Narcisse peintre ? Trois études sur Francis Bacon by Jonathan Littell

Comment continuer de vivre dans ce monde absurde quand on est  lucide ? Comment supporter la futilité des entreprises humaines ? Comment tuer le temps ? Face à toutes ces questions, Francis Bacon haussait les épaules et se saisissait d’un pinceau, une manière de singer l’absence de sens en en riant, de s’occuper pour ne pas devenir fou…
L’important pour un peintre, c’est de peindre et rien d’autre, dira-t-il à Michel Archimbaud peu de temps avant de mourir… juste celui de finir un énième triptyque, ce fameux de 1991 dans lequel il se peint, sur le dernier panneau, à droite : carrés noirs sur fond beige, deux figures masculines, nues, sur les deux extrémités, peintes jusqu’à la taille, sans bras ni visage mais deux portraits peints avec un naturalisme tout à fait inhabituel, un peu comme s’ils avaient été collés sur la toile, en sus, un ajout pour mieux dénoncer.
Et au centre, une figure double qui semble bien être le fruit de deux corps faisant l’amour, clin d’œil aux lutteurs de Muybridge – que Bacon (comme Velickovic) n’a pas cessé de travailler depuis ses magnifiques Deux figures de 1983 – et une flèche noire. Un mouvement pour dire qu’il y a de l’action, mais dans une tendresse mutuelle, ce n’est plus une lutte, il n’y a plus de dominé-dominant, on sent le changement radical dans cette ultime toile, comme si Bacon s’accordait enfin une pause. Un instant d’osmose avec le lieu, le temps, la forme : Narcisse abdique, libérant son double qui est prêt à franchir l’ultime pas : la mort.
Certains ne supportent pas Bacon, pensent, en regardant un tableau, que la figure qui leur fait face est le sujet, or ce serait presque le contraire : le sujet c’est la peinture, non ce qu’elle représenter ou évoque… C’est la peinture qui raconte de quoi elle parle. La peinture, expliquait Francis Bacon à Franck Maubert dans les années quatre-vingt, est un langage en soi, c’est une langue à part.

Tout regardeur doit admettre que la peinture possède sa propre grammaire, sa syntaxe, son style comme toute œuvre normalement constituée qui se respecte… On lira donc la peinture comme un livre, on suivra les images d’une toile l’autre, on s’amusera de ces formes inversées, modifiées, aux reflets qui se déplacent… On cherchera des correspondances, une rhétorique, un sens. Mais la peinture doit-elle obligatoirement avoir un sens ? N’est-elle pas plutôt questionnement et renversement des certitudes, lutte continuelle et mystérieuse avec le hasard ?
Ces trois études pertinentes écrites par le plus français des écrivains anglo-saxons (dont Pierre Cormary nous a si magistralement présenté Les Bienveillantes) nous donnent à lire trois voyages dans les mondes parallèles de Francis Bacon. Richement illustrés, les propos de Jonathan Littell (qui rend si drôlement hommage aux toilettes du Metropolitan Museum of Art, sans qui l’idée de voir la peinture de Bacon à la lumière de la pratique byzantine des images ne lui serait pas venu à l’esprit), nous ouvre d’autres angles de vision car jamais un tableau n’est vu dans sa totalité.
Regardez, revenez, regardez, etc. et toujours vous découvrirez quelque chose de neuf !
Avec l’aide de ce bel ouvrage, vous parviendrez à cerner une œuvre extraordinaire qui n’est pas la résultante de ce qu’un peintre a voulu dire, mais qui découle de ce que la peinture qu’il a appliquée révèle !

François Xavier

Jonathan Littell, Triptyque – Trois études sur Francis Bacon, traduit de l’anglais par l’auteur, 80 illustrations couleur, Gallimard, coll. "l’arbalète", septembre 2011, 136 p.-, 22 €

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