, marqua Tolkien qui affirma : "Je ne sais pas ce que ça veut dire mais je vais essayer de trouver." Dans ce cas, nous sommes sûrs que Tolkien a réalisé un emprunt pour faire de ce nom un personnage, parce que lui-même nous l’a dit...

 

Mais au-delà de ces détails, certains ont cherché une source plus générale, une histoire que Tolkien aurait comme qui dirait plagiée. Il est tellement plus facile de dire "regardez, lui ne s’est pas foulé à inventer, il a copié. Nous pouvons donc faire de même." Hélas non. Aucune source n’est volontairement prise. Aucun récit n’a été le point de départ. Pas même la Bible (alors que certains veulent transformer Le Seigneur des Anneaux et Le Silmarillion en une réécriture des textes sacrés) n’a été une source d’inspiration directe de Tolkien lors de ses premières écritures.

Les liens, les similitudes entre différents récits viennent simplement du fait que Tolkien était un érudit chrétien, un philologue catholique. Dans le monde anglican d’Oxford, dans un monde où la technologie et le pouvoir accordé aux sciences ne cessaient de monter, vivait un petit professeur de philologie, un professeur de langue et de leurs histoires, de leurs évolutions. Grand connaisseur des légendes anciennes du monde nordique, sa spécialité était, pour faire le parallèle en France, celle d’un docteur en lettres classiques. Là où nous avons la culture latine comme passé, les anglais possèdent celle, glaciale, du Nord : scandinave, germanique, anglo-saxonne... Demandez donc à un auteur de rejeter ce qu’il est pour écrire et vous verrez le résultat ! Si résultat il y a...

Donc oui, J.R.R. Tolkien a pompé dans les récits nordiques mais inconsciemment. Il est difficile de ne pas voir le parallèle alors que nous retrouvons un anneau, une épée brisée, des créatures de petite taille, des dragons, etc. Mais là où cela devient le plus intéressant, c’est que Tolkien avait sa propre version des sagas nordiques.

 

Car chacun porte un regard propre sur les légendes. Elles sont presque toujours inachevées, incomplètes. Et tant mieux : notre imaginaire peut s’y retrouver, y être fécond.

Dans celles du Nord, un trou béant a été laissé par les différents manuscrits de l’histoire des Völsung. Christopher Tolkien nous en parle dans l’introduction de l’ouvrage La légende de Sigurd et Gudrún : "La cinquième liasse du Codex Regius a disparu il y a longtemps, entrainant la perte de toute la poésie eddique concernant la partie centrale de la légende de Sigurd." Un trou de pas moins de deux à trois cents strophes d’après J.R.R. Tolkien... Cependant comme la nature a horreur du vide et que l’homme a de l’imagination, les auteurs ont immédiatement comblé ce manque par leurs écrits. Mais chacun l’a comblé à sa manière. La Légende des Nibelungen est sensiblement différente chez Snorri Sturluson et chez Wagner. Pour la simple et bonne raison qu’ils ont fait des choix pour développer leur personnage de manière parfois contradictoire. "Dans cette situation, il existe une aide essentielle à la compréhension de la légende scandinave des Völsung. Il s’agit de la Völsunga Saga, rédigée probablement en Islande, au XIIIe siècle [...]  : un destin en prose de toute la lignée des Völsung, depuis les lointains ancêtres de Sigmund, père de Sigurd, et qui se poursuit jusqu’à la chute des Niflung et la mort d’Atli (Attila), et au-delà." Ce texte offre donc un moyen de combler le trou. Et pour ce faire, l’auteur de cette Völsunga Saga "se fonde à la fois sur les lais eddiques qui subsistent et sur d’autres sources désormais perdues."

Notons à ce sujet la petite phrase du fils de Tolkien : "comme le dis mon père, dans une de ces conférences, ce sont uniquement des lais qu’il a utilisés que dérivent sa puissance et l’attrait qu’il présente pour tous ceux qui le découvre", car il ne tenait pas en très haute estime le talent artistique de l’auteur.

Et c’est peu dire. Tolkien, grand amateur de poésie, n’aimait pas cette version. Mais ce texte présentait un avantage certain : il permettait d’avoir accès à des sources perdues. C’était un témoignage secondaire des premières versions du texte. Hélas ! pas forcément le meilleur. Car cet auteur s’était retrouvé avec des histoires contradictoires. Et tel un bon enquêteur, au lieu de choisir une version, il les a mélangées, donnant un "récit certainement mystérieux mais non satisfaisant : un puzzle [...] présenté comme achevé mais sur lequel le motif recherché est incompréhensible et contradictoire en lui-même."

Tolkien a donc écrit sa propre version. Et non une version comme Le Seigneur des Anneaux dans une prose qui parfois traîne en longueur dans les descriptions. Il l’a rédigée en vers. Et qui plus est une forme de poésie de vieil anglais pour donner un air de passé. Un peu comme ces réalisateurs de film qui cherchent à recréer les effets du temps de la télévision en noir et blanc. Un jeu d’une certaine manière. Un défi contre lui-même. Mais un défi que nous ne pouvons qu’aimer.

"Quel était l’objectif de Tolkien ? Selon ses propres termes, il cherchait « à unifier les Lais sur les Völsungs de l’Edda poétique [...] à organiser le matériel de l’Edda traitant de Sigurd et Gudrún ». [...] Lors d’une conférence sur la poésie eddique donnée à Oxford [...], Tolkien déclara que les poèmes attiraient les « connaisseurs de nouvelles sensations littéraires » et que le principal aspect de cette sensation était « une énergie et une force presque démoniaque »." 1

Les poèmes sont récurrents dans les œuvres de l’auteur du Silmarillion. Le Seigneur des Anneaux est remplie de chansons et de poèmes que les héros murmurent ou clament au coin du feu de camps, dans une taverne remplie, dans leur bain... Certaines versions des légendes des jours anciens ont été écrites en poème du début à la fin. Une démarche un peu similaire à ce que faisaient nos troubadours et trouvères en France au Moyen-âge. Ici, c’est donc dans le style ancien, avec un vieil anglais, qu’à écrit Tolkien. Alliant tournure et vers de l’époque, mélangeant vocabulaire légendaire et contes perdus, Sigurd et Gudrún est un ouvrage fantastique.

 

Cependant, et vous aurez raison de me dire cela, la poésie anglaise, c’est bien, mais c’est en anglais.

Oui. Traduite, la poésie est souvent dénaturée. Car le poète transmet autant par son respect des contraintes poétiques que par la musicalité et l’assemblage des mots. Personnellement, je n’arrive à lire la poésie des autres nations dans ma langue natale : comment comprendre la musique d’une langue dans une autre ? Comment comprendre les références culturelles étrangères avec mon esprit français ? C’était une de mes plus grandes frayeurs : me retrouver avec un livre où toute poésie avait fuit. Quelle ne fut ma surprise en lisant les premières pages ? Quelques rimes ci et là. Tient donc, la traductrice avait réussi à caser un peu de cette poésie française dans ce texte. Mais pas toujours...

Le livre était agréable mais pas à chaque instant. Puis une anecdote du professeur m’est revenue : celui-ci, en aout 1952, avait enregistré certains textes. J’ai eu la chance d’en discuter un soir avec M. Devaux, philosophe spécialiste de Tolkien2 et une amie étudiante en lettres. Il avait donc cherché à ce que ses textes soient lus à haute voix... Intéressant.

Ni une ni deux, j’ai affronté le difficile public qu’est la glace de ma chambre. Après avoir bafouillé deux trois fois face à moi-même, perdu ma respiration, cherché à reprendre la phrase pour la construire j’ai finalement réussi à m’en sortir sans trop de casse et la mélodie est entrée dans mon petit esprit.

De là, impossible d’arrêter la musique.

En effet le texte se lit en réalité de manière très facile. Une fois le rythme en main il est aisé de comprendre le sens de ce poème qui, de prime abord, paraît un peu moyenâgeux. Le travail de la traductrice, Christine Laferrière, est tout simplement magnifique. Une réelle œuvre d’art. Les lecteurs assidus de Tolkien critiquent de temps à autre la traduction du Seigneur des Anneaux qu’a sorti Christian Bourgois lors de la première édition de l’ouvrage. Et ce n’est pas peu dire. Mais vu la taille de l’ouvrage, et l’erreur étant humaine, il était obligé qu’il y en ait. Ici, dans La légende de Sigurd et Gudrún, je peux vous dire que le livre a été attendu, mais qu’une fois sorti l’attente ne fut regretté par aucun francophone ! Je vous propose d’aller lire ici une excellente interview de la traductrice Christine Laferrière et de Vincent Ferré réalisé par Tolkiendil... en attendant d’en avoir une sur lelitteraire !

 

Et le côté épique de l’ouvrage ne peut être écarté. C’est réellement un héros que nous voyons en Sigurd. Un héros valeureux mais humain. À l’instar des preux chevaliers du Roi Arthur que nous retrouvons dans les romans de Chrétien de Troyes, tous les amateurs des gestes anciennes apprécieront l’ouvrage.

Bon, certes, je me dois de nuancer mon propos et d’apporter un point négatif : soyez prêts, comme dans tous livres de Tolkien, à voir beaucoup de noms passer sous vos yeux. La faute revient non au Professeur mais aux légendes anciennes. Chacun sa technique. Soit tout retenir, soit se faire des fiches, soit passer outre et accepter de comprendre de qui l’auteur parle deux lignes plus bas...

Ajoutons à ces poèmes les commentaires de Christopher Tolkien, fils de l’écrivain, ainsi que des conférences sur la poésie et sur les lais anciens de Tolkien lui-même et vous aurez tout ce que renferme ce livre.

 

Mais en soit quel est l’intérêt de cette version ? Autant aller à l’Opéra et écouter la splendeur de Wagner. D’un point de vue purement matériel, l’Opéra est bien souvent plus cher qu’un livre...  Au-delà de ces futiles considérations, c’est tout simplement une approche différente de la légende qui est faite ici. Une approche plus fidèle. En effet, Tolkien et Wagner ne parlent pas du même Ragnaröck. Ou pour être plus précis, Tolkien parle du Ragnarök et Wagner du Ragnarökr. Différence subtile s’il en est. Tout cela dans un petit r : le premier correspond à "consommation du destin des puissances", "La chute des Dieux", "Le destin final des Dieux" alors que le second n’est autre que le traditionnel Crépuscule des Dieux (Die Götterdämmerung).

C’est ce petit changement qui fait que chez Tolkien nous marchons vers une destruction et une reconstruction totale du monde, tel que dans l’Edda poétique de Snorri, après une bataille entre les Dieux et les Géants où les héros d’Odin, dont Sigurd, auront un rôle à jouer. De l’autre coté, pour Wagner, le Walhalla est détruit par les flammes du bucher de Sigurd et Brünhild la Walkyrie et les dieux périssent, sans pour autant que les hommes et le monde ne meurent. Un détail direz-vous, mais un détail qui change tout : le monde ne se termine pas avec la mort de Sigurd mais avec une bataille se situant bien plus tard dans le temps...

 

À l’heure de vous quitter, je ne peux vous dire qu’une chose : je rêve de pouvoir, un jour ou un soir, lire à haute voix devant un public attentif quelques uns de ces nombreux vers et de pouvoir aussi les écouter.

À défaut de m’entendre, de vous entendre, pour l’instant contentons nous de l’anglais et de la voix de Brian Cox. Je me suis enfin réconcilié avec la poésie grâce à cet ouvrage. Avec la vraie poésie des temps anciens : celle qui, comme chez Homère et Virgile, racontait une histoire légendaire.

 

 

Pierre Chaffard-Luçon

 

Article publié le 15 novembre 2010 sur lelitteraire.com

 

 

NB
1 : Tom Shippey, un des plus grands spécialistes de Tolkien, dans le Times Literary Supplement du 8 mai 2009 (traduction du rédacteur).

2 : M. Devaux donnera au deuxième semestre de l’année 2010-2011 une série de cours sur Le Seigneur des Anneaux de Tolkien au collège des Bernardins sur Paris. L’an dernier l’œuvre traitée était Le Silmarillion. Ces enseignements s’adressent tant aux néophytes de Tolkien qu’aux personnes faisant des études sur lui... Nous vous tiendrons au courant lorsque nous aurons plus de précision dans une brève (en haut à droite du site).

3 : Brian Cox a enregistré sur CD le texte de l’ouvrage. A écouter pour entendre toute la poésie de Tolkien, sa musicalité...

 

 

J.R.R. Tolkien, La légende de Sigurd et Gudrún, commentaires de Christopher Tolkien, traduction de Christine Laferrière, Christian Bourgois Editeur, février 2010, 293 p.- 25,00 €

Livre audio et CD, Brian Cox, HarperCollins Publishers 5 avril 2010.

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