Tenir tête au néant : Julia Kristeva

Les Éditions La Martinière n’ont pas fini de nous étonner, dans le brassage des thèmes de leurs beaux livres. L’orientation de leur catalogue ne semble en effet avoir pour maître mot que celui d’éclectisme. Et c’est ainsi que l’on passe d’un reportage sur les Black Panthers à l’univers onirique des contes illustrés, du jardin de Monet à Giverny à la génération Punk, de la bibliothèque érotique d’un Bertolotti à la manie des amateurs de Vintage…


Puis arrive Visions capitales. Ouvrage d’une beauté troublante et fascinante, exerçant à plein le « pouvoir de l’abjection » dans la mesure où c’est une spécialiste en la matière qui en signe les commentaires, Julia Kristeva.


Si étonnant que cela paraisse, nous tenons là le catalogue d’une exposition qui s’est tenue, il y pas moins de quinze ans au Louvre, sur la décapitation dans l’histoire de l’art. Mais à fréquenter le texte de très haute tenue de Kristeva, l’idée s’impose que cet ouvrage est avant tout un essai, superbement illustré de surcroît, et que ce n’est pas la lettre qui y est serve de l’image, mais bien l’inverse.


Très vaste sujet que celui des « Arts et rituels de la décapitation » à travers les âges et les œuvres, et qui est susceptible de convoquer des disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, l’esthétique ou l’histoire des religions. Kristeva évolue entre ces différents regards, avec l’érudition qu’on pouvait lui supposer, mais qui, enfin, déconcerte par son étendue et son infaillibilité. L’encyclopédisme n’a rien de sec, dans la mesure où il est parcouru d’impressions et d’analyses aux accents plus personnels, ce qui contribue à situer le propos dans une intimité inattendue pour un tel registre.


Qu’elle évoque en tout cas un souvenir d’enfance (ce dessin où sa mère figura la vitesse de la pensée humaine !) ou le sort que l’on réservait au crâne des ennemis dans les tribus préhistoriques ; qu’elle approche un tableau de Cranach, un dessin d’Artaud ou une encre de Rembrandt ; qu’elle décrypte l’exécution de Louis XVI ou la décollation d’Holopherne ; qu’elle disserte enfin sur la figure de Méduse ou la symbolique de l’auréole dans les icônes chrétiennes, Kristeva délie une prose d’un raffinement subjuguant qui permet au lecteur de pénétrer au cœur du processus de la représentation, du malaise qu’instaure la contemplation du chef scindé du corps, du questionnement existentiel et originel que suscite cette vision, inadmissible mais capitale.


Jamais sans doute un geste sacrificiel n’avait subi une anatomie aussi complète ni ne s’était vu intenter un tel procès du sens. Une lecture qui permet, ne fût-ce que quelques heures durant, de « tenir tête au néant ».


Frédéric Saenen


Julia Kristeva, Visions capitales. Arts et rituels de la décapitation, Fayard / La Martinière, mars 2013, 146 pp., 35 €
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