Pierre Martel : La dernière pomme du tiroir

Voici l'un des quelques savoureux récits à large spectre – ils le sont tous ! – restés inédits que leur auteur, Pierre Martel, alias Le moine de Lure, me confia au cours de l'une des dernières visites que je lui fis à La Bonnechère juste avant qu'il ne tombe hélas malade et, avec sa famille, ne déménage alors à Oraison.
Chez lui, le récit ou le conte ne se départit jamais d'une certaine philosophie, pas n'importe laquelle puisque, en tout cas en rien intello, pas du genre de celles, nombreuses et à la mode, qui font seulement faire d'extravagants numéros de trapèze volant ou de palpitants sauts à l'élastique aux neurones. Bien au contraire ancrée, celle-là, en la saveur des choses, la profondeur des êtres, le sens et la gravité des valeurs humaines essentielles comme la responsabilité et l'engagement, par exemple ; prenant ainsi au moins valeur d'enseignement, sinon souvent de sagesse, l'un et l'autre tout naturellement hérités d'un bon sens paysan systémique inscrit en son ADN.
À l'heure où – pourtant bluffante, certes, mais en vérité carrément diabolique en parfait funeste miroir aux alouettes – l'intelligence artificielle est en passe de nous damer le pion en bien des domaines, être et accepter de rester tout simplement des hommes nous serait-il donc, par là, d'ores et déjà devenu si difficile ? Difficile de se vaincre, il est vrai, quand on est faible...
Face à quoi, alliance substantielle enthousiaste, lire ou relire Pierre Martel ne peut que nous être, en ce contexte, une forte piqûre de rappel à soi, au meilleur de nous-même et du monde !

André Lombard

Karine-Larissa Basset, Pierre Martel et le mouvement Alpes de Lumière, Éditions de l'Aube, juin 2009, 255p.-, 22 €

                                                LA DERNIÈRE POMME DU TIROIR 

   Le pain frais, quand on l'a à volonté, est bien moins bon que le quignon rassis des jours de faim. Les pommes plissées qu'on mange à Pâques, longtemps réservées dans un placard, ont tout leur goût de pommes, qu'elles n'avaient pas à l'automne, lorsqu'on en avait tant qu'on en perdait l'envie. Cent pommes à la saint-Luc valent moins, pour l'ermite ou le paysan, qu'une pomme à la saint-Marc. L'homme moderne, avec ses frigos, est en passe de s'interdire jusqu'à cette saveur des fruits ratatinés.
   Pour celui qui n'a rien d'autre, ou en tout cas pas grand chose d'autre, le quignon de pain rassis, les raclures de l'os du jambon, la dernière poignée de noix, sont valeur transcendantale, richesse bien plus grande que, pour le businessman, dix camions de fruits sortants de ses entrepôts frigorifiques.
  Les choses matérielles ont valeur d'après les besoins des hommes qui les manipulent, et jamais d'après le profit qu'ils en retirent. Les choses les plus insignifiantes, quand on n'a plus qu'elles, sont promues à la dignité de trésors. Elles prennent toute leur substance et une signification accrue au fur et à mesure que tout le reste s'en va.
   Le dernier arbre des Frâches, que l'on n'a pas coupé, l'oiseau que les chasseurs n'ont pas tué. L'ami que la calomnie n'a pas trouvé disponible. Sur eux repose, en s'ajoutant à la leur, toute la substance de l'espérance.
 

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