Jean-Patrick Manchette, Le Parfum de la Série Noire

La Série Noire n’est pratiquement plus qu’un souvenir. Mais l’œuvre de Jean-Patrick Manchette n’est pas pour autant en chômage technique. Cinéma, bandes dessinées, théâtre… Elle ne décline pas — elle
se décline.


La réalité est l’unité de ce qui existe

et de l’apparence de ce qui existe.

JPM


Tir groupé. Le Salon littéraire a récemment rendu compte de la publication, chez Rivages/Noir, des Chroniques de cinéma de Jean-Patrick Manchette parues à l’origine dans Charlie Hebdo, mais cet ouvrage n’est qu’une goutte d’eau dans la vague manchettienne qui se profile et qui s’enfle depuis quelques semaines. Après la réédition en Folio du très épais Journal (près de mille pages) en mars dernier, la sortie ce mois-ci du film The Gunman (avec Sean Penn) nous invite à relire, toujours en Folio, le roman dont il s’inspire, à savoir la Position du tireur couché. On verra plus loin le détail des autres « déclinaisons » en préparation, dans le domaine cinématographique ou dans celui de la bande dessinée.


Manchette n’est peut-être pas encore tout à fait mûr pour entrer dans la Pléiade, mais une chose est sûre : son œuvre s’est définitivement évadée du genre dans lequel elle était initialement inscrite. Cependant, à vrai dire, la citrouille était déjà carrosse dès le départ. Quand on relit aujourd’hui certains passages de la Position du tireur couché, on n’est pas loin d’être ahuri : comment les responsables de la Série Noire de l’époque pouvaient-ils accepter sans sourciller ces longues digressions hypertechniques sur la composition et les vertus de telle arme à feu ou sur certaines théories politiques ? Certes, la Série Noire comptait dans les années soixante-dix une large proportion d’étudiants et d’intellectuels parmi ses lecteurs, mais souhaitaient-ils vraiment découvrir dans cette collection marquée par des titres aussi créatifs que la Pizza brûle, Fantasia chez les ploucs ou Entourloupe dans l’azimut des pages qui auraient eu leur place dans une thèse sur la philosophie allemande du XIXe siècle ?


Inutile de préciser que ce sont ces contradictions, sans lesquelles il ne saurait y avoir de vraie littérature — car la littérature d’évasion n’est intéressante que si elle est aussi d’invasion, autrement dit lorsqu’elle nous renvoie à nous-mêmes — qui ont fait, et qui font aujourd’hui encore les délices du lecteur. Comme on le verra dans les entretiens qui suivent, Manchette ne respectait pas les règles qu’il « aurait dû » suivre, mais, inversement, s’imposait lui-même des règles que personne ne lui imposait. Bref, il ressemblait sans doute un peu, beaucoup même, à ces anarchistes de Nada qui, nonobstant le nom de leur groupe, ne sont en rien nihilistes. Le désarroi exprimé par Mariangela Melato au moment de sa mort dans le film de Chabrol mérite à cet égard de rester à jamais dans l’histoire du cinéma : on voit sur son visage que ce n’est pas tant le fait de mourir qui la désespère ; c’est le fait qu’elle ait pu être descendue froidement par les forces dites de l’ordre. En d’autres termes, elle créditait autrui de scrupules qu’elle n’aurait peut-être pas eus elle-même. C’est évidemment un raisonnement un peu tordu, mais qui ne traduit pas moins chez elle la présence d’un idéal.


Manchette ne cesse de jouer sur ces décalages, dans un sens ou dans un autre. C’est ce jeu, dans tous les sens du terme, qui permet au lecteur d’être, pour reprendre la formule de Proust, le second auteur du texte qu’il lit. Tic de style manchettien régulier : on suit son tueur à gages depuis plusieurs pages ; il n’y a personne d’autre en vue ; il suffirait donc, dans la logique des choses, d’employer pour le désigner le bon vieux pronom « il ». Eh bien, tout d’un coup, Manchette ne dit plus « il », mais « l’homme ». Comme s’il se détachait et nous détachait de ce héros peu recommandable. Comme si, lassé d’un gros plan trop intime, il passait au plan large pour marquer qu’en aucun cas il ne saurait être confondu avec son héros. On pourrait parler aussi de la manière dont il s’amuse à tordre ici ou là la concordance des temps, transposition syntaxique de l’amertume de ces Ulysse qui découvrent à leur retour qu’Ithaque n’est plus l’Ithaque qu’ils avaient laissée. Bref, ce n’est pas par hasard qu’un des romans de Manchette porte un titre qui est un clin d’œil à Rimbaud. Manchette était un élève doué en composition française qui décida un jour qu’il serait plus amusant d’imaginer des décompositions françaises. Les gens du Nouveau Roman avaient tenté le coup, mais, franchement, ce n’était pas aussi drôle.


On trouvera ici deux entretiens avec Doug Headline, fils de JPM et gardien de la flamme. Le premier, très récent, porte principalement sur la place désormais occupée par Manchette dans la littérature et le cinéma. Le second, qui porte avant tout sur leJournal de Manchette, était déjà paru il y a sept ans, à l’occasion de la première publication de celui-ci, dans la revue 813. Revue discrète à l’origine, mais de plus en plus diffusée à l’occasion de festivals et dans les bibliothèques et à laquelle on peut s’abonner en allant sur le site http://www.blog813.com/mail/form. Nous remercions vivement Jeanne Guyon, qui avait réalisé cet entretien avec Doug Headline, de nous avoir autorisés à le reproduire ici. (La version que nous en donnons est un peu plus courte que la version originale, certaines informations qui valaient en 2008 ne présentant plus le même intérêt aujourd’hui.)



Manchette n’est-il pas le seul survivant des Français de la Série Noire des années soixante-dix-quatre-vingt ? ADG et Alex Varoux avaient sans nul doute des qualités, mais qui les lit encore aujourd’hui ?


Doug Headline <> Effectivement, la grande majorité des auteurs français de romans policiers apparus dans les années soixante-dix qui ont pratiqué ce que Manchette avait baptisé par dérision le « néo-polar » n’ont plus de livres au catalogue des maisons d’édition. Et, par conséquent, on ne les lit plus. Il faut dire que la plupart n’étaient pas de grands stylistes... À mon sens, Pierre Siniac reste avec Manchette l’auteur le plus original et le plus intéressant de la période, un talent singulier et unique, mais il y a aussi des précurseurs comme Jean Meckert (alias Jean Amila) ou Francis Ryck qui sont intéressants. Les auteurs apparus dans les années quatre-vingt qu’on lit encore aujourd’hui, ce sont ceux qui ont assez vite échappé au cadre de la Série Noire pour faire carrière dans la littérature blanche ou diversifier leur production : Pennac, Benacquista, Daeninckx. Mais on a du mal à imaginer à présent qu’il y a eu brièvement, à cette époque, autant d’auteurs et autant de collections de polars français.


Manchette se sentait-il serré aux entournures dans la Série Noire ?


Non, et il n’a jamais cherché à sortir de la Série Noire, au contraire de certains auteurs. Après 1990, il se posait simplement la question de savoir où publier son nouveau cycle, les Gens du mauvais temps, qui commençait avec la Princesse du Sang. Il aurait probablement décidé de le faire paraître hors collection chez Gallimard, car, entre 1981 et 1995, la Série Noire avait beaucoup changé. La reprise des titres en Folio était, d’abord, une volonté de l’éditeur visant à élargir le lectorat potentiel, puis il y a eu une sorte de dilution de la Série Noire dans Folio avec la création de Folio Policier. Et dès lors, la Série Noire du temps de Jean-Patrick Manchette n’existait plus.


Manchette ne dépassait-il pas de toute façon le cadre de la Série Noire par l’ambiguïté — pour ne pas dire par l’ironie — toute littéraire qui caractérise sa prose ? Quand, dans la Position du tireur couché, il cite, en italien dans le texte, deux couplets complets d’un opéra, est-ce parce qu’il aimait l’opéra ou parce que l’opéra lui sortait par les oreilles ?


Il aimait beaucoup l’opéra et en écoutait souvent, notamment les interprétations de Maria Callas. Il travaillait souvent en écoutant France Musique et FIP 514 pour le jazz, le classique et l’opéra.


De la même manière, à propos de ses personnages, on ne sait jamais vraiment s’il les aime bien ou s’il se moque d’eux, ce qui fait que, finalement, tous les lecteurs peuvent se retrouver dans ses histoires.


Parmi les personnages principaux des « Série Noire », Gerfaut, le héros du Petit bleu de la côte ouest, et le détective privé Tarpon et ses acolytes, Charlotte et Haymann, sont les plus positifs. Des gens sympathiques, bourrés de défauts, plutôt ordinaires. C’est peut-être ce qui rend l’identification facile. Aimée, l’héroïne de Fatale, Julie Ballanger dans Ô Dingos, ô châteaux !, les anars de Nada et même le tueur Martin Terrier sont tous attachants à cause de leurs failles profondes, de leurs faiblesses : Aimée et Julie souffrent de blessures secrètes, les membres du groupe Nada et Terrier sont aveuglés par leurs rêves impossibles. Ivory Pearl, Sam Farakhan et Maurer dans la Princesse du sang sont plus directement des héros au sens hollywoodien du terme. Mais aucun d’eux n’est sans défaut.


Vous dites vous-même, dans la préface que vous avez écrite pour le Journal, que Manchette se borne toujours volontairement à présenter l’extérieur de ses personnages, ce qui laisse toujours un doute sur leur « intérieur »…


Behaviorism, comme chez Dashiell Hammett. Style d’écriture qui consiste à relater les choses visibles, les actions, et non les états d’âme ou les émotions, ou les réflexions intérieures des personnages. Il revient au lecteur de saisir ce qui n’est pas dit. Voici un passage d’une lettre de Manchette à l’un de ses traducteurs où il détaille la méthode d’écriture de la Position du tireur couché :

« J’aurai fini cet exposé technique démesuré quand j’aurai ajouté que — tu l’auras sans doute remarqué —les indications sur la vie intérieure des personnages sont systématiquement données en termes de description extérieure. Il y a bien sûr quelques exceptions à cette règle, mais il y a aussi des tournures délibérément alourdies : je n’en ai pas d’exemple présent à l’esprit, mais on doit trouver dans le texte des choses du genre “ Il avait l’air d’un homme étonné et peut-être furieux ” (au lieu d’un simple “ Il était étonné et même irrité ”). Ces tournures descriptives et parfois curieusement longues et insistantes doivent bien sûr être traitées avec la même “ lourdeur ”. Un exemple — d’ailleurs sans lourdeur ni allongement — est, page 38, l’absence totale de description psychologique d’une émotion violente, remplacée par une simple observation visuelle (“ Une mince ligne blanche était apparue tout autour de sa bouche. ”). »


Manchette n’a jamais été oublié pendant les trente ans qui viennent de s’écouler, mais pourquoi tout d’un coup cette abondance de rééditions ou de « produits dérivés » ? Journal + chroniques de cinéma + le film Gunman, sans parler des adaptations en bande dessinée et de l’édition américaine de la version Tardi de Ô Dingos, ô châteaux ! dont vous avez-vous-même assuré la traduction…


Tout simplement, cette année marque le vingtième anniversaire de sa mort (le 3 juin). D’où ces parutions et rééditions. Petite précision : les trois Tardi/Manchette sont désormais édités aux USA. L’adaptation en bande dessinée Fatale, par Cabanes et moi-même, va y paraître aussi, en décembre. L’intégrale complètement remaniée de notre adaptation de la Princesse du Sang sortira ici en fin d’année. Il y aura également un spectacle de théâtre tiré de l’inachevé Iris par la compagnie TOC au nouveau théâtre de Montreuil à l’automne, et un colloque universitaire international à Bordeaux début novembre. Les éditions et rééditions étrangères des romans se multiplient aussi. Ce regain d’intérêt est assez extraordinaire, il faut bien l’avouer ; il est aussi très stimulant. J’espère y avoir été pour quelque chose, n’ayant jamais cessé, depuis vingt ans, d’essayer de faire reconnaître l’importance de Manchette et de faire lire ses livres.

Pour les films, et pour toutes ces nouvelles adaptations au cinéma qui se préparent, c’est un peu les hasards du calendrier. Il a quand même fallu quelques années d’efforts pour que ces projets voient le jour. The (Prone) Gunman est ainsi resté en développement chez StudioCanal pendant huit ans... Côté américain, le West Coast Blues de Chris McQuarrie devrait se tourner l’année prochaine ; l’adaptation de Ô Dingos par Eric Singer (American Hustle) est sur le point de commencer ; celle de la Princesse du Sang, que j’ai écrite moi-même, est très avancée ; et on attend de voir qui adaptera Fatale. Une seule exception française à ce panorama américain : Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer, l’Étrange couleur des larmes de ton corps) vont tourner Laissez bronzer les cadavres au printemps prochain, sous l’égide de leur fidèle producteur François Cognard. On ne peut présager de la qualité finale de ces différents films, mais on peut espérer que, au moins pour certains d’entre eux, les adaptateurs ne se borneront pas à s’emparer des structures, d’ailleurs très simples, voire presque squelettiques, des romans, et sauront saisir ce qui fait vraiment l’intérêt et la force de ceux-ci.


On se dit, en lisant certaines pages de son Journal, que Jean-Patrick Manchette souffrait du même syndrome que Stephen King, qui explique qu’il oublie le soir la fatigue due à ce qu’il a écrit pendant la journée en commençant à écrire le roman suivant ! Ce Journal était-il pour Manchette une récréation ou un « terrain d’entraînement » ?


Je crois que c’était vraiment une récréation, un moment de calme dont il avait besoin au milieu de son travail, souvent envahissant et épuisant. C’était aussi une manière de prendre du recul sur sa vie et ses activités. Mais aucune activité ne l’intéressait davantage que l’écriture, même s’il adorait lire, écouter de la musique, voir des films ou jouer aux échecs.


Le manque d’argent est un thème récurrent dans certaines sections de ce journal. Quand les choses ont-elles commencé à s’arranger dans ce domaine ? Y a-t-il un roman précis (ou un scénario) qui a marqué « officiellement » la fin des vaches maigres ?


Je crois pouvoir dire que c’est avec l’achat par le cinéma de Ô Dingos, ô châteaux !, puis de Nada que tout s’est arrangé. Puis il y a eu les trois bouquins achetés par Delon et les commandes de scénarios pour le cinéma. Mais avant, il y avait effectivement eu des années où c’était la misère et le labeur incessant pour avoir de quoi manger.

La période d’aisance matérielle a, de toute façon, été modérée, et courte. Il faut garder en mémoire que Jean-Patrick Manchette n’avait pas du tout le goût du luxe et ne s’intéressait presque pas aux aspects matériels de l’existence, à partir du moment où il pouvait payer ses factures et disposait du confort nécessaire pour écrire. Il n’a eu que trois automobiles dans sa vie : une 2 CV, une Renault 4L et encore une 2CV qu’il a fini par offrir à une amie. Il a assez peu voyagé et il a en tout et pour tout réussi à s’acheter un appartement très mal insonorisé dans le XIIe arrondissement. Pas vraiment un bilan de carrière à la Sulitzer...


Y aura-t-il un volume 2 du Journal de Manchette, puisque le volume publié ne représente, dites-vous, qu’un cinquième de l’ensemble ?


A priori, non, pas de volume 2. Parce que je n’en vois pas l’utilité. Ce qui m’intéresserait, maintenant qu’on a vu à quoi ressemble ce curieux objet littéraire, c’est d’effectuer une sélection beaucoup plus drastique des vingt années qui restent. J’aimerais le faire à l’occasion d’un second volume de la collection Quarto, après celui qui a déjà regroupé tous les romans noirs de Manchette. Ce volume réunirait l’essentiel de tout ce qui n’est pas les romans noirs : œuvres de jeunesse, journal de 1975 à 1995, correspondance, nouvelles, scénarios, théâtre, sélection des chroniques, etc. Wait and see.


Vous êtes l’un des personnages récurrents de ce journal. Quel effet cela vous fait-il ?


C’est assez pratique quand on a besoin de repères biographiques sur soi-même. Je peux ainsi vous dire quel jour précis de 1973 j’ai vu pour la première fois Vera Cruz, par exemple. Épatant, non ?


Propos recueillis par FAL



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Entretien paru en 2008 dans la revue
813

à l’occasion de la publication de la première édition

du Journal de Jean-Patrick Manchette

(Extraits)


Le 8 mars 1969, Jean-Patrick Manchette, qui tient son journal depuis un peu plus de deux ans, s’interroge sur la nature de ce journal et sur les motifs qui le poussent à le tenir. Il note : « Évidemment qu’on écrit pour être lu autant que pour se relire soi. » En publiant ces quatre premiers cahiers, avez-vous le sentiment d’aller dans le sens de la volonté de votre père ?


Doug Headline <> Je ne sais pas si cela allait dans ce sens. En dehors de ce passage, en tout cas dans cette période-là, il n’y fait pas allusion. Je ne me souviens pas s’il y revient par la suite dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix. Disons que c’est à partir de cette phrase que nous nous sommes dit qu’il était possible de le faire.


Quand avez-vous pris connaissance de ce journal pour la première fois ?

Dans son intégralité, assez tard — il y a seulement quelques années. Mais au fil de l’écriture du journal, c’est-à-dire de 1966 à 1995, il arrivait que mon père nous en lise des passages, certaines phrases, certaines choses qui l’amusaient, et on le voyait régulièrement en train de l’écrire ; ce n’était pas quelque chose qu’il faisait dans son coin : il se mettait à la table du salon le soir, une fois sa journée de travail finie, après avoir regardé un film, ou au lieu de regarder le film diffusé, qu’il jugeait inintéressant, et il écrivait. On savait très bien qu’il tenait ce journal ; il le laissait traîner un peu partout.


Vous dites dans la préface que vous avez écrite pour ce Journal : « Seuls les comportements, les actes et les faits sont décrits et recensés, presque jamais les sentiments ou les états d’âme. » Peut-on alors parler de « journal intime » ?


Je pense que c’est un objet littéraire hybride. Manchette est peu prolixe sur les états d’âme, les mouvements du cœur et les histoires de vie intime, et sa vie intime ne passe peut-être pas par là. Non, ce n’est pas un journal stendhalien : il n’y a pas ces longs épanchements, ces longs discours qu’on trouve dans certains journaux d’écrivains. La méthode d’écriture suivie par Manchette me paraît très proche de celle de ses romans ; il y a là une sécheresse et une distance tout à fait palpables et assez uniques, tout comme son style de narration, dans ses romans, est assez unique.

Alors, est-ce qu’il est très intime ? je ne sais pas. Il l’est en ce sens qu’il révèle très intimement le caractère de la personne qui écrit, sa vision de la vie, sa façon d’aborder l’existence et le travail d’un écrivain. Disons qu’il n’est pas intime là où on l’attend.


On constate que le nombre de pages occupé par chaque année est inégal. Cela est probablement dû à Manchette lui-même, mais avez-vous pratiqué des coupes, et selon quels critères ?


Il y avait trente années de journal et une vingtaine de cahiers en tout. Autrement dit l’équivalent de quatre à cinq fois le volume que nous avons édité. Le choix a été fait de partir du début : la première entrée de décembre 1966 est bien la toute première, ce qui explique qu’elle est aussi une sorte de synthèse, de résumé que fait Manchette de lui-même au moment où il entame ce journal. Dans les trois premières années, il y a beaucoup de moments où Manchette n’écrit pas. Mais à partir de ‘69-‘70, il est vraiment dans un processus de régularité où il écrit tous les jours, ou tous les deux ou trois jours ; et c’est comme cela jusqu’à la fin, sauf lorsque la maladie l'en empêchait. Je pense qu’il s’était accoutumé à l’exercice, qu’il avait trouvé un rythme d’écriture, une méthode de narration de sa propre vie qui le satisfaisait.

Même en se limitant à cette période ‘66-‘74, on se trouvait devant un volume de texte énorme (plus d’un million cinq cent mille signes) ; et il fallait réduire tout cela pour en faire un objet facilement manipulable.

Les coupes ont été effectuées principalement à l’intérieur des articles découpés et collés, parfois très longs, qui auraient rompu l’agrément de la lecture. Certaines coupes brèves ont été demandées par le service juridique de Gallimard afin d’éviter d’éventuels soucis venant de gens qui auraient pu se sentir insultés — il y a parfois des jugements sévères, voire violents contre différentes personnes —, mais cela ne dépasse pas un ou deux feuillets en tout. Enfin, quelques détails d’ordre familial ont été enlevés, mais tout ça ne représente qu'une quantité infime de texte.


Vous avez pris le parti de ne pas ajouter de notes de bas de page qui auraient pu clarifier le contexte, expliquer qui sont un certain nombre de gens dont les noms ne disent rien au lecteur, ou éclairer des notions, des sigles...


Il y a eu, après la saisie initiale, une première étape de mise en forme réalisée par une préparatrice de copie très sagace et brillante ; nous avons vérifié tout ce qui était vérifiable, que ce soit les noms propres, les dates... Pour les notes, quelqu’un a soulevé la question dans un article en disant qu’il serait bien qu’on nous explique qui était qui ; personnellement, je ne suis pas pour l’explication de texte, parce que la lecture doit être aussi peu parasitée que possible par des éléments périphériques. Et puis, rien n’empêche le lecteur de faire ses recherches lui aussi. Il faut dire que beaucoup de gens cités appartiennent à la galaxie des oubliés de l’histoire. Il est intéressant, d’ailleurs, de voir que le milieu où Manchette gravite alors est un milieu où l’on trouve beaucoup de gens dont le nom a disparu avec le temps.


Manchette note dans l’entrée inaugurale du 29 décembre 1966 : « Il faut m’astreindre à n’écrire ici que lorsque je suis de bonne humeur… Il ne faut pas écrire de stupidités. » Même dans un espace dont vous dites dans votre préface qu’il est dépourvu de limites, Manchette se fixe donc des règles.


Cela rejoint un peu votre première question, celle de la destination de ce texte. Un texte si minutieusement contrôlé, jusqu’à sa graphie, m’apparaît comme un outil de travail, ou plutôt de réflexion, que Manchette s’était fabriqué, et qu’il contrôlait parfaitement, après en avoir perfectionné la forme. Dans les périodes où il n’était pas malheureux, il avait cet outil bien en main. Cela explique aussi qu’il ait envisagé une éventuelle publication. Je ne peux concevoir que quelqu’un d’aussi précis dans la façon dont il structure son propre journal intime n’ait pas imaginé que ce journal puisse un jour être publié. C'était un grand perfectionniste. Jusque dans les recoins les plus personnels de ses écrits : il poussait cela jusqu’à écrire les titres de films en petites capitales et les mots anglais en italique.


Dès le début du Journal, la plume de Manchette se révèle pratiquement telle qu’elle apparaîtra dans le reste de ses œuvres, qu’il s’agisse des romans ou des chroniques : jugements sans appel, style très châtié, mais télescopé par des expressions argotiques, voire vulgaires, rythme incisif de la phrase… A vingt-cinq ans, Manchette a déjà constitué son style.


Eh bien, c’est qu’il était diablement intelligent dès le début ! Ce qui est fascinant pour moi et pour les lecteurs aussi, je crois, c’est l’ampleur de la culture de cet auteur de roman noir, qui n’est en fait pas seulement un auteur de roman noir. Je suis frappé de voir à quel point il a une culture classique à la base. Trait singulier pour un auteur de polars, il avait des centres d’intérêt vastes, amples, complexes, allant de l’histoire politique à la philosophie en passant par la psychanalyse et le roman classique ! Ses lectures, ce sont Brecht, Hegel, Stendhal, Flaubert... Il lit énormément. On se demande d’ailleurs comment il trouvait le temps de lire autant, de voir tous ces films... Et d’écrire autant, parce que le volume de textes produit est phénoménal. Ce qui m’a intéressé, c’est de sortir de ce cliché de l’auteur qui écrit dix romans en dix ans, pour se plonger ensuite dans le silence.

Je pense qu’il faut resituer les dix romans de la Série Noire et leur pendant, les Chroniques, et expliquer qu’ils ne sont qu’un moment de la trajectoire. Cette trajectoire commence quand Manchette enfant noircit des cahiers de brouillon avec des bandes dessinées style Buck Danny, des pastiches de romans du Fleuve Noir/Anticipation dans la collection « Ruisseau gris » (!). Il y a déjà des cahiers d’écolier, de lycéen, remplis de romans, de faux mémoires de pilotes de chasse de la Seconde Guerre mondiale... Quand Manchette arrive à l’adolescence, il commence à écrire de la littérature. Du roman à la Roger Vailland, de la littérature inspirée par Kerouac, par des auteurs de la beat generation. Entre seize et vingt-deux ans, il est là-dedans, mais il n’est pas très content ; il refait vingt fois le début du même roman... Et puis comme la vie est là, il se retrouve avec une famille à nourrir, mais il se fâche avec ses parents qui lui coupent les vivres. Et c’est ainsi qu’il s’attelle à toutes les besognes qui peuvent passer à sa portée, ce qu’on voit dans le début du journal (à ce propos, Alfred Eibel a recensé soixante-seize travaux de commande pour cette période). Et puis, ce jeune homme qui essaie de gagner sa vie en écrivant tout et n’importe quoi va trouver sa voie, « par accident ». Il porte l’Affaire N’Gustro à Albin Michel où on lui dit en substance : « Vous m’avez l’air plein de talent ; allez donc porter ça à Marcel Duhamel. Ça va l’intéresser. » Et donc, il arrive à la Série Noire. Cela ne veut pas dire qu’il n’avait pas lu des « Série Noire ». Il en avait lu, comme il avait lu Hegel ! Le voilà étonné et ravi de son succès, puisque l’Affaire N’Gustro va être publié, ainsi que Laissez bronzer les cadavres, écrit avec son vieux copain Jean-Pierre Bastid. Il trouve donc dans la Série Noire à la fois un moyen de gagner sa vie et un terrain pour faire passer ses idées.

Une fois qu’il a achevé son travail d’expérimentation stylistique sur le roman noir, c’est-à-dire après la Position du tireur couché, qui est un livre circulaire, encore plus que le Petit Bleu de la côte ouest, le genre continue de le passionner, puisqu’il a découvert, au fil des ans, que ce qu’il y avait de plus beau, c’était la grande littérature noire du vingtième siècle, mais il poursuit désormais sur ce genre littéraire un travail de réflexion et non plus un travail de praticien du genre. C’est là qu’il faut trouver l’explication de cette fameuse « panne ». Pendant ces sept ans, période de sa vie assez malheureuse où il était plus ou moins agoraphobe, il cherchait comment évoluer ; il en parle clairement dans son journal. Il lui fallait trouver une autre forme, correspondant à ses ambitions qui consistaient toujours à faire passer un message. Dans le cycle les Gens du mauvais temps dont la Princesse du sang aurait constitué le premier volet, il commençait à bâtir un nouvel univers — Manchette appelle cela, dans une lettre à Antoine Gallimard, « ma seconde carrière d’écrivain ». Il s’agissait de suivre le cours de l’histoire moderne, du début des années cinquante à nos jours, en se posant la question « comment diable en est-on arrivé là ? ».

Et donc, il me semble qu'il faut voir aujourd’hui Manchette, non pas comme un grand auteur de polars, mais comme un grand auteur tout court qui s’est retrouvé sur le terrain du polar et y a excellé.


Manchette n’a pas seulement beaucoup lu. Il a vu un nombre de films considérable. Quelle a été l’influence du cinéma sur son activité de romancier ?


Il a été nourri de cinéma comme toute cette génération des enfants de l’après-guerre. Il a été sous l’emprise du cinéma américain de série B notamment, ce qui a une incidence sur les structures de ses romans ; plusieurs de ses livres sont construits comme des westerns, que ce soit Laissez bronzer les cadavres ou Ô dingos, ô châteaux ! L’utilisation des images ou le montage dans ses livres peut s’apparenter à certaines techniques cinématographiques. N’oublions pas qu’une autre part importante des textes qu’il a produits était destinée au cinéma. Les dialogues des films qu'il a écrits, notamment, sont très intéressants, très personnels. On ne s’en rend pas vraiment compte quand on voit les films, qui sont rarement bons, mais les scénarios sont écrits comme du Manchette, même s'ils sont bousillés par les étapes successives du développement des films. Il y a eu une influence mutuelle du cinéma et de l’écriture.

Et c'était un cinéphile passionné. Il adorait les grands films hollywoodiens. Après ‘68, il y avait deux films chaque soir à la télévision et aussi des films l’après-midi. Je me souviens qu’un jour, il m’avait fait rentrer en courant d’un cours d’anglais au collège pour voir Attaque de Robert Aldrich, qui passait à la télévision à 15h30, parce il pensait qu’il fallait absolument que je voie ce film.


Un élément notable de ce journal est la présence de ces coupures de presse que Manchette affirme avoir découpées et collées « avec une jubilation amère de type flaubertien » en découvrant « le crétinisme quotidien des mass media ». On peut donc voir ainsi défiler une époque.


Ces coupures de presse sont un outil formidable pour dessiner un tableau de l’époque, mais avec un regard particulier : c’est le filtre de l’analyse de Manchette qui est intéressant, le choix, la juxtaposition. Cela nous renseigne sur sa vision des choses, qui n’était pas particulièrement gaie.

Ce qu’il étudie, c’est le négatif au travail ; il se demande comment une société de type capitaliste va se décomposer et à quelle vitesse. Il aspire à l’avènement de la révolution en même temps qu’il la redoute. Jusqu’à la fin, il a pensé que le négatif était au travail.


Propos recueillis par Jeanne GUYON le 3 juin 2008


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