Face à face avec ces animaux qu'on dit sauvage

Parmi toutes ces magnifiques photos, celles qui ont directement capté le regard des animaux sont sans doute les plus belles, mieux, les plus émouvantes tant dans ces yeux qui nous fixent se lisent la surprise, la bonté, la crainte, la férocité contenue, la patience, l’acuité face à la proie possible, la vérité de l’espèce en somme, sans détour, sans fausseté, sans naïveté non plus. De près, dans ce face à face éphémère, c’est la nature animale même qui se dévoile, la présence d’une conscience qui s’ignore peut-être mais qui ressent, pressent, calcule, souffre, affectionne, respecte, se compare, évalue. Pupilles rouges, grises, fauves, rondes, en amande, cerclées de noir, bordées de feu, humides, rieuses, elles s’ouvrent sur l’intimité de la bête, révèlent,  justifient, innocentent ou trahissent un silence intérieur que ni les cris, ni les appels, ni les sifflements, ni les hurlements et grognements, ni aucun des autres signes sonores que chaque race émet ne peuvent expliquer. Ces faces animales sont muettes. Elles nous parlent, toutefois. Ce qui s’entend, c’est une sorte d’humanité qui ne peut dire son nom, un maillon vers une manière d’aséité, une interrogation que relaient des liens invisibles avec cet homme étranger qui soudain s’impose, traque, découvre ces autres faciès, couverts de poils, d’écailles, de plumes, de duvet, crochus, pointus, allongés, armés de dents. Pas de dialogue possible, et pourtant une demande de compréhension de part et d’autre. Un aller plus loin que chacun admet comme impossible. Ces photos frontales prises à quelques mètres, moins souvent, montrent combien les notions de distance et de proximité avec les animaux sont difficiles à établir. Que voient-ils ? Comment interpréter cet appel, ce refus, cette mise en garde, cette attente, simplement cette présence que leurs yeux transmettent ? A travers son objectif, le photographe a cadré l’essentiel de ce mystère des animaux. Il ne juge pas, il n’exagère rien, il ne réduit rien. Il témoigne de ce qu’il voit. Le sauvage a quelque chose de beau quand rien ne le pervertit. Le danger, certes, est là. Mais faut-il y penser devant ce spectacle d’autant plus envoûtant qu’il est éphémère. 


Rien de plus saisissant et complet que la photo pour montrer l’audace et l’énergie des bêtes, leurs astuces pour garantir le vie, leur naturel devant la mort. Pas d’arrière pensée, tout est vécu dans l’instant. Pas d’action faite à moitié, sinon le chasseur perd tout avantage. L’ours qui jauge le poisson avant de bondir, le tigre qui avance sans bruit, le crocodile qui guette, l’iguane marin qui patiente, le gorille qui aime, la girafe qui s’interroge, le grand duc qui ailes déployées fond sur sa proie, autant d’instants d’intimité découverte et de fugitives preuves de cette intelligence totalement accordée au corps qui expriment un besoin immuable, inscrit, transmis, celui de la vie et de sa nécessité première, la survie. Pour des lions et des lionnes que la dépouille d’une antilope rassemble, rien d’autre ne compte que manger pour subsister. Pas de plaisir en soi, sinon celui d’obéir à l’instinct qui doit assurer l’existence. Le sang chaud qui tache les langues, les pattes, les babines est le signe qui marque le terme d’une lutte, non son déclenchement ou sa cause. Même le lycaon qui paraît si cruel et assoiffé, pense-t-on à tort, de barbarie gratuite, ne chasse pas autrement.


Les photos d’animaux abondent et circulent partout. Certaines images sont familières, communes. On passe plus vite. Mais la plupart des vues que cet ouvrage offre à la curiosité renouvellent les idées que l’on peut avoir sur nos compagnons dits inférieurs. Kyriakos Kaziras sait comment il faut approcher et observer sa « majesté fourrée », comme disait notre fabuliste. Des heures aux aguets pour une fraction de seconde enregistrée par l’appareil. Toutes ses expéditions, partout dans le monde, sont préparées avec soin et en même temps ouvertes sur l’imprévu qui ne manque pas d’arriver. Autant de courtes histoires partagées entre l’homme et la bête que ces pages illustrent de façon lumineuse. Il a commencé la photo avec l’appareil de son grand-père. Il a voyagé. Les voyages ont ouvert des pistes neuves. Chacune le mène à des rencontres avec les bêtes, ses amies. Toute rencontre se charge d’émotions. Le titre ne le dit pas assez. Mis au pluriel, il en dirait encore plus l’intensité.


Dominique Vergnon


Kyriakos Kaziras, Animal Emotion, 200 images couleur, 28x32 cm, Vilo, novembre 2012, 240 pages, 38 euros.

 

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