Louis de Funès — Petites et grandes vadrouilles

Tu seras un homme-orchestre, mon fils…


Biographie « à l’américaine » (autrement dit témoignant d’un immense travail de recherche) sur un sujet on ne peut plus français.


Les éditeurs français n’avaient pas attendu que l’on célébre le centième anniversaire de sa naissance pour publier divers ouvrages sur Louis de Funès, mais la majorité d’entre eux — y compris le recueil de souvenirs composé par ses propres fils, Patrick et Olivier — étaient un peu légers, quand ils ne donnaient pas franchement l’impression d’avoir été faits à la va vite.


Tout autre est le livre de Jean-Marc Loubier publié chez Laffont et intitulé Louis de Funès — Petites et grandes vadrouilles. Cinq cents pages, dont une bibliographie impressionnante et deux pages de remerciements qui ressemblent à maints égards à une rubrique nécrologique : cette biographie est visiblement le résultat de plusieurs décennies de recherches, et nombre de témoins interrogés par l’auteur — Gérard Oury, Pierre Mondy, Jacques Villeret, pour n’en citer que trois — ne sont plus de ce monde. Pour une fois, la quatrième de couv’ semble ne pas mentir : voici la biographie « définitive » de Louis de Funès.


De Funès, bien sûr, ne plaît pas à tout le monde, mais l’examen de sa carrière, qui s’étale sur un demi-siècle, mérite de retenir l’attention même de ceux qu’il horripile : on ne croise pas seulement des Galabru ou des Jean Lefebvre au fil de ces pages. On rencontre aussi, même si c’est parfois d’un peu loin, Sacha Guitry, Jean-Paul Sartre, Roman Polanski. Croyez-le ou non, Claude Chabrol a été figurant dans l’un des Gendarme... Et l’on ne doit pas oublier que de Funès a longtemps été autant un comédien de théâtre qu’un acteur de cinéma. Il entretenait d’excellents rapports avec Jean Anouilh, même s’il ne se privait pas d’ajouter au texte de la Valse des toréadors quelques improvisations personnelles. Cette monographie  est donc loin d’être « mono ». Loubier, qui a bénéficié du soutien de la famille de Funès dans ses recherches, révèle certains aspects intimes de l’homme, mais l’ampleur du succès que remportaient des films tels que les Fantômas ou le Corniaud — même les « Bond » devaient s’incliner devant de tels rivaux — l’amène à traiter souvent d’aspects généraux de la production cinématographique française des années soixante jusqu’au début des années quatre-vingt.


Paradoxalement, l’ouvrage est un peu lacunaire quand il entend traiter de Louis de Funès comédien. On aurait parfois aimé un peu plus de distance critique. C’est toujours du bout des lèvres que Loubier signale qu’un film est mauvais, même quand le film en question est franchement exécrable. Une formule revient, telle une litanie : « La presse ne s’est pas montrée tendre à propos de…, mais le public est enthousiaste ! » Certes, le public a été enthousiaste à l’époque, mais le serait-il encore aujourd’hui ? Hibernatus est un film d’une grande platitude. L’Avare est un devoir d’élève vite soporifique. Le Tatoué est un modèle de vacuité. Fantômas contre Scotland Yard a des allures de spectacle de patronage. L’Homme-orchestre voudrait nous faire croire que quelques pas de danse peuvent faire office de scénario. Et certaines scènes des derniers Gendarme sont lugubres, tant elles sont lourdes et vulgaires.


On nous dira sans doute que les (innombrables) rediffusions de ces films à la télévision ne manquent jamais, aujourd’hui encore, de pulvériser l’audimat et de prouver ainsi l’universalité du génie comique de de Funès. Mais on oublie que les téléspectateurs d’aujourd’hui ne sont plus exactement ceux d’il y a trente ans ; que la télévision est essentiellement devenue une distraction d’adultes, les ados se penchant beaucoup plus sur l’écran de leurs smartphones ou sur leurs tablettes. Les gens qui voient aujourd’hui des « de Funès » avec plaisir sont essentiellement ceux qui les revoient. Parce que, bons ou mauvais, ces films leur rappellent leur jeunesse. La génération qui ne les a jamais vus leur trouvera-t‑elle quelque intérêt, si tant est qu’elle ait jamais envie de les découvrir ? L’auteur de ces lignes a eu la surprise de se trouver il y a quelques années face à une classe d’hypokhâgneux qui, bien sûr, avaient entendu parler de de Funès, mais qui, tous autant qu’ils étaient, ne savaient pas ce qu’était la série des Gendarme…


On nous dira peut-être aussi que le génie de de Funès est à trouver dans de Funès lui-même, dans telle scène mémorable, plutôt que dans tel ou tel film pris dans son ensemble. Si, par exemple, certaines séquences du Corniaud semblent aujourd’hui un peu appliquées, celle de la réparation de la voiture en musique reste et restera un morceau d’anthologie. Malheureusement, l’ouvrage de Loubier est là pour nous dire que, le succès aidant (?), de Funès entendait tout contrôler et ne se contentait pas d’être un « interprète ». Lui-même d’ailleurs s’en vantait ouvertement dans certaines interviews, mais le témoignage le plus accablant à ce propos est celui de Michael Lonsdale. Lorsqu’il arrive pour la première fois sur le tournage d’Hibernatus, il s’étonne de voir le voyant rouge (« On tourne ») à l’entrée du plateau : ne vient-il pas de croiser il y a deux minutes le réalisateur, Édouard Molinaro, dans la cafétéria du studio ? Mais celui-ci lui explique un peu plus tard que de Funès — avec qui il a pourtant déjà travaillé deux ans plus tôt en réalisant, au moins officiellement, Oscar —, ne veut pas de sa présence lorsque les caméras sont en marche.


Caprices de diva, ivresse de tyran ? Ou simple perfectionnisme ? En fait, il est probable que ces deux aspects étaient liés et que, comme souvent, l’Enfer était pavé de bonnes intentions. Le succès de de Funès, comme on sait, est arrivé tard. Très tard. Il a déjà traversé une centaine de films lorsque triomphe le Corniaud. Entre la Traversée de Paris, où, nous expliquent tous les historiens du cinéma, on-le-remarque-vraiment-pour-la-première-fois, et Fantômas, dix ans s’écoulent. Oui, comme le suggère le sous-titre du livre de Loubier, il a fallu bien des petites vadrouilles avant d’accéder à la grande.


Comment de Funès n’aurait-il pas eu peur de perdre du jour au lendemain la gloire qu’il avait mis tant de temps à acquérir ? « If you can meet with Triumph and Disaster / And treat those two impostors just the same… », avait dit Kipling, mais il n’est pas si facile de faire de cette hypothèse une réalité. De Funès avait réglé la question en jouant constamment un double rôle, pratiquement dans chacun de ses films, celui du petit chef : obséquieux avec ses supérieurs, détestable avec ses subalternes. Gérard Oury dit quelque part qu’il réussissait le miracle d’être constamment odieux sans jamais être antipathique. Magie du théâtre dans le théâtre. Ces oscillations de Janus, ces va-et-vient de faux-jeton, même s’ils passaient par un jeu caricatural et outrancier, sonnaient vrai la plupart du temps : elles étaient à n’en pas douter la manifestation extérieure, à travers ses personnages, de l’angoisse intérieure qui habitait le comédien (qui, d’ailleurs, sut se montrer parfois généreux à l’égard de camarades qui traversaient une mauvaise passe). Et c’est cette sincérité, miroir de l’incertitude existentielle qui habite finalement tout un chacun, qui fait que Louis de Funès est définitivement entré dans l’histoire du cinéma, même si l’on ne saurait en dire autant de tous ses films. Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo. Louis de Funès était un fou qui craignait de se prendre pour Louis de Funès.


FAL

 

Jean-Marc Loubier, Louis de Funès — Petites et grandes vadrouilles, Robert Laffont, mai 2014, 22,50 eur

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