La littérature marchande vilipendée au... XIXe siècle !

Le Point du 12 décembre 2013 publie le texte – intéressant et amusant – d’une conférence donnée par Patrick Besson à la faculté de philologie de Belgrade sur le thème : « La littérature française est-elle morte ? » Ce débat récurent est aussi vieux que la littérature elle-même… Pour preuve, cet extrait de la préface des Écrivains modernes de la France du critique Jacques-Germain Chaudes-Aigues publié en 1841 :

 

« La littérature française offre au monde, en ce moment, le plus déplorable spectacle qui puisse être imaginé, le spectacle d'une anarchie telle, qu'une dissolution complète serait préférable.

À part trois ou quatre esprits éminents, qui, bien qu'évidemment découragés, s'efforcent encore de porter le drapeau d'une main ferme, où sont tous ces fiers représentants de l'art moderne dont l'ambition, il y a quelques années, s'annonçait si intrépide et si haute ? Ceux-là, piqués par on ne sait quelle folle mouche, se sont mis en tête, un beau matin, que le char embourbé de L’État ne pouvait se passer de leur aide, et, attelés plus ou moins heureusement aux affaires, ils prennent part, aujourd'hui, d'une façon soit active, soit spéculative, au grand charivari politique dont nous avons la tête rompue ; ceux-ci, après avoir fièrement réclamé, en mainte occasion solennelle, la dispersion des Quarante au milieu des rires et des sifflets de la foule, se frappent la poitrine avec repentir et larmes, maintenant, aux portes de l'Académie ; d'autres, mieux avisés et plus dignes, mais ne se sentant pas de force à tenir seuls la campagne, s'obstinent, depuis longtemps déjà, dans une inaction dédaigneuse ; d'autres enfin, le plus grand nombre, profitant de cette triple désertion, exploitent la situation en hommes moins inquiets de se montrer inspirés que d'être habiles, c'est-à-dire en véritables marchands. Je dis marchands, et je trouve l'expression honnête et douce ; c'est trafiquants, c'est brocanteurs que je devrais dire. L'art, en effet, n'a jamais été transformé en branche de commerce avec plus d'impudence que de nos jours. Les productions de l'esprit sont devenues une sorte de matière vile, un produit escomptable, une denrée, comme la farine, la cannelle, ou le poisson. Écrire ! c'est un métier ni meilleur ni pire qu'un autre, à l'heure où nous sommes. On fait un livre tout comme on salerait de la viande ou comme on manierait le rabot, selon la circonstance, sans plus d'inquiétude, sans plus de recueillement ni de gêne, avec l'unique perspective d'une certaine somme de deniers comptants. Plus on va, et moins il devient possible de découvrir dans les œuvres quotidiennes, je ne dis pas du génie, je ne dis pas même du talent – Dieu me garde de tant d'exigence ! – mais seulement l'ombre d'une idée noble et d'un sentiment sérieux. Depuis un an ou deux, surtout, grâce au succès palpable dont jouissent les maraudeurs de la pensée, le mercantilisme littéraire a pris des proportions tellement effrayantes, que le temple sacré des vieilles Muses, abattu à coups de pioche comme inutile, est décidément remplacé par une boutique et leur autel par un comptoir. Au milieu d'un tel désordre, on conçoit que la critique ne joue aucun rôle; à qui et à quoi se prendrait-elle, qui vaille une parole de blâme ou d'encouragement ? »


Balzac est visé au premier chef, accusé d’avoir monté cyniquement une entreprise commerciale. Ses romans, regroupés dans La Comédie humaine, forment un tout, composé de plus de 37 000 personnages dont 570 sont récurrents, quitte à récrire certains livres pour les adapter à ceux qui paraissent afin d’inscrire l’ensemble dans une logique. C’est ainsi que La Transaction, paru en 1832, reparait complété en 1844 titré Le Colonel Chabert. Adaptations qui entrainent parfois des erreurs, des anachronismes dans la narration voir des aberrations tels certains personnages mourant à plusieurs reprises. Les critiques de l’époque virent là un moyen de vendre le même ouvrage en trompant le lecteur. D’autres se gaussèrent du désir maintes fois exprimé de l’auteur de n’être pas jugé sur un seul livre du cycle romanesque mais sur l’ensemble, ses œuvres n’étant pas distinctes les unes des autres, tentative selon eux de se soustraire à la critique. Balzac aura fort à faire avec ces accusations de mercantilisme et de « littérature industrielle ». De par son mode de vie, il prêtait le flanc à la critique : il ne passait pas inaperçu, gagnait des sommes affolantes aussi vite dépensées, vivait dans un luxe arrogant et enchaînait les parutions pour rembourser ses faramineuses dettes. C’était un temps où un livre pouvait faire la fortune de son auteur : la répartition des droits n’était pas la même que de nos jours, le nombre d’intermédiaires de la chaine du livre bien inférieure, et la prépublication en feuilletons dans la presse permettait à l’auteur de tirer de confortables revenus de sa production. Il fallut Zola, surtout, pour prendre conscience de l’énormité de l’œuvre de Balzac : « Il écrase tout le siècle. Victor Hugo et les autres, pour moi, s'effacent devant lui. »

 

Rien ne change. Déjà à l’époque ce discours sur la baisse de qualité du bien écrire. Déjà l’opposition argent vs littérature. Déjà ce postulat selon lequel un bon livre ne saurait se vendre à des centaines de milliers d’exemplaires. Il se devait d’être confidentiel, réservé à quelques happy few et son auteur pauvre, désintéressé et besogneux, souffrant sang et eau devant sa feuille blanche ! Ce qui ne veut pas dire que l’inverse est vrai : des milliers d’exemplaires ne garantissent pas qu’un livre soit bon. Balzac n'était pas le seul à être vilipendé par la critique. Hugo en fit les frais, de même que Flaubertaccusé de ne pas savoir écrire. Les polémiques d'écrivains faisaient rage et alimentaient les gazettes lorsqu'elles ne se terminaient pas en duel, dès potron-minet sur le premier pré venu...


Si Balzac était considéré en son temps comme un mauvais écrivain, disons le Dan Brown du XXe siècle pour ne vexer personne, je n’ose imaginer la tête de Jacques-Germain Chaudes-Aigues si on lui donnait à lire quelque uns-uns de nos auteurs contemporains, de ceux qui font tomber en épectase nos critiques patentés. 


Joseph Vebret


 

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