"Aleph Zéro" : Jérôme Ferrari en quête de beauté au cœur du chaos

Le premier roman de Jérôme Ferrari (prix Goncourt 2012), paru en 2002 chez Albiana, met en scène un jeune professeur perdu dans ses contradictions. Victime consentante d’une société déréglée, pour ne pas dire dérangée, où l’individu se doit de vivre à cent à l’heure, écartelé entre les réseaux sociaux et l’information en continue, oubliant de prendre le temps de vivre et de construire sa vie. Lovecraft l’avait d’ailleurs signalé, affirmant que l’homme sensé devrait souhaiter être un imbécile ou un chien. À défaut d’être un Aleph Zéro, puisque seul cet être mathématique parvient à demeurer intact quels que soient les éléments qu’on lui soustraie…

 

Le narrateur collectionne les conquêtes sans même se souvenir de ses nuits d’amour puisqu’il n’en est, finalement, jamais question. De sexe, peut-être, quoiqu’il semble que cela ne soit qu’une partie de gymnastique : point d’érotisme, ni de sensualité ni de plaisir… Le coït par conformisme ?

 

Pour oublier ce cul de sac, il va se balader en forêt mais ses visions le pourchassent. Il se laisserait bien tenter par le suicide, marchant alors sur les pas de sa collègue qui s’est jetée par la fenêtre après son ablation du sein. Mais il se souvient que Schopenhauer fut clairvoyant en certifiant que la vie ne cesse pas. "Le seul problème éthique auquel nous soyons confrontés, la seule question qui fasse sens est donc celle-ci : comment s’arracher à la vie, comment faire pour qu’elle cesse ?"

 

Partir alors ? Fuir tout ce cirque comme le héros de Cercle qui change soudainement de direction sur le chemin du bureau pour aborder un autre pan de sa vie, si loin des obligations sociétales qui nous tuent à petit feu ? "Peut-être que les lignes aussi se parcourent dans les deux sens à la fois. Peut-être que, quand elles sont infinies, elles sont comme les cercles."

 

Il y a bien Anna qui semble être la seule à le comprendre, à l’écouter narrer ses plongées dans les abysses de son esprit sans parvenir concrètement à comprendre de quoi il en retourne. Doit-il se livrer aux seuls caprices du hasard qui décidera alors de son destin ? "Mais peut-être Leibniz ne défend-il rien, et surtout pas l’ordre. Peut-être veut-il seulement montrer que la magnificence de Dieu, le Maître du kaïros, le Seigneur des Mondes, Lui permet toujours de suivre, au cœur inconcevable du chaos, la trace légère de la beauté." Anna serait alors l’élue ? Mais qui décide, qui choisit ?

 

Étonnante langue, déjà admirablement maîtrisée à la quasi perfection pour nous peindre les dérives psychiques qu’un être humain trop sensible peut ressentir à l’approche du grand amour. Sans même savoir qu’il flirte avec l’infini. Tout comme le lecteur qui se laisse emporter par le tourbillon d’une prose étincelante qui conduira Ferrari vers la reconnaissance d’un public de lecteurs que l’on espère toujours plus nombreux.


François Xavier

 

Jérôme Ferrari, Aleph Zéro, Bablel n°1164, Actes Sud, mai 2013, 168 p. – 6,70 €

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