Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête : Zone de Lecture Prioritaire

Jean-François Paillard est sans doute l’une des voix les plus singulières du roman français contemporain. « Voix » plutôt que style, car quelque chose s’installe derrière les yeux, dès les premières phrases, et, du dedans, cela parle, dérape, hésite, revient, s’interrompt, reprend, indéfiniment. « Singulière », parce que rares sont les auteurs aujourd’hui qui, sans cynisme ni complaisance, misent sur le Roman pour une confrontation à complexité égale avec le Réel, et gagnent leur pari. « Contemporain » puisque nous sommes ici plongés dans la dimension zéro d’un présent désespérément itératif et repu de sa propre vacuité ; dans cet Empire qui, par définition, ne peut qu’empirer ; dans ce « monde imminent », le nôtre.

 

Sous le naturel apparent qui caractérise l’écriture de Pique-nique dans ma tête se dissimule une prose éminemment exigeante, et, malgré son découpage en courts chapitres, ponctués de monologues livrés par à-coup, l’œuvre est régie par une étonnante cohésion interne. La syntaxe de Paillard est un ciment à prise rapide : elle est inextricablement liée à une énonciation diffractée et à une narration pour le moins déroutante. Ces trois aspects, que tout concourt pourtant à atomiser, font bloc, corps et sens.

 

Après avoir dit cela, rien n’a encore été révélé du fond du propos, d’une simplicité qui pourrait être qualifiée d’enfantine, si l’enfance n’y était si malmenée. Le fond du propos donc, c’est le retentissement des discours sécuritaires, hygiénistes, normalisateurs, nivellateurs sur nous, les Derniers Hommes. C’est cette société où les ados, les créatifs, les managers et les précaires en oublient qu’ils ne sont que des mortels, à force d’appliquer aux victimes de leurs jeux vidéos, à leur portable ou à leurs contrats la même devise : « Un de perdu, dix de retrouvés ». C’est cette consultation où le généticien vous évoque froidement un « risque » hypothétique et vous livre un package « cas de conscience » quand, les mains sur un ventre déjà pulsatile, vous ne voudriez entendre que le mot « vie ».

 

Jean-Luc Prieur, le narrateur, éprouve des difficultés à remonter à la surface. Son angoisse, il la transbahute jusque chez son éditeur, qui l’a convié à participer, avec sa petite famille, à une partie de campagne. La pression augmente lorsqu’il s’agit de rendre des comptes sur ce qu’on écrit en ce moment, un roman ?, tiens tiens, et ça raconte quoi ? Du coup, Jean-Luc manœuvre un repli, en se réfugiant dans un coin de cauchemar bien à lui, cadre de son prochain opus : une contre-utopie urbanistique, entre ghetto de Varsovie et Zone de Regroupement Prioritaire futuriste. Mais, nonobstant leur cinq mètres de hauteur, les cloisons de cet enfer aseptisé sont moins étanches que le croit Jean-Luc et, bientôt, réalité et fiction se superposent sans solution de continuité.

 

Pique-nique dans ma tête est une tranche d’émotion pure, portée par une oralité vibrante, qui nous donne à penser notre rapport à la gestation (d’une œuvre, d’un destin) face à cette galopante obsession de sélection qui nous est imposée à chaque échelon de l’existence, dès l’utérus. C’est surtout un livre-piège, magistralement verrouillé. Il ne se ferme et ne s’ouvre qu’à la dernière page.

 

Frédéric Saenen

 

Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête, Éditions du Rouergue, août 2006, 230 pages, 16 €

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