Le principe selon Jérôme Ferrari

Contrairement à ce que vous a présenté David Caviglioli dans les colonnes de L’Obs, le 5 mars 2015, je ne reviendrai pas sur la polémique, salaud ou héros, c’est d’un roman dont on parle ici, non d’un essai historique, et le principe même de la littérature c’est de tenter de glisser ici ou là un mot, une émotion, pour offrir au lecteur une clé supplémentaire. Car, tout comme l’atome qui n’a rien à voir avec l’image simpliste que l’on apprend à l’école, la vérité, si tant est qu’il n’y en ait qu’une seule, n’est jamais que dans le gris. Cet intra-monde où le génie qu’était Werner Heisenberg (1901-1976)  se trouve piégé à l’image d’un insecte dans de l’ambre : incapable de poursuivre un seul cap tant la contradiction née du questionnement incessant qu’un intellectuel pratique n’offre jamais la bonne réponse aux mauvaises questions. Fallait-il fuir l’Allemagne en 1933, lui tout juste Prix Nobel de physique 1932 ? Devait-il participer aux travaux sur la fabrication de la bombe atomique ?

 

Pour tisser sa trame romanesque, Jérôme Ferrari fait appel à un jeune philosophe en quête d’absolu qui, en 1976, questionne à travers les âges le père de la physique quantique allemande, espérant que par ce biais il pourra fouiller un passé déchiré qui vit le jeune Werner sans cesse tirailler par ses aspirations. Et comment rendre la pensée philosophique d’un physicien si ce n’est par le tâtonnement de la langue dans des figures rhétoriques et des métaphores ? C’est bien là que réside toute la force du roman : donner à voir ce qui turlupine Heisenberg dans le détachement parfois surréaliste qui est le sien et les postures qu’il prend (voir la photo de la couverture), soit pour se donner une importance que son jeune âge semble lui interdire dans la société, soit pour mener à bien une expérience, lui sans cesse en quête…

 

Or la pensée n’a rien à voir avec les calculs, la logique, ou les mots croisés, « elle est en vérité un sortilège de vitesse et de puissance, et de cruauté, de douleur et d’extase, la plaie ouverte qu’on s’acharne à creuser. » Heisenberg a le plus grand mal à appréhender ce que peut signifier penser, lui qui ne s’explique pas le langage des hommes au-delà duquel s’étend le principe mais puisque c’est dans cet idiome-là qu’il faut l’exprimer, il l’énoncera ainsi : « la vitesse et la position d’une particule élémentaire sont liées de telle sorte que toute précision dans la mesure de l’une entraîne une indétermination, proportionnelle et parfaitement quantifiable, dans la mesure de l’autre. »

CQFD, non ? Vous êtes perdu, je sens que vous avez décroché à la ligne d’avant, alors reprenons, voulez-vous : c’est bien notre postulat de départ qui détermine avec la plus grande précision la position, alors, par effet de logique, de miroir en quelque sorte, nous sommes dans l’impossibilité absolue de déterminer la vitesse – mais attention ! Cela ne signifie en rien que la vitesse est présente, par contre, au-delà de la preuve de son existence, c’est plutôt le concept même de vitesse qui se trouve dépourvu de sens précis…

C’est pourtant clair. Toujours perdu ? Faisons l’inverse : si nous partons de la vitesse alors la position devient floue, comme si l’électron prenait ses aises dans l’espace, adolescent vautré sur son canapé, occupant plus de surface que nécessaire, emplissant même l’intégralité du vide disponible.

On en déduit donc, pour faire simple, que la vitesse et la position ne sont que de pures objets virtuels qui pourraient acquérir une certaine réalité objective qu’au seul instant où un tiers tente la mesure, mais jamais ensemble.

Fort heureusement pour les chercheurs, ce charabia leur est étranger : tout se résume en une simple équation mathématique ! Concision et simplicité au service de la science, mais ici aussi comme partout ailleurs, le revers est sombre. La découverte de ce principe incitera Heisenberg à se convaincre que jamais l’Homme n’ira au fond des choses, non en vertu d’une quelconque malédiction mais pour la raison définitive et radicale que… les choses n’ont pas de fond.

 

Après ça comment voulez-vous continuer à faire semblant dans un monde de pacotille ? Hitler ou un autre, la politique nazie volait trop haut, ou à contre-sens, tout le moins dans un autre cercle que celui qui seul le préoccupait : la recherche scientifique.

Mais après le 6 août 1945, l’ambiance deviendra délétère, le poison contaminera son esprit, cette vérité polluante qui n’aura de cesse de lui rappeler que lui aussi, d’une manière l’autre, aura participé à cette grande découverte, à cette formidable explosion ; et tout va s’effriter, château de cartes qui balaiera mensonges et illusions sur l’autel de la nostalgie et de la douceur perdues des rêves d’avenir qui lui sont désormais interdits…   

Prisonnier en Angleterre avec d’autres savants fous, il contemplera le ciel et le défilement des jours dans l’attente d’un (im)probable retour en Allemagne. Méditant sur un à-quoi-bon qui démontre la véracité de ses premières impressions et le renvoie à ses seules amours : la musique, les lacs et les montagnes. Loin, si loin des hommes.

 

François Xavier

 

Jérôme Ferrari, Le principe, Actes Sud, mars 2015, 176 p. – 16,50 €

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