Morosité et poésie de l'irrationnel

Ô tristesse de saison
Qui te consumes en toi-même
Tu ne peux pas que ma raison  
N'espère en un Hêtre Suprême !


Paul Valéry

Cette année-là à New York, la température du printemps était plus basse que les normales saisonnières. La queue du dernier hiver comme celle d'une comète avait longtemps traîné. Elle a balayé, en la refroidissant un peu, la verte chevelure de la saison des tulipes. Et nous n'avions eu d'autre choix que de rester au tison une bonne partie du mois de mai. Cela avait prolongé la morosité coutumière de la saison froide et même la saison de l'été s'en trouve bousculée. Dans ce coin du monde, il y a beaucoup d'antillais nés pour le grand dehors et des théories d'antillaises très peu faites pour les lourds manteaux, habituées plutôt aux généreuses caresses que font sur leurs bras le Prince Soleil. L'hôpital Kings County de Brooklyn se dresse impassible et impavide, exhibant sa vieille architecture de l'Amérique classique. Ses murs faits de parpaings rougeâtres se recouvrent par endroits d'un drap de lierre troué, comme pour les réchauffer plutôt que pour les embellir. Les gens y vont et viennent, rongés par la souffrance physique, souvent minés par cette morosité prolongée outre mesure, causée par une saison tenace qui ne veut pas décamper. Un tas de mauvaises nouvelles font la une dans les journaux locaux et n'arrangent nullement les choses. Le maire de la ville, dit-on, fait une politique d'amaigrissement du budget. Des milliers d'employés sont virés. Cette fois-ci ce sont les médecins et les infirmières qui écopent.

Les gens pensent tout haut leur inquiétude. Ils se plaignent aux alentours de l'édifice. Ils devisent en petits groupes sur la vraie raison des choses. On veut éliminer les services des quartiers pauvres. On pénalise les minorités. On veut fermer l'hôpital. Ils ont raison de râler. Les grandes pensées sont dans la rue (Nietzsche). C'est tout le monde qui perd : les employés, les malades, les taxis en maraude qui assurent leur pain quotidien en faisant la cueillette des clients devant la porte de sortie de la salle d'urgence.

Dans cette atmosphère de grisaille, une infirmière d'un âge certain lève les yeux vers le ciel pour implorer secours. Elle aperçoit, ô miracle, une croix de feuillage posée au sommet d'un arbre qui orne la devanture de l'hôpital. C'est le cas de crier avec le poète : Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été avait en s'en allant négligemment jeté...

Dieu parle aux hommes. C'est la conclusion de cette femme en détresse qui croit avoir trouvé une miraculeuse raison d'espérer. Et dès lors le bruit court comme une traînée de poudre qu'elle vient de découvrir le signe visible de la protection de Dieu. Une cinquantaine de personnes se mettent à regarder, éberluées. D'aucuns font le signe de la croix. D'autres se mettent à égrener leur chapelet. D'autres enfin vont toucher l'arbre sacré pour se connecter à ce fil conducteur qui les relie à la source de grâces. Un homme qui se dit franc-maçon et mystique tente d'en donner une explication métaphysique. Il affirme que chaque territoire a son genre d'arbre sacré. Les baobabs de l'Afrique tropicale, les cèdres du Liban, les ravenalas de Madagascar, les mapous d'Haïti...
Il ajoute que l'arbre dont il est question, sujet de curiosité, d'admiration et d'adoration, est devenu d’un coup l'arbre sacré de New York. Un jeune chirurgien au visage joufflu et rubicond, sortant de la salle d'opération en tenue légère verte, un masque en toile jeté sur sa poitrine comme un bavoir, se contente de regarder le tableau en riant, il invoque le pur hasard pour expliquer la merveilleuse disposition en croix des branches de cet arbre. On veut en savoir davantage. De quel arbre il s'agit-il ?  À quelle famille, à quelle espèce appartient-il ? Est-ce un hêtre, un houblon ou un châtaigner ?  On apprend que c'est un maidenhair tree, ce que l'un des jeunes Haïtiens, chauffeur de taxi bien informé comme la plupart d'entre eux, a vite traduit par arbre aux cheveux de vierge.  Il n'en fallait pas plus pour qu'une concitoyenne continue dans la même veine en disant : Vous entendez, arbre de la Vierge, c'est bien cela, la Vierge, la croix... C'est une manifestation spirituelle ! Et de bouche à oreille jusqu'à ce que faisant boule de neige la nouvelle gagne tout le quartier.

Cet arbre retrouvé dans les parcs et les jardins botaniques possède à son sommet de jeunes branches qui sont plutôt perpendiculaires à l'axe de la tige. Les autres branches plus anciennes ont un abord plus oblique. Mais il faut accepter que la disposition en croix des branches terminales est vraiment impressionnante, pour le moins qu'on puisse dire. Cela explique-t-il pour autant cette crise aigüe de névrose qui consiste à rechercher dans la nature des manifestations immédiates de l'Esprit. Est-on en plein animisme ? L'homme est-il aujourd'hui comme il était à l'heure des premières aurores de l’humanité ?

Lorsque les choses vont mal, lorsque l'être humain est frappé par la morosité, qu'il est menacé par la défaite, qu'il a peur des tournants de l'histoire, lorsque les fins de siècles ou les débuts de millénaires s'annoncent, alors l'irrationnel tend à prendre le dessus, quitte à ce que l'on s'en moque plus tard comme de l'an quarante. Et cela n'a rien à voir avec la spiritualité. Un vieil Haïtien imprégné de sagesse paysanne fait souvent la remarque suivante : Les loups-garous ont bon dos durant les épidémies, et alors les oreilles du Bon Dieu ne cessent de lui corner.

Heureux l'agnostique qui aborde d'une âme égale les chances et les malchances, travaille pour les perpétuer ou les défaire selon le cas ! Heureux le croyant qui glorifie son Dieu dans les heurs comme dans le malheur.

Mais que l'on soit croyant ou agnostique, il y a quand même un distinguo à faire, ne serait-ce que dans le vocabulaire, entre l'Être Suprême et le "Hêtre Suprême", l'arbre simplement majestueux qui un beau jour avait inspiré Valéry.


Jean-Robert Léonidas

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