Éros au féminin, le lien amoureux
Eros au féminin est un essai bienvenu dans cette période où l’érotisme et sa littérature sont sources de gesticulations et de buzz dans les médias. L’érotisme peut-il buzzer, être vidé de sa substance et vulgarisé …tout en restant érotique, on peut s’interroger.
Cet essai en tous cas permet de s’arrêter un instant sur l’historique de cette littérature érotique féminine et de mesurer le chemin parcouru. D’Histoire d’O à Cinquante millions de Grey, les écrivaines ont-elles modifié leur approche du désir et du plaisir et la façon de le dire ?
L’auteure dès le départ ne cache pas son point de vue, et son essai, s’il retrace précisément l’historique de cette littérature féminine, reste un texte engagé : A.Destais regrette la vulgarisation et le désenchantement du désir érotique sacrifié sur l’autel du plaisir de l’acte sexuel. Elle appelle de ses vœux un éros féminin solaire, qui fasse avant tout l’éloge du trouble et du désir, tout en soutenant que les femmes, à la différence des hommes, ne peuvent dissocier l’affect du plaisir de la chair.
En préambule, A.Destais ne déroge pas à l’incontournable souci de vouloir définir l’érotisme et la pornographie, elle y consacre son premier chapitre " prélude définitionnel" et y précise que si elle ne veut pas les opposer, il n’est pas souhaitable non plus de les assimiler. Catherine Robbe-Grillet, en dit ceci : [...pour prendre une image, la pornographie se consommerait avec les doigts et l'érotisme avec une fourchette et un couteau...], et A.Destais de poursuivre : [..dans cette optique, la pornographie relèverait de l’appétit brusque et primaire de l'animal en rut, c'est à dire de la goinfrerie.....tandis que l'érotisme impliquerait un contact civilisé. ]
Il est intéressant de suivre l’itinéraire épineux des écrivaines désireuses de se faire une place dans le registre érotique tenu depuis toujours par les hommes et par la censure. A.Destais convoque des femmes, écrivaines et éditrice, qui se sont inscrites dans l’appropriation de leur sexualité, voulant donner ainsi tort à leurs confrères écrivains qui croyaient dur comme fer que les femmes étaient incapables d’intellectualiser leur désirs.
A l’époque où les œuvres de Sade, Bataille, Genet etc… sortent de l’ombre, il est avant tout question de jouissance , totalement dissociée du sentiment. C’est le temps de l’éros noir qu’A.Destais relate, l’ombre de la mort et les sévisses infligés à la chair s’invitent à la fête jouissive sans que l’amour n’ait droit de cité. Les horreurs de la guerre influencent-elles les écrivains, s’interroge Destais. Les femmes sont des vierges à déflorer par tous les trous, des putains et des chiennes, leurs sexes sont des lieux à souiller, c’est ainsi que les hommes écrivent le sexe et ses jeux et en jouissent. Pour la plupart.
Le masochisme est associé au féminin, la littérature masculine en joue sur toute la gamme. Le désir spécifiquement féminin n’a aucune place dans leurs textes et si par chance la femme y jouit, c’est dans la contrainte, la passivité ou l’horreur parce qu’il n’y a pas d’éros féminin autonome. La femme est désirable mais pas désirante dira Bataille.
Le véritable point de départ de la littérature érotique féminine contemporaine est le texte de Pauline de Réage, Histoire d’O, publié en 1954 chez Pauvert, un texte amoral dans le propos et pudique dans la forme. A.Destais qui commente longuement cette publication pointe du doigt le paradoxe d’Histoire d’O : si l’héroïne ose vivre ses désirs, c’est encore en esclave mais par amour fou. Ô se soumet pour retenir l’homme, pour pouvoir en être aimée encore plus, jusqu’à se sacrifier, jusqu’à mourir. La femme désirante n’est toujours pas autonome et semble donner raison à Paulhan qui assurait que les femmes sont portées à l’asservissement car l’amour ne rend pas libre.
La production littéraire féminine qui suivra Histoire d’O s’attachera à s’éloigner de ce schéma de femme objet et même du sentiment amoureux qui fait souffrir, dans un contexte social très revendicatif. Mais ce sont plus des textes sur l’éros féminin que des textes érotiques. La condition féminine est une manne pour les éditeurs. Les écrivaines explorent le sexe et veulent briser les codes sexués, surtout celui de la soumission.
Un chapitre est consacré aux femmes et la pornographie. A partir des années 70 le cinéma pornographique fait recette, en gros plan ‘le sale petit secret’ est exhibé (D.H.Lawrence) pour le plaisir des hommes. L’auteure de l’essai explique la division des féministes à ce sujet. Intéressant point de vue de Luce Irigaray qui reconnait une utilité cathartique au cinéma pornographique mais conteste sa suprématie masculine. Celle-ci pense qu’un travail sur le langage est indispensable pour déconstruire les stéréotypes. Un parler femme doit exister, il suffit de l’inventer.
Alexandra Destais passe en revue d’autres voix féminines qui explorent le sexe et laissent leurs empreintes dans l’éros féminin, dont l’éditrice et écrivaine Régine Déforge qui essuie les plâtres de l’avènement de la littérature érotique féminine et refuse le distingo érotisme/porno, Marguerite Duras dont son oeuvre se nourrit de désir érotique, Catherine Millet qui s’adonne au culte phallique et donne spectacle de ses jouissances, Virginie Despente qui inverse les pouvoirs, Ovidie et son engagement ciné pornographique résolument féminin qui fait la part belle aux plans larges, à la véracité des situations et qui part en croisade contre l’archétype fellation/pénétration/sodomie/éjaculation faciale, tout en déplorant le softcore du porno féminin, ou encore Lucia Extebarria avec sa vision ennoblie de la rencontre érotique, largement analysée par Destais, qui s’intéresse aussi au fil des pages à bien d’autres auteures non citées ici. Elle évoque notamment en fin d’ouvrage 50 nuances de gris et assimile ce texte (un peu plus épicé) à ceux de Barbara Cartland ou des collections d’Harlequin, présenté comme une porte d’entrée raisonnable sur des plaisirs interdits à la portée des ménagères frustrées sexuellement. Difficile de prendre au sérieux une telle scène finale ponctuée de 6 coups de ceinture sur le popotincommente Destais à propos de l’épilogue. Néanmoins, si elle regrette l’absence de style et de valeur littéraire de ce roman, elle lui concède un certain charme narratif de la découverte juvénile de la sexualité à mi-chemin du comique et de l’érotisme.
De cette ‘analyse de la carte de l’éros féminin littéraire faite par l’essayiste, je retiens surtout que toutes les femmes citées qui la dessinent sont dotées d’une puissante capacité de réflexion sur leur époque et sur leur moi profond, et d’une volonté farouche d’en nourrir leur oeuvre. Est-ce le cas ces dernières années ? Rien n’est moins sûr, les livres actuels sont la plupart du temps présentés par les auteures comme des textes n’ayant d’autre but que de divertir, "sans prise de tête"…
L’auteure termine son ouvrage par un chapitre titré Réenchanter la sexualité. Je reste réservée sur l’emploi ici du mot sexualité. L’érotisme n’est justement pas la sexualité comme le plaide d’ailleurs A.Destais, c’est donc curieux de n’avoir pas écrit Réenchanter l’érotisme, ou de ne pas préciser Réenchanter la sexualité par l’érotisme. Cette partie du livre ouvre la discussion puisque l’auteure défend une idéologie du bonheur érotique que je trouve réductrice. Parce que selon moi, l’érotisme est un domaine tellement privé, intime, que l’on ne peut prétendre vouloir l’embrigader dans une idéologie. D’autre part, A.Destais ne démord pas du fait que la femme est incapable d’éprouver du plaisir sans lien amoureux, ou tout au moins qu’elle ne peut pas y trouver de l’apaisement et de la joie. Le corps ne pourrait jamais jouir de ses seules pulsions. A tel point que dans ses dernières phrases, elle écrit : [...L'amour est un moment de grâce et le désir, une ode à la vie qui n'a rien à voir avec l'appétit brutal et la dépendance sexuelle..] De l’érotisme, sujet de l’essai, Destais conclut donc sur l’amour. On est alors là dans une définition "vieillie" de l’érotisme telle qu’elle est donnée à partir du site du CRISCO/CNRTL (Centre universitaire de Caen) :
A.− Vieilli. Impulsion à aimer, tendance vive à l’amour. L’énergie amoureuse : « vulgo » érotisme (Flaub., Bouvard,t. 2, 1880.
A.Destais affirme aussi que les libertins s’éloignent de cette vérité de chair. Désirer à droite et à gauche, et ensemble… ne peut qu’appauvrir. Sans doute les libertins nieront-ils cette assertion…Et, si elle se penche sur les écrits des jeunes auteures qui publient actuellement , elle pourra constater que leurs livres bien souvent célèbrent de joyeuses permissivités, voire de farouches revendications comme dans le livre de Delphine Solère "le goût du désamour". Que pensent, en 2014, les écrivaines de l’érotisme ? La question reste posée. Enfin, cette vision de l’érotisme exclusivement amoureux rejette des millions de personnes isolées qui ne vivent pas ces liens d’amour mais qui ont droit au désir et au plaisir. J’ai interrogé l’essayiste à l’issue du débat de présentation de son livre, vous trouverez le lien de la mise en ligne en fin de chronique.
Revenons au réenchantement. Le concept de réenchantement de la sexualité de Destais s’inspire largement de celui de Michel Onfray. C’est l’art de désirer et de jouir en pleine conscience dans un espace libéré des contraintes du quotidien, mais en travaillant sur soi pour s’inventer son sexe à soi dans l’altérité, la joie, la lumière et la vie. Donc l’éros noir est proscrit, notre part d’ombre priée de se civiliser. D’ailleurs Onfray déteste Bataille, Sade, Breillat.
L’idée est très belle, certes, mais n’est-ce-pas aussi regrettable de ne pas savoir, ou vouloir, accepter de ne pas tout maîtriser ? Si l’auteure approuve l’éros solaire d’Onfray, elle désapprouve sa posture libertaire et libertine pour défendre la fidélité dans le lien amoureux et érotique et s’en explique dans la rencontre que j’ai animée à Caen, et dont vous trouverez ici les enregistrements audio.
Cependant la conclusion d’A.Destais ne manque pas d’intérêt, je souscris largement à l’éloge du trouble, la puissance de l’attente, l’effet du secret. L’érotisme parle avant tout de désir. Le désir sacralise tout sur son passage. On est bien d’accord.
Anne Bert
→ A.Destais répond à mes questions sur sa vision amoureuse de l’érotisme.
Alexandra Destais, est Déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité pour le département du Calvados, mais c’est avant tout une universitaire qui après avoir rédigé une thèse de doctorat sur L’émergence de la littérature érographique en France entre 1954 et 1975, poursuit ses recherches dans le domaine de la littérature féminine, amoureuse et érotique. Elle donne également des cours à ‘Université populaire de Caen. Vous trouverez sur son site des conférences et des articles sur le thème du désir des femmes en littérature.
→ A.Destais chez Taddei sur Europe 1
Eros au féminin - Alexandra Destais - Editions Klincksieck - 250 pages - 25 €
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