"La Dernière Conquête", Alix survit à la mort de Jacques Martin - entretien avec Marc Jailloux, son digne héritier

Where no Roman has gone before…

 

Jacques Martin est mort il y a trois ans, mais Alix is alive and well.

 

Hergé n’avait pas d’enfants. Jacques Martin était père de famille. Sans doute est-il bien vain de prétendre expliquer l’œuvre d’un artiste par sa biographie, mais il n’est pas interdit de penser que cette différence « biologique » entre Hergé et Martin  en a entraîné une autre, à propos de leurs enfants spirituels. Des années avant sa mort, Hergé avait déclaré et décidé que Tintin mourrait avec lui (cf. par exemple l’émission Apostrophes à laquelle il avait participé dans les années soixante-dix) ; Martin, au contraire, avait pris soin avant sa mort (il y a trois ans) d’envisager sérieusement, sinon d’organiser, sa succession. Et si ses divers "épigones" n’empruntent pas tous exactement le même chemin, le fait est là : Orion, Alix et leurs amis sont toujours bien vivants.


Il existe de toute façon un point commun entre toutes ces "nouvelles aventures", en rapport avec les conditions dans lesquelles leurs auteurs les ont imaginées : elles traitent, chacune à sa manière, du passage du temps, ou, ce qui revient à peu près au même, de la question de la délégation et de la passation du pouvoir. Alix Senator n’a pas hésité à faire vieillir Alix au point de le transformer en senior citizen ;  Périclès, dans les Oracles, confiait à sa maîtresse Aspasie une mission dont il ne pouvait se charger lui-même ; la Conjuration de Baal, comme son titre l’indique, tournait autour de personnages aspirant à renverser les institutions en place.


Dans la nouvelle aventure d’Alix, la Dernière conquête, écrite par Géraldine Ranouil et dessinée par Marc Jailloux (qui avait précédemment écrit et dessiné les Oracles), César, sur le point de franchir le Rubicon — première phase du coup d’État qui fera de lui le maître de Rome —, entend trouver une légitimité en se présentant comme l’héritier direct du plus grand de tous les conquérants, Alexandre. Concrètement, cela signifie qu’il confie à Alix, fidèle d’entre les fidèles, la tâche consistant à retrouver le tombeau et l’anneau de celui-ci. On sait en effet qu’Alexandre, sur son lit de mort, avait laissé perplexes ceux qui lui demandaient de désigner son successeur, puisqu’il s’était borné à déclarer en tendant sa main : "Celui qui sera digne de cet anneau."


Nous ne dirons pas ici si Alix retrouve ou non l’anneau d’Alexandre, mais de toute façon il n’est pas sûr, comme l’indique un retournement final, que cette partie de l’histoire soit très importante. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est le rôle de libérateur qu’Alix va être amené à jouer, un peu malgré lui, comme les sept samouraïs, pour le peuple d’une contrée correspondant à l’actuel Afghanistan. Alix ne va pas tant s’enfoncer dans les ténèbres des cryptes et des tombeaux qu’apporter avec lui la lumière. Et c’est pourquoi presque toute la seconde partie de l’album a été « tournée dans des décors naturels » qui garantissent, paradoxalement, sa modernité. Marc Jailloux tient à préciser d’emblée qu’il n’aurait sans doute guère aimé vivre chez les Romains à l’époque de César ou chez les Grecs à l’époque de Périclès. Mais il pense qu’on s’est souvent trompé en pensant qu’il fallait entraîner le public sur Mars pour le dépayser. "Le régime crétois, les olives, le poisson grillé… Tout cet idéal bio qui fait tant rêver beaucoup d’entre nous est déjà dans l’Antiquité."

 

(c) Sophie Hervier

Jacques Martin était encore là quand vous avez écrit et dessiné l’aventure d’Orion intitulée Les Oracles. Pour ce nouvel Alix, vous n’aviez plus ce mentor…

 

Effectivement, pour Les Oracles, il avait validé le scénario que j’avais écrit et contrôlé mes planches sur son agrandisseur (1). Je sais par Géraldine Ranouil, la scénariste, que le scénario de la Dernière conquête lui avait été soumis. Le titre, d’ailleurs, l’avait fait tiquer. Il trouvait que cela sonnait trop comme le Dernier Spartiate. Un autre titre, donc, avait été envisagé à un moment donné, mais on s’en est finalement tenu à la Dernière conquête.


Jacques Martin est mort en janvier 2010, pendant la semaine du Festival d’Angoulême. Quand j’ai commencé à dessiner ce nouvel Alix, seule son ombre était à mes côtés, mais la situation n’était pas fondamentalement différente. J’avais toujours eu de très bons contacts avec lui et je m’étais toujours senti très libre ; il m’avait toujours encouragé dans mes choix. Et même, alors que je dessinais les Oracles, il m’avait dit qu’il voulait que je fasse un Alix et qu’il y tenait. Quand donc Casterman m’a proposé de travailler sur la Dernière conquête, je me suis dit que c’était un cadeau des dieux, mais qu’il me fallait simplement continuer ce que j’avais commencé à faire avec Orion. L’absence de Jacques Martin donnait plus d’importance à ma mission : il me fallait assurer la relève et me montrer digne de cette reprise. Je l’ai représenté dans la première page de l’album — non loin de Pompée quand celui-ci descend les marches du Sénat. J’ai aussi représenté Gilles Chaillet [collaborateur de Jacques Martin]. Manière pour moi de saluer une double passation : Chaillet est l’artisan qui m’a formé ; Martin est celui qui m’a donné l’envie de faire de la bande dessinée et qui, donc, m’avait lui-même proposé de lui succéder. Ma méthode, finalement, a été très simple ; chaque fois que je dessinais une planche, je me demandais : "Est-ce que j’aurais pu lui présenter cela ?"

 

Avez-vous tenu compte dans votre travail des deux précédents Alix, réalisés par d’autres épigones, Alix Senator et la Conjuration de Baal ?

 

Non, ils ne m’ont pas influencé, puisque ma référence a toujours été la période Martin, et pour le graphisme et pour la chronologie. Dans la Dernière conquête, César est en Gaule, sur le point de franchir le Rubicon. Senator est une chose à part, puisque Alix, c’est l’éternelle jeunesse. Mon Antiquité reste l’Antiquité lumineuse, celle qui fait rêver.

 

Le destin d’Alix est, depuis la mort de Jacques Martin, entre les mains de plusieurs scénaristes et dessinateurs. Vous avez pour l’instant ce qu’on pourrait appeler la "garde alternée" de ce garçon…

 

C’est effectivement une situation un peu bancale… Le scénario de la Dernière conquête était prêt depuis trois ans. La scénariste, qui travaille pour le cinéma et pour la télévision, a voulu, lorsqu’elle a vu mon Orion, que le dessin de ce nouvel Alix me soit confié. J’ai commencé à lire son découpage et je l’ai lu d’une traite, jusqu’à la dernière page, parce qu’il m’est apparu qu’il y avait là tous les éléments d’un Alix et qu’on faisait aller le héros dans des contrées où il n’était encore jamais allé. Et puis, il y avait Alexandre, qui est peut-être le plus grand personnage de l’Antiquité — l’homme qui a inspiré César et Napoléon, l’homme qui voulait toujours aller plus loin. J’ai aimé aussi l’importance du thème de la superstition dans cette histoire, l’idée que César, tout César qu’il était, ait pu éprouver le besoin d’avoir une confirmation. Au fond, le principe sous-jacent du scénario, c’est que, si César n’avait pas été assassiné à Rome, il serait sans doute allé conquérir l’Orient et venger Crassus. Tout de suite, donc, ce scénario m’a parlé.


Comme un metteur en scène, je me réapproprie décors et personnages, avec l’aide de la coloriste — Corinne Billon, la même qui avait travaillé sur Orion, même si, ici, les tonalités sont plus claires.


C’est Casterman et le comité Martin qui décideront si le système de garde alternée doit être maintenu ou non. Disons qu’idéalement, on aurait envie d’éviter les redites (ne pas situer par exemple deux albums consécutifs en Égypte) et une constance graphique serait souhaitable. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je m’entends bien avec tous les membres du comité Martin, et je pense que s’est établie une vraie relation de confiance entre les enfants de Jacques Martin et moi-même.

 

Vous aviez expliqué que, pour des raisons esthétiques, vous vous étiez accordé certaines licences pour votre Orion. Certains anachronismes… Et dans cette Dernière conquête ?

 

On sait peu de chose sur l’Afghanistan à l’époque d’Alix. J’ai donc dû imaginer, m’inspirer des tribus indo-européennes et asiatiques, de leurs costumes, pour "reconstituer" les tribus de l’époque. J’ai eu moins de reconstitutions architecturales à faire que dans Orion, puisqu’une large part de l’action se déroule dans des décors naturels. Mais j’ai fait néanmoins des recherches très poussées pour ce qui se passe à Byblos, temple de la flamme éternelle. J’ai eu de la chance : un numéro d’Archéo Théma (juillet 2011) venait de sortir sur les cités de Syrie et du Liban, avec en particulier des tentatives de reconstitution de temples. Toutefois, je n’avais là que l’extérieur des temples. Pour l’intérieur, j’ai "synthétisé" divers éléments — chapiteaux égyptiens pour les colonnes ; sur les murs, fresques empruntées à des tombes et représentant des femmes en train de danser. On voudra bien croire que ce type de temple existait encore à l’époque romaine, mais on n’en est pas tout à fait sûr.

 

Travail qui s’apparente donc à celui de l’historien, lequel doit bien, de temps en temps, s’efforcer par son imagination de combler certaines lacunes…

 

J’ai été en contact avec une spécialiste au Liban. A priori, elle n’a pas trouvé d’anachronisme et a jugé que mes hypothèses étaient possibles.Vous savez, je n’ai fait que suivre une vieille méthode : je m’imprègne, je m’imprègne, encore et encore, puis je me lance dans ma mission. Je ne conçois pas de réaliser un Alix sans cette immersion préalable. Michel Eloy, le spécialiste belge du péplum au cinéma, m’a fourni des photographies que le frère de son gendre avait rapportées d’Afghanistan, et, lors d’une signature à Toulouse, j’ai eu la chance de tomber sur un ouvrage de Stéphane Allix (avec deux –l !) sur cette région. Je n’ai rien copié, mais ces documents ont constitué une partie de mes nombreuses sources d’inspiration.

 

Le style un peu appliqué de certaines phrases dans les éléments narratifs ne risque-t-il pas aujourd’hui de faire sourire ?

 

Je vous répondrai que c’est une composante des albums et que, ce me semble, nous avons évité l’écueil d’ "Alix descend les escaliers". Je veux dire que, quand le texte dit "Alix descend les escaliers", nous ne le voyons pas descendre les escaliers. Les passages narratifs fournissent des informations non traitées dans les cases et sont souvent là pour permettre des ellipses ("Après quelques jours de voyage…"). Quant au caractère littéraire du texte, il renvoie à l’Antiquité et à Homère, avec son "Aurore aux doigts de rose", même si nous ne sommes pas chez Homère. Ce parfum de textes antiques fait partie, me semble-t-il, des éléments d’Alix qui font rêver. Je ne crois pas qu’il nuise à la lecture.

 

Faut-il vraiment mettre une note pour préciser que Brindisium est aujourd’hui Brindisi ?

 

Je suis très attaché à l’aspect pédagogique de la série. Je tiens à ce que, à aucun moment, le lecteur ne se sente exclu ou pris de haut. Et il est normal de lui expliquer ce qu’est le royaume de Bactriane.

 

Enak, le camarade d’Alix, ne joue aucun rôle dans l’intrigue et n’est pas loin de ressembler à une potiche…

 

Jacques Martin l’avait supprimé. Il a été "rétabli dans ses fonctions" à la demande des lecteurs. C’est vrai qu’il ne joue ici qu’un rôle secondaire. C’est une décision de la scénariste, mais je crois pouvoir dire qu’il est un peu comme le lecteur : il est le spectateur d’Alix, et c’est peut-être bien lui qui donne à celui-ci sa crédibilité. Il montre qu’Alix n’est pas un superhéros.

 

Le déroulement de l’histoire n’est pas sans rappeler le Temple du soleil…

 

Je n’y avais pas pensé — c’est aux journalistes et aux critiques qu’incombe la tâche de faire ce genre de rapprochement ! —, mais je prends votre remarque comme un compliment. Car je n’ai pas relu depuis longtemps le Temple du soleil, mais c’est un album que j’aime beaucoup. On m’a cité aussi la Vallée des cobras (de la série Jo, Zette et Jocko)

 

N’y a-t-il pas également une pincée de western dans la seconde partie ?

 

Avec le recul, je dois reconnaître que, lorsque j’ai dessiné les personnages à cheval dans une espèce de désert de rochers, le long d’un cours d’eau, oui, j’ai pensé au western, et j’ai lu des albums de westerns à ce moment-là. Ma scénariste m’avait conseillé de voir le film de John Huston l’Homme qui voulut être roi. On est loin de Rome. Il fait très froid et très chaud. Ça sent la poussière. On est dans un environnement rural. Donc, oui, dans un décor de western.

 

Vous rencontrez beaucoup de lecteurs pendant la période de promotion des albums. Ces rencontres ont-elles une influence sur votre travail, et comment voyez-vous votre évolution personnelle, passée et à venir ?

 

Les rencontres avec les lecteurs ne me déstabilisent pas — elles me confortent. Une phrase revient dans la bouche de chacun d’entre eux : "On avait arrêté la série et là, on replonge." C’est encourageant, d’autant plus qu’il arrive souvent que, parmi les gens que je rencontre, il y en ait qui avaient connu Jacques Martin.


Est-ce que je m’améliore avec l’âge ? Je l’espère. On évolue. On fait différemment. Quelqu’un a dit : ce qu’on gagne en expérience, on le perd en sensibilité. J’essaie de ne pas tomber dans ce piège de la professionnalisation ; je suis très vigilant ; j’essaie de me surprendre. Pour le prochain Alix, sur lequel je travaille déjà et qui s’intitulera Britannia, bien sûr on recommence et on reprend les mêmes. Mais j’ai envie de me dépasser. Il n’était d’ailleurs pas inintéressant, pour la Dernière conquête, de travailler à partir du scénario concocté par quelqu’un d’autre. Sans doute me serais-je un peu répété par rapport à l’album d’Orion si j’avais tout fait.

 

Britannia, dites-vous ?

 

Oui, bien avant que j’apprenne qu’Astérix allait s’aventurer chez les Pictes, je me suis dit qu’Alix pourrait marcher sur les traces de César et aller en [Grande-]Bretagne, où il n’était encore jamais allé. César a mené son expédition en Bretagne officiellement pour châtier les Bretons qui aidaient les méchants Gaulois. Mais César était cupide, nous dit Suétone, et il y avait beaucoup de richesses en Bretagne. Une phrase m’avait intrigué dans les textes antiques à propos de cette affaire : César avait amené avec lui sur ses bateaux les chefs gaulois prisonniers. Terrain hostile. Déculottée de César lors d’une première tentative. Météo pourrie. Tout cela, et la vision de films tels que l’Aigle de la neuvième légion ou Centurion, et la visite d’un musée sur les conquêtes romaines en Écosse, et l’image du Mur d’Hadrien — tout cela m’a donné envie de faire la traversée avec César, même s’il n’a jamais dû dépasser la Tamise !


Je souhaite proposer des idées d’albums à Casterman, tout en étant bien conscient que les personnages ne m’appartiennent pas.

 

Avez-vous constaté une évolution de la bande dessinée ces dernières années ?

 

Eh bien, elle s’adresse désormais à tous les publics et traite tous les thèmes. La production est sans doute pléthorique, mais, avec le temps,  la sélection naturelle se fait, étant entendu qu’il existe des séries dont on ne parle guère, parce qu’elles sont devenues des classiques — les Tuniques bleues, par exemple, ou Alix…  —, mais qui font la santé d’une maison d’édition. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas médiatisées que le public s’en désintéresse. Pouvoir vivre de la bande dessinée aujourd’hui est un luxe et je suis conscient de la chance qui est la mienne. Je me dois donc d’offrir à la bande dessinée le meilleur de moi-même. Je crois que le public sera toujours prêt à pardonner les éventuelles erreurs d’un auteur s’il sent que l’œuvre de celui-ci est faite avec amour. C’est Hergé qui disait : le lecteur ne sait pas pondre un œuf, mais il sait dire si l’œuf est bon ou mauvais.


Propos présenté et recueillis et présentés par FAL

 

P.S. — Marc Jailloux a également eu la charge de redessiner les couvertures de quatre albums de l’Age d’Or d’Alix "remastérisés", autrement dit dotés de couleurs respectant les couleurs originales qu’avait définies Jacques Martin.   

 

Jacques Martin, Géraldine Ranouil & Marc Jailloux, La Dernière conquête, Casterman, avril 2013, 10,95 €

 

 ***


Nous reproduisons ici pour mémoire l’interview de Marc Jailloux publiée il y a deux ans sur le site Boojum (aujourd’hui disparu) à l’occasion de la sortie de l’album les Oracles.

 

La Relève du Martin

 

On pourrait dire a priori que Marc Jailloux est un ancien élève de l’Ecole des Fans de Jacques Martin, mais il convient d’apporter à cette défintion deux nuances importantes. D’abord, le Jacques Martin en question n’est pas celui de la télévision, mais l’auteur de la série Alix. Ensuite, Jailloux a longtemps été fan de Jacques Martin sans savoir que celui-ci existait. En effet, explique-t-il, lorsque, enfant, il lisait les aventures d’Alix, il était tellement plongé dans cet univers, il "y croyait" tellement qu’il ne lui serait même pas venu à l’idée qu’il pouvait y avoir derrière ces dessins la main d’un créateur.

            

Aujourd’hui, évidemment, son point de vue a changé, puisqu’il a pris la relève de Jacques Martin. Non pas pour la série Alix, mais pour la série Orion. Martin avait été responsable du premier volet (ou plus exactement du premier volet et d’une partie du second). Christophe Simon s’était occupé du troisième. Marc Jailloux a écrit et dessiné les Oracles. Il a, bien entendu, avalé toute une docte bibliothèque avant de composer cet album, mais, d’une certaine manière, il retrouve la situation qui était la sienne quand il était jeune lecteur : avec ses crayons, il s’est, comme le lui avait annoncé Jacques Martin, "promené à travers l’Antiquité grecque". Pour cette promenade, l’ouvrage le plus important, son "guide du routard", a été la Vie quotidienne en Grèce au Siècle de Périclès de Robert Flacelière.

Car l’action des Oracles se déroule sous Périclès et autour de Périclès. Celui-ci hésite : doit-il ou non déclencher une attaque contre les Spartiates qui menacent Athènes ? Certains hommes politiques du XXIe siècle répondraient à cette question en allant consulter une voyante. Périclès décide d’aller consulter les Oracles. Mais, ses responsabilités l’empêchant de s’éloigner d’Athènes, il envoie à sa place sa compagne Aspasie. Tout serait assez simple si un traître n’avait eu vent du projet, et si les Spartiates ne se hâtaient de remplacer les interprètes des Oracles par des hommes de leur bord.

Heureusement, le jeune Orion veille.Sans doute les spécialistes de bandes dessinées vous expliqueront-ils savamment qu’on ne saurait confondre le style de Jacques Martin et celui de Marc Jailloux. Mais les profanes comme nous n’y verront que du feu, et trouveront la copie tout aussi authentique que l’original. C’est la raison pour laquelle nous sommes allés demander à Marc Jailloux comment il avait abordé les questions qui se posent à un "épigone". Comment il avait réussi à être "ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre".

              

 

Votre histoire commence avec de vilains Spartiates qui prennent la place de prêtres spécialisés dans la divination et qui prétendent faire entendre la voix des morts. N’y a-t-il pas là une espèce de mise en abyme de votre situation par rapport à l’œuvre de Jacques Martin ?

 

Oui, à ceci près que Jacques Martin n’était pas mort quand j’ai commencé à travailler sur les Oracles ! Et la dégénérescence maculaire dont il était victime depuis plusieurs années ne l’empêchait pas totalement de voir. Bien sûr, le mal qui le frappait était une tragédie, et une tragédie d’autant plus grande qu’il n’avait cessé de faire des progrès. Beaucoup s’accordent à dire qu’Orion — le Lac sacré pourrait bien être son plus beau travail (certains ont même voulu y voir un chant du cygne). Car il y a dans cet album des choses qu’il n’avait jamais faites auparavant, des couleurs magnifiques, une liberté étonnante. Mais cela signifie que je suis arrivé, certes, pour prolonger une œuvre, mais une œuvre qui avait déjà été portée à son sommet.

 

Jacques Martin vous a-t-il accordé sa bénédiction ?

 

Marc Jailloux. Il a d’abord validé mes synopsis. Il m’a demandé de développer le premier que je lui avais fourni, car il avait eu l’impression que toute l’action allait se passer à l’intérieur d’un sanctuaire. Puis il a regardé mes dessins, les premières planches que je lui ai fournies. Il ne pouvait voir les pages dans leur ensemble, mais il disposait d’un agrandisseur qui lui permettait de les explorer détail par détail. Sa fille — c’était elle qui lui avait lu mes synopsis — m’a raconté que chaque fois qu’elle rentrait du comité d’édition qui se réunissait tous les quinze jours, il voulait voir les planches d’Orion. Et, oui, il était enthousiaste et m’a accordé sa bénédiction.

 

Peut-on dire que vous avez véritablement travaillé avec lui ?

 

Marc Jailloux. Je l’ai rencontré à un moment où il avait gardé de l’intérêt pour les séries qu’il avait créées, mais où il ne s’en occupait plus directement. Ce furent surtout des visites de courtoisie, des félicitations. Je l’ai eu au téléphone deux semaines avant son décès.


J’étais entré pour la première fois en contact avec lui en passant par le site "les Enfants d’Alix". Il avait voulu me "récupérer" dès qu’il avait vu mes dessins. A l’époque, je travaillais avec Gilles Chaillet sur la Dernière Prophétie. C’est de fil en aiguille que l’idée que je pourrais dessiner le quatrième album d’Orion s’est imposée. Jacques Martin me disait en plaisantant : "Il parait que c’est très bien, ce que vous faites. Il paraît que, parfois, c’est même mieux que ce que j’ai fait." Je peux vous assurer que, pour qui connaissait le caractère de Martin, ce n’était pas un mince compliment.

La seule chose qui me faisait un peu peur, c’est que, comme les gens d’un certain âge, il était pressé. Mon regret est qu’il soit mort sans avoir vu les Oracles dans sa version définitive.

 

Bob De Moor, collaborateur d’Hergé, a raconté qu’un jour il avait mis devant le nez de celui-ci deux dessins de Tintin dont un seul était d’Hergé. Et Hergé n’avait pu reconnaître lequel était "le vrai". Avez-vous voulu, vous aussi , être un faussaire aussi parfait ?

 

Marc Jailloux. Pas nécessairement. Si vous dites en voyant mes planches : "On dirait du Martin", je prends cela comme un compliment. J’ai travaillé avec Chaillet qui avait lui-même été formé par Martin. J’ai donc acquis une certaine méthode de travail. Des principes pour le crayonnage, pour l’encrage… Oui, j’ai eu la volonté de prolonger l’œuvre de Martin, de reprendre son esprit. Maintenant, je n’ai pas essayé de faire une copie. Étant donné la manière dont son œuvre avait évolué depuis les débuts jusqu’à la fin, j’ai abordé mon travail en me disant : "Voyons, si Martin avait aujourd’hui mon âge, que ferait-il ?" Il fallait faire évoluer l’entreprise tout en en gardant l’esprit. En fait, mon ambition a été de réaliser une œuvre classique, avec toute la rigueur et l’exigence que cela suppose. Parce que, si une œuvre est bien faite, elle peut traverser les années. Certains me disent que j’ai un don. C’est possible. Mais derrière ce don il y a des milliers d’heures de travail. La vérité, c’est que j’ai continué à dessiner à l’âge où l’immense majorité des enfants lâchent leurs crayons de couleurs…

 

Que pensez-vous de la position des héritiers d’Hergé qui s’opposent à ce que son œuvre soit prolongée par qui que ce soit ?

 

Marc Jailloux. Si c’était la volonté d’Hergé, si c’était son testament, il n’y a rien à dire. Jacques Martin a toujours dit qu’il était d’accord pour que d’autres prennent la relève. Il était encore vivant quand j’ai signé mon contrat pour Orion. Bien sûr, j’avais sans doute mon histoire en tête et elle aurait pu être racontée avec un autre personnage qu’Orion, mais c’est Jacques Martin qui m’a permis de faire de cette histoire une aventure d’Orion. Je sais que Peyo aussi avait organisé sa propre succession ; il avait formé des assistants pour qu’ils poursuivent son travail. Mais si Hergé ne voulait pas que son personnage lui survive, c’était son droit. Il ne doutait pas que l’on puisse dessiner dans son style, mais il craignait que l’esprit de la série ne soit pas respectée, ce qui est fort compréhensible. Martin, qui avait été lui-même un collaborateur d’Hergé, reprochait à celui-ci de laisser ses assistants en plan après sa mort. Mais il me semble qu’ils avaient été assez bien payés et assez bien nourris tout le temps qu’ils avaient travaillé avec lui…

 

Martin ne reprochait-il pas plus profondément à Hergé de n’avoir jamais reconnu publiquement l’importance de ses collaborateurs ? l’existence même d’un "studio Hergé" ? On sait que beaucoup de vignettes sont en fait l’œuvre de Bob De Moor…

 

Marc Jailloux. …et sans doute même la totalité des Picaros. Mais si un assistant n’était pas content, il n’avait qu’à partir et créer sa propre série. Je n’aime pas trop ces gens qui se plaignent d’une situation dans laquelle ils s’enferment. L’assistant de Murena ne s’est jamais plaint d’être l’assistant de Murena, mais il est en train aujourd’hui de dessiner sa propre série. Il y a dans la vie des moments où il faut faire des choix. D’après certains témoignages, Bob De Moor était tout à fait heureux dans sa situation d’homme de l’ombre. Plus peut-être que Jacques Martin, qui, lui, était parti.

 

Vous-même, vous avez délégué la mise en couleurs des Oracles…

 

Marc Jailloux. Faute de temps ! Scénario, découpage, dessins, sans aucun assistant, c’était déjà beaucoup de boulot. Comme j’avais la chance d’avoir une amie coloriste de métier, je n’ai pas hésité à la solliciter. Elle a travaillé sur Photoshop sous mon étroite surveillance, bien entendu. Mais ce n’était pas toujours moi qui proposais des ambiances ou des références ; ce pouvait être elle. Encore une fois, les albums de Jacques Martin avaient beaucoup évolué du point de vue des couleurs. Il ne fallait pas rester figé.

 

Si vous êtes autant attaché au principe d’une évolution, comment se fait-il que l’histoire que vous racontez dans les Oracles se termine en retrouvant exactement la situation de départ ? L’action est celle d’un "épisode". La Grande Histoire n’a pas avancé d’un pouce.

 

Marc Jailloux. On ne revient pas tout à fait à la même situation. A la fin, Périclès a acquis une conviction. Mais, c’est vrai, ma marge de manœuvre était limitée, dans la mesure où il n’y a que peu d’années entre le siège d’Athènes par les Spartiates et la peste d’Athènes. J’étais tenu par des contraintes historiques. Et je me suis plié au cadre d’un chapitre de Thucydide. De toute façon, une suite est prévue, puisque Périclès déclare à la fin : « Nos trières vont aborder les côtes du Péloponnèse. »

 

L’inattendu dans votre histoire, c’est peut-être l’ampleur du rôle que vous avez accordé à Aspasie.

 

Marc Jailloux. Il semble bien que cette femme ait eu une influence importante sur Périclès. Elle croisait Socrate tout en tenant un lupanar. Il y a là quelque chose d’intéressant. Son périple est vrasemblable. En outre, un tel personnage s’inscrit dans l’esprit de Jacques Martin. Il a été l’un des premiers à avoir accordé une place respectable à des femmes dans ses récits. Sa reine Adréa n’est pas la Castafiore.

 

A qui s’adresse votre album ?

 

Marc Jailloux. Je voudrais qu’il ne s’adresse pas seulement aux amateurs de bande dessinée. Je voudrais qu’il retienne aussi l’attention des spécialistes des arts et lettres, et, plus encore, qu’il donne aux trentenaires le goût de l’Antique. Je suis très souvent au Louvre. Je puis vous assurer que, dans le département des antiquités gréco-romaines, à part moi-même et quelques messieurs à cheveux blancs, il n’y a pas grand monde. Je ne me considère pas comme un historien. Je crois pouvoir dire, étant donné les recherches que j’ai faites, que je suis devenu un spécialiste de la Grèce de Périclès (je ne dirais pas la même chose pour la période hellénistique), mais j’ai dû à un moment arrêter mes recherches, parce qu’elles risquaient de me bloquer. Comme Martin, j’ai fait un gros travail d’investigation. Je puis vous dire à quelle époque tel monument a été construit. Seulement, à l’époque de Périclès, le Parthénon et l’Acropole étaient un gigantesque chantier et je ne suis pas sûr que les lecteurs auraient eu beaucoup de plaisir à voir Orion se prendre les pieds dans des pots de peinture. Il faut laisser de la place pour le rêve. La notion de réalisme me dérange. Vous pouvez représenter des gens sales dans les rues, ils ne seront jamais aussi sales que pouvaient l’être vraiment les gens à l’époque. Disons que je prétends offrir « une certaine idée de la Grèce ».

 

Propos recueillis par FAL

 

Jacques Martin & Marc Jailloux, Orion — Tome 4 : les Oracles, Casterman, février 2011, 12,95€

 

 

 

 


(1) Jacques Martin avait dû renoncer à dessiner à cause d’une dégénérescence maculaire.

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