Considérations sur l’état des Beaux-Arts : le constat amer de Jean Clair

Modernité, avant-garde, contemporain, que n’avons-nous cessé de sempiternellement estampiller la peinture de toutes sortes de scories, à croire que l’on a voulu brouiller les pistes, créer un épais rideau de fumée derrière lequel les escrocs et les marchands pourraient conspirer à leur aise. D’ailleurs, ces notions simplistes ne font que s’opposer stérilement quand l’art quémande de l’innovation, de l’esprit et de l’amour en lieu et place de l’orgueil et de la vanité.

Prenons la modernité et l’avant-garde : n’y voyez point une suite dans un chronos imaginaire mais bien une querelle politique, donc inutile. L’avant-garde aspire à nier la modernité qui l’exaspère, alors elle y puise sa détermination (puisqu’elle manque d’imagination voire de talent), s’en nourrit, en quelque sorte, mais dans sa volonté de la nier, s’y dissout. Renversement des pôles, révolution qui fait long feu… Si l’esthétique de l’avant-garde affirme sa volonté d’amnèse (rien avant, rien après), elle nie le passé ; et dans sa suffisance, croyant posséder la clé du futur, elle nie que l’on puisse lui succéder. Sans passé point d’avenir donc de postérité en puissance… Ses enfants en sont l’image : créés dans l’instant, ils sont destinés à ne pas durer.

Ne cherchez donc pas plus loin pourquoi la peinture – et la peinture française surtout ! – va mal depuis les années 1950-60. Si les liens patiemment construits au fil des siècles, entre la terre et les tableaux, se sont dénoués en quelques décennies, il faut sans doute y voir la réaction à la pléthore de célébrations qui furent censées les porter au pinacle… et qui mirent au tapis l’idée même de la peinture. Institutions, maisons de la culture, musées, livres, revues, biennales, rétrospectives, expositions géantes, foires, ventes aux enchères… signalent et enregistrent. Mais quid de l’œuvre ?

 

« Peu d’époques comme la nôtre auront connu pareil divorce entre la pauvreté des œuvres qu’elle produit et l’inflation des commentaires que la moindre d’entre elles suscite. »

 

Comment continuer à accepter ce marché de dupes entre des conservateurs de musée qui ont entrepris d’affirmer la haine du passé dans la découverte grisante d’un nouveau célébré pour sa seule nouveauté – imposant une idéologie révolutionnaire soutenue par des critiques ineptes – et des marchands vils et corrompus qui échangent des produits labiles et renouvelables – pour ne pas dire interchangeables – dans le seul but de magnifier leurs profits ?

Aucune résistance ne s’est organisée, officiellement, puisque les Officiels sont de mèche ; ainsi les derniers représentants de l’art abstrait s’enfoncent-ils dans la surenchère de ne montrer que plus… d’invisible ou de presque rien. Ce que les commentateurs – mais diantre où sont passés les critiques ? – célèbreront comme l’absolu fait art (Soulages, en tête, qui ne peint pas mais réplique à l’infini une technique ; ou le cabotin Klein qui décréta son bleu international pour mieux cacher le vide de ses cré-a(c)tions), entraînant avec eux les montants à six, voire sept chiffres, en salle de vente. Un pli, une déchirure, un trait ? On crie au génie ! Cryogénie des esprits, oui.

 

L’avant-garde ne sera jamais que la caricature du moderne pour le simple fait qu’elle est dépendante du temps, sans oublier les relents nauséabonds d’une idéologie marxiste-socialiste qu’elle porte en elle : naguère, à Venise, au sortir des pavillons occidentaux où l’esprit s’était amusé dans le regard du toujours différent, on y affrontait, dans celui de l’URSS, la grande parade de l’identique !

Au jour J, cela peut paraître singulièrement futuriste, intéressant, en lieu et place d’une pensée de la finitude qu’un tel concept écartera, mais à J+1 cette volonté affichée se transforme en négationnisme de l’histoire artistique éternelle et indispensable à la mise en place d’une notion universelle. Alors l’avant-garde devient ringarde, décalée, datée, pétard mouillé qui ne tient plus face à l’objet moderne à jamais ancré dans sa réalité, héritier d’une continuité qui aura été interprétée mais jamais rejetée.

 

« Mais le fait est que la médiocrité intellectuelle des milieux artistiques occidentaux, le philistinisme de la critique, le manque de culture et de goût de trop de directeurs d’institutions, s’accommodent fort bien d’une situation où l’œuvre est ainsi réduite à n’être que la divertissante écume de l’art, tôt retombée. »

 

Quand l’Institution s’accoquine avec le Politique l’odeur du sapin se répand plus vite que la lumière. La nomination à la tête du Musée d’art moderne de New York, en 1946, d’un ancien militaire chargé des affaires interaméricaines sonne le glas : désormais l’expressionnisme abstrait américain est le seul mouvement d’importance. Vous n’êtes pas d’accord ? Tant pis pour vous, la tombe médiatique vous accueillera (Edward Hopper et Dickinson en feront les frais). Et comme l’Europe est désormais le vassal de l’Empire étasunien, dans les années 1960, "on" affirmait que rien, en Europe, ne s’était fait de bon depuis Picasso et Dubuffet. Circulez, il n’y a rien à voir… enfin si, mais la liste est si petite : en 1963 est publié le Memorandum Kennedy, sorte de charte d’exportation culturelle américaine en bonne et due forme (sic). Ce qui peut paraître risible est en réalité une machine de guerre idéologique qui fonctionna à merveille si l’on en juge par l’état d’aliénation intellectuelle et politique dont la France fait montre… et plus généralement tout l’Occident.

 

« Depuis vingt-cinq ans, où sont donc les grandes réalisations plastiques qui témoigneraient de notre époque ? Pourquoi ne voit-on plus guère dans les musées d’art moderne qu’insignifiance, formalisme, intellectualisme vide ou dérision et surtout, surtout, cette masse accablante d’œuvres abstraites, vidées de toute substance, désolées, décharnées qu’on s’obstine cependant à acheter, à exalter, à commenter, à exposer, sous l’œil par ailleurs indifférent de visiteurs que cela ne concerne pas ? »

 

La peinture est aussi – surtout – là pour dire le drame humain, confronter le réel et appeler la beauté au secours de l’humanité ; or, comme le souligne Octavio Paz « les négations [de l’avant-garde] sont devenues des répétitions rituelles : la rébellion devenue procédé, la critique rhétorique, la transgression cérémonie ». Le conformisme social pèse sur les épaules des commissaires qui ne veulent en aucun cas troubler les visiteurs.

Je me souviens de cette longue séance dans l’atelier de Velickovic pour sélectionner les œuvres qui devaient être présentées à Montélimar lors d’une rétrospective, en septembre 2010 : impossible de leur faire accepter une grande toile d’une parturiente accouchant d’un… rat. Ces dames-patronnesses veillaient, au point que l’adjoint au maire me prit à partie dans un coin pour me dire que j’avais raison mais qu’il ne cèderait pas. Les harpies étaient du voyage. Lesquelles, manifestement, furent muselées à Toulouse deux ans plus tard (un miracle !) lors de la grande exposition des Abattoirs… car il ne doit pas y avoir de morale dans l’art !

Or cet état d’esprit est planétaire, la censure s’est développée « de fait » : les conservateurs s’épient et décident d’exposer et/ou d’acheter en prenant bien soin que leur choix s’accorde à celui de leurs confrères. Alors, comment parvenir à montrer de la peinture (qui ne serait pas consensuelle) avec une telle mentalité ? Que sont devenus les grands esthètes philanthropes comme Pierre le Grand ou Catherine qui osèrent s’ouvrir à la « décadence » de l’art « dégénéré » si honnis par les fascistes (les mêmes sous des habits différents qui régentent aujourd’hui notre pensée) ? Qui osera lancer les Grands Travaux de la peinture ? Certainement pas messieurs Pinault et Arnault qui n’œuvrent qu’à leur seule postérité…

La peinture est désormais entrée dans le domaine des variétés, comme tout le reste (musique, cinéma, littérature, etc.) : c’est la victoire de l’entertainment à l’américaine. Prenons le pari : d’ici peu les journaux d’infos seront coupés par de la pub, comme aux States. C’est déjà le cas sur les chaînes tout-info ? Attendez de voir quand TF1 osera la coupure de 20h15…

 

« Le résultat est sous nos yeux : ne subsistent plus sur les cimaises que les produits, aussi calibrés et uniformisés que les denrées d’un supermarché, d’un style moderne international dont la valeur d’usage, au regard du conservateur, semble se mesurer à sa valeur d’échange. Pis qu’une uniformisation, un nivellement. »

 

Quelle que soit la ville, quel que soit le musée visité, vous ne pourrez échapper au Pollock de service, au Rothko de service, à la énième version du carré de Josef Albers, aux bandelettes de Buren, à la graisse en morceau de Josef Beuys, à la goutte de sang de Hirst, etc. afin de vous saouler définitivement avec la question d’héritage de l’art moderne. Tous en un, un par tous. Alors, quel salut pour la peinture ?

Ne devrait-on pas envisager sérieusement un retour au régional, au local, au particulier, j’entends au concret, au discret, à l’intime… Regardez combien les musées de province sont plus entreprenants que les grands noms parisiens, marseillais, lyonnais… Allez donc vous dessillez les yeux à Alès, Tours, Amiens, Sète, au Carré Sainte-Anne de Montpellier... Il ne doit pas y avoir d’eugénisme dans la peinture !
Il n’y a pas de langue universelle de l’art mais un génie de l’art d’un peuple – tout comme il demeure un génie de la langue, n’en déplaise à madame Vallaud-Belkacem. Et une spiritualité de la matière qui, elle aussi, se trouve désormais bannie voire conspuée sous le sceau infamant de la laïcisation de l’art à tout prix, et quel prix !

Comparant les bleus et les ors de Fra Angelico aux bleus et aux jaunes de Vermeer, Julien Gracq fait l’amer constat que « depuis Byzance et l’Angelico, la peinture n’a jamais plus osé – le pouvant – revêtir l’habit de lumière ». D’autant qu’avec les composés industriels d’aujourd’hui les peintures sont instables et virent souvent après bien peu d’années. Adieu le rouge vermillon qui, mélangé au jaune de Naples – lui aussi disparu – et au blanc d’argent fournissait la base de toutes les chairs, offrant l’apothéose de la sensualité au XVIIIe siècle. Le bleu de cæruleum, le violet de cobalt eux aussi chers disparus, mais qui se soucie d’un rendu de ciel, d’un touché de peau ?

Quand on en arrive à ce qu’un DJ manquant cruellement de discernement (et d’intelligence) se compare à Bach, il est alors logique que des boues chimiques servent de pigments sans que personne n’y trouve rien à redire. Or, si les terres de Vermeer ont bien disparu, si les tableaux reconnus font aussi le deuil des couleurs, des tons, de la gamme et, par effet de miroir, dispersent à tous les vents le savoir-faire ancestral du peintre et son alliance avec le monde, cela menace alors l’ordre du savoir, donc l’ordre de l’humanité. D’où le danger de n’avoir plus qu’un art contemporain officiel qui entérine la fin d’un monde. Car la peinture ne témoigne plus de l’adaptation de l’homme en son milieu, ne porte plus cet "habit" si cher à Gracq mais témoigne, à l’inverse, d’une désaffection progressive.

Sous couvert d’égalité, de droit(s) de l’Homme, d’ouverture à l’Autre, toutes les aspérités sont supprimées, on ne "voit" donc plus rien ! L’abstraction marque l’affirmation d’un sentiment croissant d’anxiété spirituelle, d’un malaise sociétal, une agoraphobie spirituelle : si l’on pouvait encore voir le monde à travers les yeux du Titien, du Caravage, quelle avancée de la visibilité peut-on percevoir dans l’œuvre d’un Malevitch, d’un Mondrian, d’un Kandinsky ? Soyons honnêtes : le carré blanc sur fond blanc, l’orthogonalité ou le vibrion ne se trouve dans cette « loi fondamentale, si cachée soit-elle, qui ramènerait la diversité des formes à l’unité » que Goethe crut un jour trouver à Palerme dans son Urpflanze.

Or, le jeune Mondrian peignait de remarquables études de chrysanthèmes jusqu’à sa crise de la cinquantaine (il continua en cachette pour de riches collectionneurs) où il congédia la nature et l’amour… à l’image de l’art de notre temps qui est devenu un jeu stérile suite à la perte des mythes capables de le nourrir et de le justifier (Francis Bacon).

 

« Là où il n’y a plus de dieux, règnent les spectres. »

Novalis

 

Originellement paru en 1983, cet essai est – malheureusement – toujours d’actualité, et risque bien de devoir rester sur votre table de chevet quelques temps encore… Sinon, au lieu de perdre votre temps dans les grands musées nationaux, allez directement à la rencontre des peintres de demain, c’est-à-dire ceux d’aujourd’hui qui (sur)vivent dans leurs ateliers. Ils seront toujours enclins à vous ouvrir leur porte…

 

Was Ich nicht gezeichnet habe, habe Ich nicht gesehen.

(Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu).

Goethe (Carnets, Voyage en Italie)

  

François Xavier

 

Jean Clair, Considération sur l’état des Beaux-Arts – Critique sur la modernité, Folio Essais n°605, juin 2015, 208 p. – 6,40 euros

2 commentaires

Des empilements vains,  l'arrogance des cerneurs de vide devenus artistes officiels, une laideur militante obligatoire et le pire, la désincarnation systématique. Ce sont quelques uns des symptômes de l'art post-bidule effondré. Pour résister, les essais de Jean Clair sont indispensables. Ils m'aident à ne plus être dupe des lobbies contents pour rien.

Excellent!  "« Peu d’époques comme la nôtre auront connu pareil divorce entre la pauvreté des œuvres qu’elle produit et l’inflation des commentaires que la moindre d’entre elles suscite. »

Ca me rappelle une visite (par curiosité malsaine)  de Beaubourg, où un gribouillis informe au stylo BIC  baveux, froissé mais récupéré dans la poubelle d'un artiste célébre (et accessoirement  très "bankable") par un fan, était enchassé  au mur avec un respect et une admiration sans bornes,  comme s'il se fut agit d'une vraie esquisse de  Leonard.

 

A côté, une notice explicative  intello-verbeuse et absconse détaillant sur deux pages les intentions profondes du maître et la signification sociale et existentielle de son œuvre. Hilarant. Et consternant, s'agissant d'un musée national censé donner le ton du bon goût en matière d'art, et éduquer le bon peuple à la culture.

En réalité, les VRAIS peintres actuels, les artistes créatifs, à technique irréprochable, les novateurs techniques , les maîtres de l'innovation graphique et technique (aérographe , numérique, 3D, etc),  il faut les chercher dans le monde de l'animation, des jeux video et dans l'illustration ou la BD.

Là sont les vrais Vinci de demain, et la comparaison avec les clowneries ineptes et commerciales d'un Jeff Koons ou les  panneaux de goudron d'un Soulages   est cruelle. Pour eux et pour le milieu de l'art.

Constat identique pour la musique, avec la dégénérescence et la vacuité de l'art "officiel" subventionné (l'IRCAM) et ce que font les vrais musiciens dans le monde entier.