Les variétés chromatiques de l'existence, note sur Les Jeunes Constellations de Rayas Richa

























Les Jeunes Constellations, c'est le récit d'un voyage en direction de Constantinople, à travers une Europe ravagée par les croisades. On y suit les aventures d'un jeune homme – héros sensible, candide, impatient et sauvage – et de son précepteur Pelleas. Des abords d'Ulm à Venise  : toute la brutalité et toute la beauté du monde.


C'est un conte ("Par trois fois tu aimeras, et par trois fois, tu perdras l'être aimé..."), un livre d'aventure, une quête, un roman d'apprentissage, un exorcisme aussi pour conjurer le malheur, qui dit ensemble la misère et l'amour de la vie. Un livre – et c'est sa grâce – qui échappe à toutes les pesanteurs, à tous les enlisements, ou plutôt qui les fait exploser et les retourne allègrement et sauvagement comme des fusées dans la nuit. Et ce n'est pas le moindre des pouvoirs de ces jeunes constellations, que d'allumer des feux où faire danser des images au cœur des plus ineptes bourbiers – et de tirer ainsi le lecteur abruti de tous ses assoupissements.


"L'enfer fermentait déjà dans l'auberge des croisés. En poussant la porte, je pénétrais dans des relents mêlés de transpiration, de gangrènes, de viande et de crottin. L'urée de toute l'Europe y avait rendez-vous. Dans la salle, les voyageurs buvaient, bouffaient, branlaient, bâfraient, beuglaient... Une dizaine de lanternes à huile accrochées à la charpente répandaient plus d'ombre que de lumière. Le plafond était bas. Les ivrognes se cognant aux lampes faisaient vaciller des lueurs qui éclairaient alternativement des pans de la salle. A droite, entre les oscillations, j'ai vu  : une bagarre/noir/chairs/noir/couenne tuméfiée/noir/un couteau. Depuis un coin aveugle, des chansons de croisés se mêlaient aux couinements d'un porc qu'on égorgeait près de l'âtre."


Nous voilà pris en flagrant délit de veulerie et sauvés en même temps par une main secourable. Saisis à chaque page – à chaque étape de ce voyage – par les étonnantes et grisantes «  variétés chromatiques  » du monde et de l'existence, et réveillés sans ménagement – à coups de décalages, de dérapages, de collusions, d'explosions, de court-circuits et de télescopages (narratifs, sensitifs, syntaxiques, logiques, sémantiques) – des léthargies coupables où trop souvent nous végétons.


"On marchait en silence pour préserver nos forces.

En silence aussi, le ciel abandonnait lentement le bleu. Un gris d'abord paisible se chargea de traînées noires. Le vent devint plus crémeux, difficile à inhaler. La pluie ne tarderait plus. La forêt excitée par sa promesse se mit à frotter ses branches en imitant le bruit de l'eau. On eût dit que les arbres criaient son nom, l'appelaient en piétinant comme des gamins capricieux.

Puis l'étroit chemin disparut. Il s'était dissous dans la forêt. La marche devint plus difficile. Il fallait écarter des branches, se dépêtrer des lierres, se débarrasser des toiles d'araignées. Une effervescence de vert et cette pluie qui ne venait pas. Des fleurs capiteuses crevaient avec des parfums de vieilles lubriques. Un hibou cria «  HOU HOU HOU  »  ; où étions-nous au juste  ?"


On en sort les méninges décrassées et lavées à l'eau claire, le cœur et le sang neufs, heureux d'avoir été remué et secoué, ressuscité en somme par les vertus de cette prose ludique et tonique et toujours inattendue. On songe tantôt et pêle-mêle à Tieck, à Diderot, à Sterne, à Schmidt, à Queneau, avec lesquels Richa clin-d'oeille joyeusement. Aisance, fraîcheur et liberté dans le jeu.


"Chacun savait qu'il faudrait tantôt arrêter l'attelage. Les mains inquiètes se crispaient au bois de la charrette.

«  Là  !» bougonna le cocher, de plus en plus nerveux, en désignant un dépotoir-clairière.

Nous autres, des visages pires que des plants qu'on déracine  : «  là  ?!?  »

«  Oui, là  ! On ne peut pas aller plus loin  ». Et le cocher détachait déjà les chevaux tandis que les vieux égrenaient leurs plaintes  :

«  Cépaskonadi-S'pasrapacomsa-Savékijchui...  »"


C'est érudit, vif, cocasse, sensuel, déconcertant, péremptoire. On est touché surtout par la singulière sensibilité de l'auteur, que l'âpreté de l'existence n'a semble-t-il ni émoussée ni pervertie. « Comment vivre parmi les hommes  ? » : la difficile et merveilleuse question ouvre le livre et voyage avec lui  ; qu'elle voyage ainsi longtemps.


Corinne Patraque


Les Jeunes Constellations, Rayas Richa

L'Arbre vengeur, février 2016

1 commentaire

gal

Très bel article ! Il donne envie d'aller voir ce livre original !