Joël Dicker, "La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert" : Une enquête labyrinthique menée au pas de charge

Un thriller, d'abord. Et de la plus belle eau. Plein de rebondissements, de suspense, de fausses pistes. De leurres lancés avec une habileté diabolique pour égarer le lecteur. L'enquête menée par un auteur prometteur, Marcus Goldman, pour disculper son mentor, Harry Quebert, écrivain respecté dans l'Amérique entière, d'un assassinat commis quelque trente ans plus tôt, tient en haleine d'un bout à l'autre. Nous sommes en 2008, aux États-Unis. En pleine campagne pour l'élection présidentielle qui verra la victoire d'Obama. Détail nullement anodin. Il fournit à l'auteur un prétexte pour brosser, en toile de fond, le tableau d'un pays qu'il connaît bien, avec son puritanisme, ses contradictions, le conformisme étouffant de sa province. Sans compter le rôle exorbitant des médias et leur poids sur l'opinion.

 

Chassé-croisé des interrogations. Qui était, en réalité, Nola, la jeune victime ? Un ange ou un démon ? Qui l'a tuée et pourquoi ? Que s'est-il passé exactement, l'été 1975, à Aurora, dans le New Hampshire ? Pourquoi chercher à toute force à disculper Quebert quand tous les indices le désignent ? Goldman, talonné par son éditeur, parviendra-t-il à lui livrer dans les délais le manuscrit de son prochain roman ?

 

Points de vue multiples – celui du narrateur, Goldman lui-même, confronté à ceux des divers protagonistes du drame, des témoins, des policiers. Hypothèses et déductions, complémentaires ou contradictoires. Allers-retours incessants dans le temps. Personnages campés avec un réalisme tel qu'ils en acquièrent une densité attachante (la caricature de la mère juive, intervenant comme un leitmotiv, apporte à ces sombres investigations la nécessaire note d'humour). Tels sont les ingrédients qui fondent la réussite d'un polar utilisant avec brio toutes les recettes du genre.

 

Sa portée va toutefois bien au-delà. À l'élucidation d'une affaire criminelle, se superposent, ou, plutôt, se mêlent étroitement d'autres enjeux. Le présumé coupable et son ancien étudiant mué en détective sont tous deux écrivains. Ils connaissent l'un et l'autre l'angoisse de la page blanche. Ils s'interrogent sur les mystères de la création littéraire, sur les recettes du roman à succès. Sur les caprices de l'inspiration. Sur les rapports ambigus que la littérature entretient avec la vie. Au-delà de l'amitié qui les lie, incarnée par leur amour commun de l'écriture et de la boxe, métaphore concrète de la lutte qui préside à toute création, Harry Quebert joue, à l'égard de son jeune admirateur, le rôle d'un éveilleur. Aussi paternel qu'énigmatique.  

 

C'est un des personnages les plus "denses" du roman. Professant une sagesse à l'indéniable profondeur. Avec cela, sentimental au point de tomber éperdument amoureux d'une gamine. Il faut à Joël Dicker une habileté de funambule pour se mouvoir, comme sur une corde raide, entre les pôles antagonistes de cette personnalité. Il arrive du reste à l'auteur de côtoyer l'abîme : certains dialogues énamourés, certaines lettres frôlent, il faut le reconnaître, le ridicule. Au point qu'on serait presque tenté de donner raison au pragmatique avocat Benjamin Roth lorsqu'il affirme que "l'amour, c'est une combine que les hommes ont inventée pour ne pas avoir à faire leur lessive !" Mieux vaut déceler, sous la gaucherie apparente, une célébration de la passion. Laquelle, à l'instar de Jupiter, peut rendre fous ceux qu'elle veut perdre.

 

Puisqu'on en est aux considérations triviales, force est de constater aussi que l'auteur prend avec la syntaxe des libertés qui relèvent moins du génie que de la méconnaissance de la langue. Tout du long, ses héros "se rappellent de". Il écrit, avec une fréquence qui exclut la seule étourderie, "après qu'il soit arrivé". Entre quelques autres solécismes qu'il serait malséant de relever, sauf à passer pour un cuistre.

 

J'entends bien qu'à l'heure de la novlangue, de l'uniformisation et de l'aplatissement généralisé du langage, de tels manquements paraissent véniels aux yeux de la plupart. D'autant que le récit est porté par une alacrité du meilleur aloi.

 

Ils viennent pourtant entacher cet ouvrage imposant, et pas seulement par sa masse. Par le souffle et par le rythme. Par la finesse psychologique et la subtilité d'une intrigue labyrinthique. Par la vérité psychologique de protagonistes desquels il est malaisé de se déprendre, une fois refermée la dernière page. Sans ces négligences, il eût confiné au  chef-d'oeuvre. À cent coudées, en tout cas, au-dessus des oeuvrettes étiques de consommation courante. La véritable révélation de cette rentrée littéraire. Voilà pourquoi on le recommandera sans plus de restrictions.

 

Jacques Aboucaya

 

Joël Dicker, La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert, Éditions de Fallois/L'Âge d'homme, août 2012. 670 pages, 22 euros.

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