Jean-Claude Pirotte, Portrait craché : La mort est voyageuse

Jean-Claude Pirotte nous a quittés. Votre serviteur refuse cette formule : les meilleurs écrivains font tout pour ne pas nous quitter. Les dernières années de sa course terrestre, l’écrivain, sentant une menace planer au-dessus de lui, noircissait des carnets par dizaines, sans ratures. Des brassées de poèmes – qui seront publiés un jour prochain – et des proses. Celle qui nous arrive par la poste de l’au-delà est magnifique. Son titre : Portrait craché. Un jeu de mot nous fait lire aussitôt Portrait caché, ce que confirme le masque qui tient lieu de couverture.

 

Le narrateur, double de l’auteur lui-même, s’est installé à Namur où le cancer l’assigne à résidence. Il se serait bien passé de ce retour à la case départ, à cet exil au pays de l’enfance, lui qui, avec sa compagne, venait de s’installer en Champagne. Mais voilà, soumis aux métastases et à la réclusion, aux médecins qui se battent pour le tirer des pinces du crabe, il contemple la ville du haut des remparts et la revoit tout comme lui plus jeune dans ses habits d’antan. Il prépare son café, roule une cigarette et s’apprête à soliloquer devant la Meuse lointaine – à moins que ce ne soit la Sambre –, qui lui rapporte les fantômes de sa jeunesse. Qu’est-ce que survivre au fond ? Telle est la sempiternelle question de l’homme en proie au recensement des douleurs, à la lutte éperdue avec cette autre forme de vie, les derniers moments de la vie. De toute façon, Pirotte le confesse avec une rare sincérité : il a toujours bataillé avec la mort, avec ce besoin habituel d’être mort qui le faisait douter d’être en vie.

 

La maladie est là, les séances de chimiothérapie le rapprochent de ses semblables malades, dans l’entre-deux des morts-vivants qui luttent, pleins d’espoir pour leur vie. Maniant le scalpel d’un humour noir belge qui rappelle la fantaisie hallucinée de Michaux – lui-même né à Namur –, le malade ne se plaint pas. Certes, son visage paralysé effraie la petite fille croisée à l’hôpital, mais la vie est là, encore et toujours, jusque dans ses derniers retranchements. La mort n’a qu’à bien se tenir. Le reclus de l’appartement sans rideaux bercé de la lumière la plus crue s’interroge de temps à autre : La mort s’attarde à tel point qu’il lui arrive de se demander s’il n’est pas déjà de « l’autre côté ». Pour se distraire des infinis glacés qui l’attendent, Pirotte s’est constitué un rempart de livres, imprimés, recueils, carnets, qui le tiennent à l’abri, pour un temps, de celle qui le traque depuis tant d’années.

 

Pirotte égrène les analgésiques qu’il a consommés tout au long de sa vie pour dissiper le brouillard moral dans lequel sa mélancolie l’a souvent maintenu. Les livres soignent, apaisent, guérissent : quelques rangées de livres le rassurent sur son destin. Du plus loin qu’il se souvienne, Pirotte était familier de cette famille encombrante des livres qui prolifèrent. Sans eux, il se sentait perdu, incomplet, mutilé. L’écrivain, sans détour, rappelle aux amateurs de tablettes et autres consommateurs d’écrans dévorants dévorés que les livres font échec au temps. La paresse de Perros, l’émerveillement de Dhôtel devant les banalités quotidiennes, les courbes paysagère de Marcel Arland ou celles, lumineuses, de Jacques Chardonne, Jacques Audiberti, Paul-Jean Toulet, Pierre Mac Orlan, Henri Thomas et tant d’autres auront tenu l’ennui à distance et borné le temps derrière les murs du temps. Les livres de chevet débordent ou manquent à l’appel de cette autre maison qu’il ne peut rejoindre. Mais surtout, il y a les Pensées de Joseph Joubert, vademecum de l’auteur depuis l’enfance, une drogue douce au goût de pavot. Un résumé de littérature avec ses lettres de créance.

 

La souffrance est un drôle de pays pour Jean-Claude Pirotte, qui finit par trouver certain agrément d’avoir à se battre à mains nues avec l’ennemi invisible. Et de citer Chesterton en mémoire de son grand-père : L’inconvénient à toujours préserver la santé du corps, c’est qu’il est bien difficile d’y parvenir sans détruire la santé de l’esprit. Les métastases secondes ne sont pas plus faciles à éradiquer, admet le malade, en paix avec lui-même, au fur et à mesure que les carnets de poèmes se remplissent. Ecrire des poèmes est une seconde nature. Joie de vivre, pleine et entière. Enfin !

 

L’humanité moribonde ne sait pas lire à travers les écheveaux de signes que lui tend le destin. Pirotte allégorise cette fin dernière qui est la sienne – avec ou sans longue maladie – : L’épidémie de cancers est un avertissement que l’humanité ne semble pas encore prête à prendre en compte. Mais Pirotte ne moralise jamais, il ironise tout au plus, s’efforçant d’espérer un monde meilleur  – qui est à portée de nos mains puisque le monde est enchanté, selon les mots de Joubert. La mort n’est pas adulte, elle est une jeune fille avec qui partager les plus sombres secrets, mais aussi les joies les plus inattendues. Survivre est un miracle quotidien.

 

Jean-Claude Pirotte ne voulait pas mourir à Namur. C’était pour lui démériter d’une vie voyageuse où l’on s’arrête aux tavernes quand on le souhaite, pour bavarder avec qui l’on veut, le temps qu’il faut. Le temps de l’enfance n’a pas de fin pour le voyageur de l’au-delà. La mort est voyageuse. Je ne sais à quoi je souhaite en venir sinon à cet indéfinissable état d’absence de tout bruit à l’extérieur comme à l’intérieur de moi-même, afin de… quoi donc ? D’accueillir la mort en quelque sorte de lui faire place nette.

 

Frédéric Chef

 

Jean-Claude Pirotte, Portrait craché, Cherche-Midi, août 2014, 192 pages, 16, 50 €

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